Depuis une quinzaine d’années, Annecy et Chambéry, les préfectures de Haute-Savoie et de Savoie, ont vu leur centre-ville « monter en gamme ». Dans un contexte de forte attractivité résidentielle, le cœur historique des deux villes a en effet connu, avec un certain décalage dans le temps, des évolutions rappelant par certains traits le processus de gentrification observé dans les métropoles, fondé sur une (ré)appropriation des espaces centraux par des catégories socioprofessionnelles favorisées. Ce processus semble être désormais accompagné, sinon encouragé, par des politiques publiques visant à sélectionner les usages et les pratiques légitimes des espaces urbains centraux. Au point qu’on puisse se demander quels sont les acteurs et les objectifs de ces politiques et s’il existe une spécificité des villes moyennes en la matière.
Deux villes moyennes en forte croissance
Annecy et Chambéry connaissent depuis une quinzaine d’années des dynamiques démographiques favorables : alors que la population de l’aire urbaine d’Annecy a cru de plus de 10 % entre 1999 et 2011, celle de Chambéry a progressé de près de 65 % – en lien, il est vrai, avec l’absorption statistique de l’aire urbaine d’Aix-les-Bains (tableau 1). Après s’être principalement portée sur la banlieue et plus encore sur la couronne périurbaine dans les années 1980 et 1990, cette croissance concerne désormais à nouveau les villes-centres des deux agglomérations. Ainsi, la population communale d’Annecy connaît une hausse constante depuis une vingtaine d’années, en dépit d’un prix de l’immobilier parmi les plus élevés de France [1]. À Chambéry, après une phase active d’étalement urbain entre 1985 et 1995, la dynamique résidentielle des années 2000 a gagné la ville-centre (tableau 1). La requalification de friches industrielles, mais aussi la densification des interstices urbains, y ont donné lieu à la construction de grands programmes immobiliers, souvent de standing, même si les logements sociaux n’ont pas été délaissés dans la ville de l’un des « pères » de la loi SRU (relative à la solidarité et au renouvellement urbains) (Louis Besson, secrétaire d’État chargé du logement dans le gouvernement Jospin, fut maire de 1989 à 2007).
De gabarit très proche, ces deux villes moyennes ou « intermédiaires », que la DATAR qualifie de « tertiarisées » (Aubert 2011), présentent une relative diversité fonctionnelle. C’est notamment le cas d’Annecy, en raison de la présence ancienne de l’industrie et d’une grappe dynamique de PME‑PMI en lien avec la montagne et les sports de loisirs. La fonction publique d’État a toujours occupé une place plus importante à Chambéry [2]. Les deux chefs-lieux sont également aux portes des plus grandes stations de ski des Alpes du Nord. Au plan socio-démographique, les profils des deux villes sont proches, même si la préfecture de la Savoie présente un revenu moyen inférieur et des disparités sociales supérieures à sa voisine (tableau 1).
Sources : INSEE, 2005 à 2014.
Des centres en cours d’embourgeoisement
Les deux agglomérations disposent d’un cœur de ville historique patrimonialisé (26 monuments historiques à Chambéry – qui bénéficie du statut de secteur sauvegardé depuis 1969 –, 21 à Annecy), support de flux touristiques conséquents (notamment à Annecy). Ces centres ont connu ces dernières années des évolutions qui se rapprochent, quoiqu’étant plus limitées dans l’espace et décalées dans le temps, du processus de gentrification identifié dans les grandes métropoles (Clerval 2010 ; Chabrol 2011). À Annecy, l’embourgeoisement des espaces centraux commence dès la fin des années 1980 et connaît ensuite une diffusion rapide et généralisée dans les différents quartiers du cœur de ville (Albigny, Courier, Bonlieu et Vieille Ville, en lien avec l’opération d’aménagement Sainte‑Claire – cf. infra). À Chambéry, une partie importante de la vieille ville reste dégradée et paupérisée jusqu’au début des années 1990. Les formes d’embourgeoisement y sont plus récentes et plus ponctuelles.
