Parmi les thèmes qui ont fait l’objet de débat à l’occasion de la campagne présidentielle figure en bonne place le contrôle des loyers. Paradoxalement, la controverse s’est développée alors que l’évolution des loyers n’a jamais été aussi modérée depuis au moins trente ans (graphique 1). Il est vrai, cependant, qu’au cours des vingt dernières années leur augmentation moyenne a été plus rapide que l’inflation et que le poids de la charge de logement dans les budgets des locataires les plus modestes a crû de façon continue. De plus, le niveau des loyers parisiens, deux à trois fois plus élevés que ceux de la province, fait l’objet d’une attention particulière de la part des médias. Contre les tenants d’un contrôle accru, qui tirent argument de l’existence de loyers exorbitants en se focalisant sur la situation parisienne, les partisans des loyers libres arguent qu’un blocage aurait pour conséquence la raréfaction et la dégradation de la qualité de l’offre locative.
Posé en ces termes, le débat est quelque peu caricatural. Rares sont, en effet, les pays où le marché locatif est totalement libre, rares également ceux où un blocage pur et simple est en vigueur. Pour l’éclairer, il convient de définir ce que l’on entend par contrôle des loyers avant d’essayer d’en mesurer les conséquences sur le fonctionnement du marché. La régulation des marchés locatifs passe en tout état de cause par le développement d’une offre équilibrée, c’est-à-dire adaptée à l’éventail des ressources des locataires potentiels.
Le contrôle des loyers : de quoi parle-t-on [1] ?
La forme extrême de contrôle consiste en un gel des loyers, avec le cas échéant des ajustements intermittents à la hausse compensant partiellement l’inflation. Ce mode de contrôle « de première génération » était la norme en Europe durant l’entre-deux guerres et pendant la Seconde Guerre mondiale, et s’est prolongé, dans certains pays ou collectivités, jusqu’aux années 1980. En Amérique du Nord, il est apparu pendant la Seconde Guerre mondiale ; il a ensuite été abandonné vers 1950, sauf à New York.
La période suivant immédiatement la crise énergétique de 1973 a été caractérisée par une forte inflation. Dans les juridictions qui avaient conservé le contrôle des loyers de première génération, l’écart s’est alors creusé entre les loyers autorisés et les loyers d’équilibre du marché. Aux États-Unis et au Canada, de nombreuses collectivités ont réintroduit un contrôle des loyers, mais sous une forme plus souple. Au-delà de modalités parfois significativement différentes, ces dispositifs autorisaient généralement une augmentation annuelle fixée par un taux légal, sans exclure la possibilité d’augmentations supplémentaires prenant en compte la hausse des coûts et la rentabilité locative. On parlait alors de régulation plutôt que de contrôle des loyers. Dans les années 1970 et 1980 de nombreux pays européens ont substitué ces dispositifs de seconde génération aux anciens modes de contrôle. En France, le contrôle avait été partiellement levé par la loi de 1948 qui n’encadrait que les logements construits antérieurement.
Depuis lors, le contrôle des loyers est devenu un enjeu politique moins prégnant. Certains pays ou collectivités ont conservé leurs programmes de contrôle des loyers mais, en raison de taux d’inflation réduits, les loyers ne se sont guère écartés du niveau d’équilibre du marché. Dans la plupart des villes américaines, par exemple, le champ d’application du contrôle s’est réduit en vertu de dispositions diverses de déréglementation permettant à un nombre croissant de logements d’y échapper ; dans de nombreux cas le contrôle des loyers a été entièrement aboli, dans d’autres il a évolué. Aujourd’hui, il se limite le plus souvent à l’encadrement de l’évolution du loyer en cours de bail, voire lors de son renouvellement, la fixation du loyer étant généralement libre lors de la relocation.
Des différences importantes subsistent néanmoins entre les réglementations nationales en Europe, eu égard notamment à l’encadrement des loyers en cas de location à un nouveau locataire (« relocation ») ou de renouvellement du bail du locataire en place. En Angleterre, comme en France depuis 1997, les loyers de relocation sont libres, mais à la différence de la France, ils le sont aussi lors du renouvellement de bail dont la durée est le plus souvent de six mois. Au Danemark, il n’existe pas moins de cinq régimes différents selon la date de construction des logements, les plus contraignants s’appliquant aux plus anciens. Aux Pays-Bas, où le locatif privé ne représente plus que 8 % du parc, les loyers sont plafonnés. En Suède, ils sont déterminés localement par négociation entre représentants des bailleurs et des locataires, les loyers du parc social servant de repère.
