Alors que les tensions sociales « en banlieue » se sont rappelées aux médias et aux élus, à travers la violence des confrontations entre forces de police et jeunesse des quartiers populaires depuis plusieurs mois, la « politique de la ville » a été très peu présente dans les récents débats de la campagne présidentielle 2017. Ce silence peut sembler assourdissant au regard des enjeux et des questions scientifiques et politiques que pose pourtant cet objet depuis bien des années déjà. La publication d’un ouvrage collectif, issu du séminaire « Politiques de la ville : idéologies et réalité » tenu en 2008/2009 à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Val de Seine, offre le point de vue de chercheurs et de professionnels. L’ensemble des contributions examine 40 années de politique de la ville à l’aune de ses acteurs et de ses institutions, des objectifs et des idées qui les guident, des dispositifs, programmes et actions qui la composent. Si la question des permanences et des discontinuités de la politique de la ville constitue une préoccupation affichée de l’ouvrage, celui-ci se caractérise surtout par un souci de multiplier les points de vue et les échelles d’analyse. Cette variété est largement nourrie par la diversité des contributeurs : les textes sont écrits par des chercheurs et des universitaires, mais aussi des élus, des acteurs et des professionnels de la politique de la ville. Ce dialogue et ces échanges entre différents univers sociaux ont visiblement animé l’esprit du séminaire, que l’on retrouve dans l’ouvrage. Alternant textes écrits par des universitaires (sociologues, géographes, urbanistes) et contributions d’acteurs (maires, chargés de mission, responsables politiques nationaux), il propose une lecture académique et distanciée, entrecoupée de points de vue pratiques plus immergés. Cette approche correspond aussi à l’ambition de l’ouvrage, annoncée en introduction (p. 21‑26), de saisir les politiques de la ville à partir de leurs « attendus et partis pris intellectuels » d’une part, et de leurs dispositifs institutionnels, politiques et pratiques, d’autre part. C’est ce qui explique une attention particulière aux « idéologies » nourrissant depuis plusieurs décennies les acteurs des institutions impliquées dans un dispositif national particulièrement complexe. De ce point de vue, l’ouvrage présente deux intérêts essentiels : la multiplication des points de vue, des échelles et des acteurs pris en compte dans l’analyse, et la discussion historique, portant sur l’ampleur des ruptures et des continuités qui marquent la politique de la ville depuis les années 1980.
La politique de la ville : un jeu d’acteurs complexe
De façon générale, la politique de la ville désigne un ensemble d’interventions, de mesures et d’actions de l’État et de différentes collectivités territoriales visant à réduire les inégalités spatiales entre quartiers, communes ou territoires et à promouvoir le développement économique, urbain et social des espaces les plus en difficulté [1]. Mais dans l’ouvrage, ce volet de l’action publique est avant tout considéré comme un ensemble d’acteurs et d’institutions en charge de décisions et agissant pour leur mise en œuvre. De nombreuses contributions insistent alors sur la complexité des agencements organisationnels et de leur mise en place comme de leur fonctionnement concret. On observe particulièrement cette complexité dans la deuxième partie du livre, qui étudie le rôle de plusieurs de ces acteurs (la ville, l’État, l’habitant, le marché) et l’évolution de leurs relations depuis 40 ans (p. 79‑174).
