À la faveur de la redéfinition des critères d’éligibilité en 2014, les centres historiques des villes petites et moyennes – soit les unités urbaines centrées sur des communes-centres de 20 000 à 100 000 habitants [1] – ont fait une entrée massive dans la géographie prioritaire de la politique de la ville à l’échelle nationale. En effet, alors que les centres-villes métropolitains ont bénéficié depuis les années 1980 de politiques et de dynamiques de revitalisation et de « retour en ville » (Tissot 2012), nombre de ces quartiers centraux ont connu des tendances négatives : déshérence commerciale, dépopulation, et paupérisation des habitants. En dépit de ces mutations, les centres constituent encore l’objet principal de la représentation sociale de la ville dans sa globalité (Marchand 2005), en raison de la présence de fonctions de centralités matérielles (commerciales, administratives, scolaires, etc.) et symboliques (tissu urbain historique, patrimoine) qui en font des points de convergence des flux depuis l’ensemble du bassin de vie.
C’est dans ce contexte singulier, à la fois labile et fragile, que la politique de la ville se déploie désormais. Quels sont alors les modalités et les écueils du transfert d’une politique essentiellement pensée pour les quartiers périphériques de grands ensembles (Fol 2013), symboles de la pauvreté urbaine, aux quartiers centraux des agglomérations ? Quelles sont les convergences ou, au contraire, les différences, voire les conflits, avec les autres politiques menées à destination des centres-villes, qui sont souvent orientées vers la revitalisation résidentielle et commerciale ? Cet article propose de mettre en évidence les impensés et les paradoxes attachés à ce redéploiement, à partir de l’étude du cas de Châtellerault (Vienne), dont le centre est entré dans la géographie prioritaire en 2014, après avoir connu une paupérisation lente mais continue [2].
L’entrée récente et massive des centres-villes dans la géographie prioritaire
La réforme de la géographie prioritaire de la politique de la ville de 2014 a entraîné un resserrement de son périmètre d’action, en raison d’une nouvelle méthode d’identification des quartiers fondée sur le critère de concentration de populations pauvres [3]. Afin de documenter cette évolution, nous avons recensé les communes dont plus de 50 % des immeubles protégés au titre des monuments historiques construits avant le XIXe siècle sont inclus dans un ou plusieurs quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) dans un rayon de 100 mètres autour de ceux-ci (figure 1). Ce choix permet d’éliminer les quartiers des XIXe et XXe siècles aux morphologies urbaines et aux caractéristiques fonctionnelles différentes.
Les 76 centres historiques en QPV ainsi délimités sont essentiellement concentrés dans le pourtour méditerranéen et dans les vallées élargies du Rhône et de la Garonne ; lorsqu’ils concernent d’autres régions, il s’agit surtout de villes de tradition industrielle. Avant 2014, la moitié d’entre eux n’avaient jamais été concernés par la politique de la ville. Ces quartiers se distinguent du reste de leur agglomération par un parc résidentiel souvent dégradé et obsolète au regard des standards de confort ; par un fort taux de vacance résidentielle ; par des prix de l’immobilier sensiblement plus bas que ceux pratiqués en périphérie.
De plus, les aires urbaines des villes concernées connaissent une ségrégation socio-spatiale croissante. En effet, contrairement aux dynamiques observées dans la plupart des espaces métropolitains, la grande majorité des ménages dont la situation professionnelle et familiale est stable préfèrent choisir l’accession à la propriété dans les périphéries ou les couronnes périurbaines ; à l’inverse, les centres continuent à offrir un stock important de logements locatifs privés et de petits logements, plus accessibles aux foyers pauvres en raison de leur dépréciation. Ainsi, nombre de ces secteurs centraux sont aujourd’hui devenus, de fait, des quartiers d’habitat social. Châtellerault offre une illustration frappante de ces contrastes.
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Source : Mikaël Dupuy Le Bourdellès, avril 2017.
Châtellerault, une ville moyenne fragile et ségréguée
Sous-préfecture de la Vienne, Châtellerault (31 000 habitants au centre d’une aire urbaine de 70 000 habitants) constitue le cœur d’un bassin industriel durement frappé par les conséquences des crises de 2008 et de 2011. L’aire urbaine a connu d’importants mouvements démographiques internes ; la perte de près de 10 % de la population de la commune-centre entre 1990 et 2014 a été compensée par une périurbanisation croissante. Dans le même temps, la différenciation socio-spatiale entre le centre et les périphéries s’est fortement accentuée : la ville-centre et particulièrement le centre-ville présentent des indicateurs sociaux et économiques nettement moins favorables que ceux de l’aire urbaine (figure 2).