Même si la plupart des chiffres disponibles concernent l’ensemble des deux communes et non les seuls centres-villes, plusieurs indicateurs statistiques illustrent cette tendance entre 1999 et 2011, comme la croissance rapide de la catégorie des cadres et professions intellectuelles supérieures (à Chambéry, sa part passe de 6,5 % à 9,1 % de la population des plus de 15 ans ; à Annecy, de 7,9 % à 11 % [3]) ou la progression de la part des diplômés de l’enseignement supérieur dans la population (de 23 % à 35,3 % à Annecy ; de 21 % à 30,5 % à Chambéry), à un rythme sensiblement supérieur à la fois aux moyennes départementales et à celles des villes de même catégorie (Aubert 2011). Les fiches de l’Observatoire des territoires de la Savoie (DDT 73 2014) et une enquête par questionnaires [4] ont permis de confirmer l’évolution vers le haut des profils socioprofessionnels de la population des deux centres (Henry 2013). Dans le même temps, les prix de l’immobilier ont été multipliés par 2,4 à Annecy et par 2 à Chambéry entre 1999 à 2013.
La requalification urbaine pour préserver l’« esprit des centres » ?
La transformation des centres revêt une dimension perceptible et une part cachée relevant de ce que Michel Lussault nomme « régime de visibilité » [5], c’est-à-dire la dimension matérielle, les récits ou les figures que les acteurs produisent sur la ville. Les récents aménagements réalisés dans les deux centres-villes peuvent être analysés à l’aune de ce régime.
En effet, à Annecy comme à Chambéry, des projets significatifs ont été lancés en faveur de la « requalification du centre » : amélioration de la qualité urbaine et architecturale, mise en scène du caractère historique (« faire ancien » ; Périgois 2006), réaménagement des principaux espaces publics ou encore transformation du mobilier urbain. À Chambéry, le classement en 2013 du centre-ville en ZPPAUP [6] constitue une forme de concrétisation et de labellisation de ces efforts. La ville fait, par ailleurs, partie de l’association Centre-ville en mouvement, dont la charte affiche la volonté de « développer les équipements, les services […] poursuivre la requalification du centre et valoriser les espaces publics » [7]. À Annecy, la construction récente du Carré Saint-François (128 logements de standing), sur l’ancien site du collège éponyme, témoigne de cette même volonté de valoriser l’alliance entre patrimoine et centralité.
De façon caractéristique, ces aménagements sont mobilisés dans les discours politiques locaux au service de la « préservation des ambiances » et de l’« esprit » du centre, mais aussi du renforcement de l’attractivité résidentielle et commerciale des deux villes. Il s’agit explicitement d’attirer de nouveaux habitants, mais aussi des clients potentiels issus de l’ensemble du bassin de vie, dans les espaces centraux, tout en affirmant une qualité de vie reconnue afin d’échapper à la banalisation du statut de ville moyenne. Ainsi, selon un urbaniste rencontré lors des entretiens conduits à Chambéry, « si les gens achètent en centre ancien et pas dans un lotissement, c’est une réelle volonté, et c’est pour le caractère du centre et la qualité de vie » [8].
La montée en gamme de l’offre commerciale : stratégie des opérateurs privés ou choix politique ?
Ces actions se sont accompagnées d’une montée en gamme de l’offre commerciale dans les deux centres. La stratégie de diversification géographique de certaines grandes enseignes a conduit à l’implantation récente de commerces culturels comme la Fnac, de grandes chaînes de vêtements ou encore d’épiceries fines comme La Comtesse du Barry. Tout aussi caractéristique est l’installation dans les deux centres historiques de supérettes de proximité créées spécifiquement par certaines franchises nationales pour répondre aux évolutions des centres et aux attentes d’une clientèle de classes moyennes urbaines.