Du côté des élus, les auteurs soulignent et insistent sur les rapports entre État et pouvoir local pour montrer combien ces relations influencent l’efficacité et la pertinence de différents dispositifs. Ainsi, l’histoire des politiques de la ville peut se lire comme celle de rapports de force et de pouvoirs entre les échelons politiques, en particulier entre un État centralisateur et des pouvoirs locaux plus ou moins impliqués en fonction des périodes. Les textes de François Geindre (p. 85‑93) et Fabrice Peigney (p. 95‑107) éclairent cette histoire de façon nuancée. D’un côté, la naissance de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU), en 2004, semble inaugurer une reprise en main par l’État d’une « politique nationale de guichet » (p. 88), qui jusqu’ici reposait sur des demandes locales et des diagnostics largement portés par les élus locaux, en particulier les maires. Cependant, Fabrice Peigney montre que les projets de rénovation urbaine dessinés par l’ANRU laissent des « marges de manœuvre » (p. 104) importantes aux pouvoirs locaux et travaillent en réalité à l’accompagnement des projets plus qu’à leur imposition. De même, et au-delà d’objectifs techniques et urbains, les élus et les politiques de la ville n’ont cessé d’être confrontés depuis 40 ans à des logiques partisanes et une conjoncture politique qui influencent les options choisies et les périmètres d’intervention en matière de requalification des quartiers prioritaires ou de rénovation urbaine. L’histoire des politiques de la ville est donc aussi une histoire politique. Sous la plume d’Élisabeth Pasquier, le cas nantais le montre clairement : l’investissement spectaculaire de la municipalité dans les programmes et dispositifs en direction des quartiers prioritaires est largement dû à des logiques politiques locales et à une « génération d’action » nantaise reposant sur un tissu militant très singulier (p. 140). L’ère Ayrault représente un contexte politique, militant et municipal très particulier qui colore la politique de la ville et explique largement ses orientations et ses mots d’ordre. La « participation » des habitants à l’amélioration de leur cadre de vie, le « vivre-ensemble » et la « démocratie locale » ne se comprennent qu’à travers l’assise militante et associative construite par le pouvoir socialiste local.
D’autres acteurs prennent aussi part au jeu des politiques de la ville que l’ouvrage ne réduit pas au seul territoire politique institutionnel. Ainsi, Émilie Saint-Macary identifie l’acteur « privé » comme nouveau venu depuis les années 2000 (p. 109‑127). À travers plusieurs dispositifs (le 1 % logement et les modalités de financement de la rénovation urbaine, les promoteurs privés), le marché, l’argent et le financement privés constituent de nouvelles ressources et de nouvelles logiques des politiques de rénovation urbaine et d’accès au logement en France. Si cet acteur privé occupe encore une place quantitativement « marginale », cette tendance reste notable et originale dans un contexte français traditionnellement marqué par l’hégémonie de l’intervention publique en matière de rénovation et de requalification urbaines. Dans un autre registre, la figure de « l’habitant » désigne aussi un nouveau venu central dans le jeu organisationnel des politiques de la ville. Céline Braillon revient sur les étapes, les significations et les orientations politiques qui ont permis « la construction d’un nouvel acteur » (p. 129‑137). Depuis les années 1980, la participation des habitants s’est en grande partie institutionnalisée au point d’en faire des acteurs à part entière : de ce point de vue, la politique de la ville a été l’un des « laboratoires de la démocratie participative » (p. 136). La pluralité de ces acteurs, leur rôle plus ou moins central en fonction des périodes concernées et leurs intérêts non forcément convergents expliquent sans doute l’aspect souvent touffu de la cartographie institutionnelle des politiques de la ville en France : éclairer ces jeux d’acteurs et ces nombreuses échelles d’action constitue un des fils directeurs et des atouts du livre.
La politique de la ville : des mots, des objectifs, des idéologies
L’ouvrage n’envisage cependant pas seulement la politique de la ville comme un jeu d’acteurs et d’institutions. Il insiste surtout sur ce qu’elle se donne comme « objectifs », visées et orientations idéologiques. Il y a là un fil directeur central dans la sociologie politique que l’on retrouve dans de nombreux chapitres [2] : au-delà d’objectifs formulés parfois techniquement, il s’agit de déceler les implicites, et de mettre au jour les représentations, les croyances et les valeurs qui nourrissent les politiques de la ville depuis 40 ans. Derrière des objectifs, ce sont donc des idéologies dont il faut rendre compte.