Les effets du contrôle
On le voit, les formes de contrôle des loyers varient dans le temps et dans l’espace. C’est pourquoi, en la matière, les jugements généraux manquent de pertinence ; ils procèdent d’ailleurs plus souvent de positions idéologiques que d’analyses solidement étayées. On possède, cependant, une certitude : le blocage des loyers ou une évolution trop strictement encadrée conduisent inexorablement à une raréfaction de l’offre locative, freinent la mobilité résidentielle et peuvent entraîner l’apparition de pratiques occultes (dessous de table). La France en a fait l’expérience : c’est la pénurie de logements locatifs et leur mauvaise qualité, dont Bertrand de Jouvenel (1948) a donné une description saisissante, résultant de plus de trente années de blocage, qui a motivé la loi de 1948. C’est également ce qui a incité de nombreuses villes américaines à assouplir ou à abolir les dispositifs de contrôle.
Un contrôle trop strict peut également favoriser le développement de marchés parallèles (shadow markets). C’est ce qui se produit lorsque le contrôle ne porte que sur une partie du parc : dans le marché encadré, les locataires sont incités à conserver leur logement et l’offre se tarit ; les nouveaux locataires n’ont alors d’autre choix que de se loger dans le parc « libre » qui, du fait de la forte demande, voit ses loyers augmenter. En conséquence, l’écart se creuse entre les loyers du premier et du second.
Sur ces différents points, les résultats des études – la plupart américaines – convergent, qu’il s’agisse de recherches théoriques ou de travaux empiriques prenant appui sur des expériences réelles (Jenkins 2009).
Toutefois, nous l’avons vu, rares sont les dispositifs de contrôle actuellement en vigueur qui s’apparentent à un blocage. Le système allemand, fondé sur les références, ne semble pas générer d’effets indésirables. En Allemagne, « la liberté est la règle, mais le locataire peut se tourner vers le juge s’il estime que le loyer qu’il a accepté est usuraire, c’est-à-dire supérieur de plus de 20 % aux loyers pratiqués pour des logements équivalents » (Rougie et al.). Les augmentations de loyers sont encadrées, mais de façon assez lâche puisque l’augmentation peut aller jusqu’à 20 % sur trois ans.
Sauf à envisager l’invraisemblable, c’est-à-dire le basculement dans le droit commun du parc locatif social, la transposition en France du modèle allemand n’est possible que dans le secteur privé. Elle aurait pour effet de resserrer l’éventail des loyers au sein de ce segment du parc et, à court terme, de faire légèrement diminuer le loyer moyen. Une simulation réalisée par l’Observatoire des loyers de l’agglomération parisienne (OLAP) sur les loyers parisiens montre toutefois que cet effet serait infime : la limitation à 20 % du dépassement du loyer moyen aurait pour effet de faire diminuer de 3 % au maximum le loyer moyen.
Contrôler efficacement les loyers sans provoquer une diminution de l’offre : une gageure ?
La fixation du loyer de marché résulte de la confrontation de l’offre et de la demande. Lorsque la demande est forte et l’offre limitée, le loyer est élevé. C’est le cas à Paris : dans l’agglomération parisienne, les loyers décroissent lorsque l’on s’éloigne du centre, parce que Paris intra-muros est la localisation la plus recherchée.
Il est évidemment possible d’empêcher ou de limiter l’augmentation des loyers en contrariant le jeu du marché. Mais si les loyers peuvent être encadrés, les prix de vente ne peuvent pas l’être. Si l’augmentation des loyers ne suit pas celle des prix, la rentabilité locative baisse. Il est vrai que les propriétaires de longue date peuvent se contenter de revenus modestes parce qu’ils perdent de vue la référence au capital. Mais si le décrochage est trop important, il est quasiment certain que les bailleurs vont essayer de se « récupérer » en capital, c’est-à-dire de vendre pour encaisser une plus-value. Ce raisonnement, développé dans une étude par André Massot (1994), qui ajoutait que cette logique était déjà à l’œuvre en l’absence de toute contrainte sur les loyers, s’applique a fortiori dans un régime de loyers contrôlés. On pourra objecter que nous ne sommes plus en 1994 et que, depuis lors, beaucoup de choses ont changé. Il est vrai que le rendement des placements alternatifs (obligations et actions) a diminué, mais le rendement locatif a lui aussi considérablement baissé : de 1996 à 2011, les loyers ont augmenté de 39 % et les prix des logements anciens de 158 % [2]. Selon une étude de l’ÉDHEC (Grégoir et al. 2010), le rendement locatif moyen à Paris a diminué de moitié en quelques années : il n’était plus en 2004 que de 2,49 % contre 5,14 % en 1997, et il a encore baissé depuis.
La faiblesse des rendements locatifs a motivé le retrait des investisseurs institutionnels et rendu nécessaire la mise en place d’incitations fiscales en vue d’éviter la fonte du parc locatif privé. C’est là une différence essentielle avec l’Allemagne où les bailleurs peuvent tabler sur des rendements plus élevés et où les institutionnels, publics ou privés, détiennent une part importante du parc. L’Allemagne est, en effet, l’un des seuls pays développés à n’avoir pas connu d’augmentation des prix au cours de la période 1996-2008. Les raisons de cette singularité sont sans doute multiples, elles touchent probablement à la démographie, à la fiscalité foncière, à l’organisation du secteur locatif, peut-être aussi à ce que l’accession à la propriété n’y a pas été encouragée. En outre, il n’existe pas en Allemagne de métropole urbaine de la taille de l’agglomération parisienne ; la seule comparable en Europe est Londres, et les loyers y sont bien plus élevés encore qu’à Paris.