Source : INSEE, recensement 2013 et fichier localisé social et fiscal 2012.
Pour autant, le centre-ville reste le quartier qui compte le plus de catégories socioprofessionnelles dites supérieures au sein de l’aire urbaine, ce qui en fait un espace singulier en matière de mixité sociale et d’inscription microspatiale des inégalités. Il joue également un rôle déterminant dans le marché immobilier châtelleraudais, notamment dans l’accueil des jeunes adultes et des personnes en situation de rupture professionnelle ou familiale. L’étape résidentielle y est courte : en 2014, 62 % des ménages y avaient emménagé il y a moins de quatre ans, contre 25 % dans l’aire urbaine (INSEE). Cette instabilité des populations rend difficile la mise en œuvre d’actions sociales à moyen terme, ce qui constitue l’un des facteurs explicatifs de la modestie des effets du classement du centre en QPV.
La difficile affirmation de la politique de la ville face aux singularités du centre et aux dispositifs de droit commun
Châtellerault a l’expérience de la politique de la ville : le quartier d’habitat social d’Ozon (figure 3) a été concerné par la quasi-totalité des dispositifs mis en place depuis 1984. Cependant, les différences de composition sociale et de typologie d’habitat entre ce grand ensemble des années 1960 et le centre-ville ne permettent pas la reproduction à l’identique de ces dispositifs. D’emblée, les acteurs locaux se sont montrés perplexes face à ce nouveau classement : aucune mesure spécifique n’y est associée, hormis le renforcement des dispositifs d’accompagnement social préexistants.
Source : Mikaël Dupuy Le Bourdellès, avril 2017.
La faible appropriation par les acteurs locaux de la politique de la ville s’explique aussi par l’importance des dispositifs de droit commun dans le centre historique. Ceux-ci ont été déployés par la municipalité depuis une vingtaine d’années, dans le cadre d’une stratégie de revitalisation et d’attractivité résidentielle fondée sur différentes initiatives : le maintien d’une offre commerciale diversifiée, l’amélioration des espaces publics, le développement de lieux culturels, la mise en valeur du patrimoine, et la montée en gamme du parc de logements – notamment par le biais d’une opération programmée d’amélioration de l’habitat de renouvellement urbain (OPAH‑RU) lancée en 2012. Or l’entrée du quartier dans la géographie prioritaire a fait craindre à la municipalité un parasitage de ces efforts, en raison de la mauvaise image dont cette qualification administrative serait porteuse. Ainsi, la mairie s’est opposée à l’entrée de l’école du centre-ville dans un réseau d’éducation prioritaire (REP), malgré des indicateurs socio-éducatifs particulièrement défavorables : « l’idée, c’est de garder l’attractivité de cette école […], pas de faire peur aux nouvelles familles qui s’installent sur Châtellerault » (élu, ville de Châtellerault). Cette anticipation d’éventuelles stratégies d’évitement scolaire témoigne des attentes de la municipalité à l’égard de l’appartenance sociale des habitants qu’elle cherche à attirer dans le centre.
Enfin, le classement en QPV entraîne une subordination aux directives nationales liées à ce statut. Ainsi, en 2015, le ministère du Logement, de l’Égalité des territoires et de la Ruralité prescrit que « pour ne pas contrevenir à l’objectif de mixité sociale, il est impératif de les [les QPV] exclure des objectifs de développement de l’offre de logements sociaux », car « il s’agit généralement de quartiers à forte proportion d’habitat social ». Dans le centre de Châtellerault, cette orientation nationale se révèle doublement inadaptée. D’une part, la proportion de logements sociaux y est moitié moins importante que la moyenne communale ; d’autre part, la proportion des catégories socioprofessionnelles supérieures y est la plus forte. Faute de prendre en compte le logement social de fait, la politique de la ville conduit ici de manière paradoxale à maintenir la précarité de l’implantation des ménages pauvres au sein du parc locatif privé, sans résoudre les problématiques de mal-logement.
Les paradoxes de l’action publique et l’ancrage menacé des résidents pauvres du centre historique
En conséquence, l’action publique déployée en centre-ville, qui tend à la mise en œuvre d’une politique sélective de peuplement, entre en contradiction partielle avec les objectifs nationaux de la politique de la ville.