Ces implantations ont été encouragées par les élus et les acteurs économiques locaux. En effet, l’utilisation d’outils incitatifs ou prescriptifs a permis aux municipalités de procéder à une sélection des activités commerciales, qui a privilégié les enseignes de qualité au détriment, par exemple, de celles de la restauration rapide du type fast food et kebab, jugées en discordance avec la nouvelle image du centre. À Annecy, il s’agit d’une sélection de fait, car les « baux commerciaux se négocient à prix d’or » [9], ce qui évince progressivement les petits commerces de produits courants. À Chambéry, le droit de préemption et la délivrance sélective d’autorisations d’implantation des commerces ont été utilisés pour « avoir la mainmise sur les activités à l’intérieur […] et avoir des enseignes de qualité » [10]. En dépit de l’absence de politique officielle, il n’existe pas moins une volonté implicite de sélection des implantations commerciales.
Quartier des Halles à Chambéry versus Courier à Annecy
À Chambéry, le quartier des Halles a fait l’objet, entre 2008 et 2012, d’un vaste projet de réhabilitation, au croisement entre les objectifs de requalification urbaine et de revitalisation commerciale. Ce secteur central et emblématique du commerce depuis 1862 s’était progressivement dégradé depuis une vingtaine d’années. Le bâtiment des Halles, datant de 1939, non classé monument historique mais emblématique de l’architecture en béton armé des années 1930, a été restructuré afin d’en faire un pôle commercial majeur susceptible de relancer l’attractivité commerciale du centre-ville. Cette recentralisation des fonctions commerciales comprend l’ouverture de douze commerces, dont plusieurs enseignes jusqu’alors absentes de la ville (Fnac, Nature & Découvertes, H&M…), ainsi que le déplacement d’un multiplexe installé dans un centre commercial de la périphérie. Les Halles constituent désormais à la fois une vitrine commerciale du centre-ville et un espace public de qualité à usage exclusif des piétons. La volonté de la municipalité était de revitaliser ce secteur délaissé, car « Chambéry a une forte culture de commerces et de services. Elle offre un cadre idéal pour la flânerie urbaine et le shopping avec son centre-ville très commerçant, ses arcades et ses rues piétonnes ». La ville a reçu pour cette opération le prix « Centre-Ville », remis en 2012 par la fédération Procos [11], signe d’une reconnaissance à l’échelle nationale.
- © Adriane Henry, avril 2013.
- © Adriane Henry, avril 2013.
Dans la même perspective, une politique de revitalisation et de pérennisation des commerces a été engagée à Annecy autour de Courier, centre commercial ouvert en 2001. Il jouxte le cœur historique de la ville et comporte des enseignes de produits haut de gamme, sises en partie dans le secteur de l’opération Sainte-Claire. Initiée en 1997, cette opération s’est fondée sur la réhabilitation d’un périmètre historique de 20 hectares (400 immeubles, 2 000logements et 5 000 habitants) autour des canaux du Thiou, émissaire du Lac d’Annecy. Depuis 1998, le projet bénéficie d’un bureau municipal qui gère les aides financières pour la réhabilitation de bâtiments dégradés à caractère historique et patrimonial (Gaidon 2009). Avec Courier, il s’agissait de construire un ensemble commercial neuf mais paré des atouts de la centralité et de la proximité, tout en offrant des services commerciaux relevant davantage des métropoles que des villes moyennes. La gamme des commerces et les prix moyens qui y sont pratiqués sont d’un niveau supérieur à Chambéry. Une partie de la clientèle ciblée est celle des transfrontaliers travaillant en Suisse, qui bénéficient d’un pouvoir d’achat élevé.
Des centres-villes sous haute surveillance
Dans un autre registre, les deux municipalités ont pris des initiatives originales en matière de propreté et de sécurité urbaines. Ainsi, à Annecy, une brigade verte a été mise en place en 2006 ; elle est constituée d’un agent de la police municipale et d’un agent des services techniques. Ayant pour objectif « de faire respecter la propreté au quotidien » [12], son rôle est de relever les dégradations de l’environnement urbain et d’identifier leurs auteurs, soit lors de leurs patrouilles effectuées de quartier en quartier, soit après signalement par les agents municipaux ou par les habitants.