L’offre, la demande et l’exception parisienne
Est-ce à dire que la puissance publique ne dispose d’aucun moyen de régulation des loyers ? Certainement pas ! Elle peut agir sur leur niveau par le biais de l’offre, c’est-à-dire en faisant en sorte que la taille du parc locatif se développe. C’est la voie qui a été suivie, avec un certain succès, depuis les années 1980. Le parc locatif privé a augmenté de 1,4 million d’unités, retrouvant à peu de choses près la part qui était la sienne à la fin des années 1970 : c’était nécessaire pour répondre à une demande en forte progression, et c’est ce qui a permis que les loyers ne s’envolent pas. Il aurait été par contre problématique de vouloir leur imposer un prix de location au-dessous du marché. Une telle politique peut viser un objectif quantitatif, elle ne fonctionne plus dès lors que l’on veut imposer, sans une contrepartie suffisante, des plafonds de loyers significativement inférieurs aux loyers de marché. Les investisseurs personnes physiques n’ont pas la vocation d’être des bailleurs sociaux : les résultats décevants du conventionnement privé l’ont montré et l’expérience du dispositif Besson [3] l’a confirmé.
Ce constat justifie la poursuite, voire l’accentuation de l’effort de développement de l’offre de logements locatifs sociaux et très sociaux. Le niveau des loyers du secteur privé est, en effet, trop élevé au regard des ressources d’un nombre croissant de ménages, notamment, mais pas seulement, dans les marchés les plus tendus. Seule la construction de logements à bas loyers gérés par des bailleurs institutionnels est de nature à répondre aux besoins de ces populations.
Toutefois, cette solution ne peut s’appliquer au cas parisien, très particulier. Dans Paris intra-muros, à moins d’accepter un développement vertical, ce qui paraît difficilement envisageable dans une zone à aussi forte densité de population, la taille du parc de logements locatifs privés ne peut guère augmenter. L’ajustement entre l’offre et la demande ne peut donc se résoudre que de deux façons, par le marché (c’est-à-dire les prix) ou par une allocation administrative des logements. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de disqualifier la demande excédentaire en la désolvabilisant ou en instituant des critères de qualification. Une baisse autoritaire des loyers par le biais d’un plafonnement conduira à instituer un autre critère que le prix officiel pour éliminer la demande excédentaire : elle favorisera les pratiques occultes et incitera les locataires ayant eu la chance d’être sélectionnés à rester en place. Surtout, elle provoquera une réduction du parc locatif au profit de la propriété occupante et réduira donc, au bout du compte, les possibilités d’accès à un logement locatif.
Pour poursuivre le débat sur le contrôle des loyers, voir aussi :
- « Le contrôle des loyers empêche-t-il l’investissement dans l’immobilier ? », Loïc Bonneval, 12 octobre 2011
- « Pour des logements plus vétustes et moins nombreux : le blocage des loyers », Bernard Coloos, 19 décembre 2011
- « Encadrer les loyers pour réguler le marché locatif », Christian Nicol, 20 janvier 2012
- « Le modèle allemand de régulation des loyers est-il transposable en France ? », Bernard Vorms, 2 avril 2012
- « Comment New York « stabilise » les loyers privés », Jean-Pierre Schaefer, 4 juin 2012
- « Stratégies patrimoniales et contrôle des loyers. Une approche historique », Ingrid Nappi‑Choulet, 11 octobre 2013
- « Le locatif privé à New York. Entre économie de marché et régulation municipale », Jean-Pierre Schaefer, 28 octobre 2013
Bibliographie
- Arnott, R. 2003. « Tenancy rent control », Swedish economy policy review, n° 10, p. 89-121.
- Grégoir, S., Hutin, M., Maury, T.-P. et Prandi, G. 2010. Quels sont les rendements de l’immobilier résidentiel en Île-de-France ?, École des hautes études commerciales du Nord (EDHEC business school).
- de Jouvenel, B. 1948. « “No vacancies” (Rien à louer) », in Bloch et Olsen (dir.), Rent control : myths & realities, The Fraser Institute, 1981, p. 198-197.
- Jenkins, B. 2009. « Rent control : do economists agree ? », Econ journal watch, vol. 6, n° 1, p. 73-112.
- Massot, A. 1994. Fiscalité successorale et patrimoines locatifs, IAURIF.
- Rougie, I., Girometti, L., Couëtoux du Tertre, I. et Vorms, B. 2011. « Marché transparent, marché pacifié ? Le rôle des miroirs de loyers en Allemagne », Habitat Actualité, ANIL, ANAH.