L’idée, voilà, ce n’est pas de renouveler l’usage du centre-ville avec le reste de la population précaire de la ville. C’est vraiment aussi d’arriver à attirer d’autres populations pour arriver à inverser les indicateurs et finalement à sortir [de la politique de la ville] (technicien, ville de Châtellerault).
Cette contradiction conduit à menacer l’ancrage résidentiel des foyers pauvres dans le centre. Ainsi, entre 2004 et 2014, les créations de logements sociaux n’ont concerné aucun logement de type PLAI (prêt locatif aidé d’intégration, dit « très social »), une catégorie accessible uniquement aux ménages sous le seuil de pauvreté. De même, l’OPAH‑RU avait pour objectif de conventionner 125 logements privés, dont seulement 8 % étaient destinés aux loyers « très sociaux », alors que le taux de pauvreté du quartier atteignait 36 % en 2013. De manière générale, les logements réhabilités dans le cadre de cette opération ont vu leurs loyers augmenter et sont devenus dans une large mesure inabordables pour les ménages les plus pauvres.
La municipalité a également favorisé l’achat d’un îlot entier par une société spécialisée dans la défiscalisation immobilière. L’un des plus dégradés du centre, cet îlot fait aujourd’hui l’objet d’une réhabilitation lourde, subventionnée pour un tiers dans le cadre de l’OPAH‑RU et défiscalisée au titre de la niche Malraux [4]. Il s’agit de remodeler en profondeur le tissu urbain afin de l’adapter à la demande et de permettre sa revalorisation foncière et immobilière in fine. La réévaluation des loyers consécutive à l’opération ne permettra pas aux ménages pauvres de pouvoir s’y loger à nouveau : la plupart des habitants ont déjà été relogés dans le parc social. Or, les logements sociaux disponibles se trouvant à 95 % dans des QPV situés en dehors du centre, on peut craindre une forme de « re‑concentration » des populations pauvres, similaire à celle qui a été observée dans le cadre du Programme national de rénovation urbaine (Lelévrier 2010).
Réhabiliter les centres-villes paupérisés : un impensé politique
À Châtellerault, le classement du centre dans la géographie prioritaire n’a eu finalement que très peu d’influence sur l’action publique que la municipalité y mène depuis 20 ans. Le sort des populations pauvres en matière d’accession au logement illustre la difficile cohabitation entre une stratégie de revitalisation classique et la politique de la ville. Alors que la première vise à déconcentrer les ménages pauvres en limitant leur ancrage dans le cadre d’une politique sélective de peuplement, l’application de la seconde est précisément limitée par une trop grande mobilité des populations résidentes.
Face à la crise des centres, la revalorisation sociale de la fonction résidentielle constitue souvent l’un des objectifs de l’action publique (Lévy 1990). Par leur charge symbolique et historique, les centres-villes constituent, en effet, un espace privilégié de déploiement de stratégies d’« attractivité résidentielle », qui entrent souvent en tension avec d’autres mesures à caractère social. De manière plus générale, le cas de Châtellerault met en évidence l’enjeu que constitue l’adaptation, voire la territorialisation, des politiques nationales à des contextes non métropolitains, ainsi que la nécessité de reconnaître l’importance des différences d’échelle et de contexte dans leur application.
Bibliographie
- Demazière, C. 2017. « Le traitement des petites et moyennes villes par les études urbaines », Espaces et Sociétés, n° 168‑169, p. 17‑32.
- Doré, Gwénaël. 2010. « Villes petites et moyennes et pays. Quelles articulations ? », communication présentée au colloque « Villes petites et moyennes, un regard renouvelé » à Tours, 9‑10 décembre.
- Fol, S. 2013. « La politique de la ville, un outil pour lutter contre la ségrégation ? », L’Information géographique, n° 77, p. 6‑28.
- Lelévrier, C. 2010. « La mixité dans la rénovation urbaine : dispersion ou re‑concentration ? », Espaces et Sociétés, n° 140‑141, p. 59‑74.
- Lévy, J.-P. (dir.) 1990. La Réhabilitation des quartiers anciens et de l’habitat existant, Toulouse : Presses universitaires du Mirail, coll. « Villes et territoires ».
- Marchand, D. 2005. « Le centre-ville est-il le noyau central de la représentation sociale de la ville ? », Les Cahiers internationaux de psychologie sociale, n° 66, p. 55‑64.
- Tissot, S. 2012. « Les centres-villes : modèles, luttes et pratiques », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 195, p. 4‑11.