Une autre forme de visibilité des politiques publiques s’exprime de manière ambivalente : la mise en place de caméras de surveillance en centre-ville, qui est présentée comme une réponse aux nouveaux habitants issus de ces trajectoires d’embourgeoisement. À Annecy (dont le maire est membre du Nouveau Centre), cette initiative ancienne (2003) est largement médiatisée, avec une carte indiquant l’emplacement des caméras sur le site internet de la mairie. À l’inverse, Chambéry (dont la majorité municipale était socialiste jusqu’au 30 mars 2014) ne s’est équipée que récemment (2013) de caméras fixes. Le renforcement de cette vidéosurveillance figure parmi les premières actions mises en œuvre par la nouvelle municipalité UMP [13] : six ou sept caméras seront ajoutées et le système passera d’un mode passif (visionnage a posteriori) à un mode actif (en direct par un agent de police). L’embauche de cinq policiers municipaux supplémentaires – portant leur nombre à 26 – a aussi été actée [14].
Le caractère ostensible des caméras contribue à rendre visible l’action de la puissance publique. Ce service, qui ne se paie pas directement mais est financé par les impôts locaux, est présenté par les décideurs publics comme une réponse à une demande sociale des habitants des centres. Il permettrait de « donner satisfaction, traiter les incivilités qui agacent les gens » selon un agent de la brigade verte à Annecy [15]. Mais cette sécurisation croissante des espaces urbains centraux est-elle une cause ou une conséquence de leur embourgeoisement ?
Finalement, la comparaison entre Annecy et Chambéry témoigne de la montée en puissance de politiques publiques qui contribuent à rendre l’accès au centre de plus en plus sélectif, à la fois au plan résidentiel et en termes de structures commerciales. S’agit-il d’une nouvelle manifestation de la « néolibéralisation des politiques urbaines », qui participe d’une volonté « de capter les ressources, les emplois et le capital » (Desage et al. 2013) ? Quoi qu’il en soit, ces politiques participent incontestablement d’une recomposition des espaces centraux et du rapport des habitants à ces derniers. Si le marché de l’immobilier demeure le principal agent de discrimination en la matière, les commerces, les services et plus largement les ambiances urbaines ne sont toutefois pas négligeables et méritent d’être pris en compte dans l’analyse du processus de sélectivité spatiale.
Bibliographie
- Aubert, F. (dir.). 2011. « Les villes intermédiaires et leurs espaces de proximité », Territoires 2040, n° 3, Paris : Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale (DATAR), p. 100‑119.
- Chabrol, M. 2011. De nouvelles formes de gentrification ? Dynamiques résidentielles et commerciales dans le quartier de Château-Rouge (Paris), thèse de géographie, université de Poitiers.
- Clerval, A. 2010. « Les dynamiques spatiales de la gentrification à Paris », Cybergeo : European Journal of Geography/Revue européenne de géographie, rubrique « Espace, société, territoire », document 505, 20 juillet.
- Desage, F., Morel Journel, C. et Sala Pala, V., 2013. « Présentation. Peupler la ville : les politiques de gentrification et bien d’autres choses encore… », Métropoles, 15 décembre.
- Direction départementale des territoires de la Savoie (DDT 73). 2014. Observatoire des territoires de la Savoie.
- Gaidon, A. 2009. Les territoires de l’eau à Annecy : construction, production et mise en scène de l’espace aqueux dans la ville touristique, mémoire de master 1, université de Savoie.
- Henry, A. 2013. La gentrification des deux préfectures des pays de Savoie : étude comparée entre Annecy et Chambéry, mémoire de master 1, université de Savoie.
- Lévy, J. et Lussault, M. (dir.). 2003. Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris : Belin.
- Le Monde/La Vie. 2013. L’Atlas des villes (hors-série).
- Périgois, S. 2006. « Signes et artefacts. L’inscription spatiale de temporalités à travers les figures de la patrimonialisation des petites villes », EspacesTemps.net, rubrique « Travaux », 26 avril.