Une bonne partie des contributions analyse les politiques de la ville à travers des sources écrites (textes législatifs et administratifs, rapports d’experts et littérature grise, rapports et travaux de recherche aussi). Elles permettent d’étudier les objectifs affichés, notamment par les pouvoirs publics et les experts, des dispositifs successifs au cours du temps. Ceux-ci sont plus ou moins faciles à identifier. Plusieurs textes montrent qu’ils évoluent parfois rapidement, qu’ils peuvent être peu formalisés et davantage inventés et construits, au fur et à mesure de la pratique et des expérimentations, en particulier au début des années 1980. Les textes de Rodolphe Pesce et Patrice Dunoyer de Segonzac montrent bien comment les avancées de la politique de la ville sont progressives, en partie improvisées et inventées chemin faisant sous les gouvernements socialistes des années 1980 (p. 31‑46, puis p. 47‑55). Ces deux témoins rappellent aussi que, à ses débuts, la plupart des dispositifs marchaient bien parce qu’ils se déployaient à une échelle réduite (une douzaine, puis une cinquantaine de quartiers prioritaires). L’élargissement du périmètre a largement modifié l’action publique en multipliant, diversifiant et élargissant aussi ses objectifs. De même, l’ouvrage montre que des objectifs aussi larges et flous que la « diversification sociale » ou l’amélioration des « indicateurs socio-économiques » sont souvent peu formalisables et posent des problèmes d’évaluation de l’action publique. Quels indicateurs et quels seuils retenir, par exemple, pour juger d’une « diversification sociale » réussie ou acceptable ? Les travaux des chercheurs soulignent cette difficulté structurante des politiques de la ville : le texte d’Élise Roy insiste ainsi sur les évolutions des logiques d’évaluation de la politique de la ville pour affirmer leur tendance à la simplification là où les premiers dispositifs d’évaluation semblaient finalement plus raffinés et pertinents que ceux adoptés dans la cadre des opérations de rénovation urbaine de la période plus récente, sous l’égide de l’ANRU. On y découvre ainsi comment des données essentielles à l’analyse en sciences sociales sont souvent évacuées des préoccupations ou dispositifs politiques. Le privilège accordé aux indicateurs financiers et de coût économique, et le primat des indicateurs synthétiques et globaux laissent dans l’ombre d’autres données, pourtant essentielles selon l’auteure : par exemple, des indicateurs plus fins rendant compte de la différenciation des groupes sociaux, et des mesures plus précises de l’impact psychosociologique des opérations de rénovation.
Plus encore, les objectifs des politiques successives (diversification, mixité sociale, etc.) ont des ramifications intellectuelles et des présupposés idéologiques souvent peu visibles, mais que les sciences sociales parviennent à mettre au jour. Plusieurs textes déconstruisent les mots d’ordre législatifs et politiques pour aboutir aux représentations et aux croyances qui les nourrissent. Plusieurs doctrines centrales dans l’histoire de la politique de la ville sont notamment explorées dans le texte le plus dense de l’ouvrage, sous la plume de Grégory Busquet et Émilie Saint-Macary : la « territorialisation » des dispositifs, le « spatialisme » et la « participation » des habitants. Le livre rappelle alors avec force que les politiques de la ville reposent largement sur des représentations de la ville, du logement et du monde social qui sont nourries par des valeurs et des croyances fondées sur une conception caricaturale et souvent erronée des rapports entre espace physique et espace social. L’analyse des politiques de la ville est alors l’occasion de discuter les nombreuses catégories de classement et grilles d’analyse administratives dont les présupposés normatifs et idéologiques apparaissent clairement. Il en va ainsi de la catégorie de territoire, discutée et déconstruite par Pierre Bergel dans un texte qui oppose à l’étroitesse du « territoire » défini par les politiques publiques des conceptions plus extensives et plus fines proposées par la géographie, tenant compte notamment des dimensions subjectives et vécues du rapport des citadins à « leurs » territoires. Il en va de même dans les textes de Yankel Fijalkow et de Christine Lelévrier qui analysent et déconstruisent le « spatialisme » implicite de bons nombres de dispositifs des politiques de la ville. Défini en début d’ouvrage par Grégory Busquet et Émilie Saint-Macary, ce spatialisme désigne un « déterminisme spatial sur l’activité sociale » (p. 61), c’est-à-dire l’hypothèse très forte selon laquelle les comportements sociaux des citadins dépendent mécaniquement des lieux et espaces où ils vivent. Cet écueil, largement remis en cause par les sciences sociales, est pourtant omniprésent dans l’esprit des acteurs des politiques urbaines. Ainsi, Yankel Fijalkow montre qu’il aboutit à des lectures spatiales « pathologisantes » et « contagieuses » de l’exclusion sociale et économique et que cette tendance a des origines historiques très profondes. À partir de ces nombreux travaux sur les politiques de relogement [3], Christine Lelévrier rappelle combien ce même présupposé spatialiste rend floue, superficielle et réductrice une catégorie centrale des politiques de la ville depuis 20 ans : celle de la « mixité sociale ». En réalité, les objectifs des politiques de la ville reposent ainsi sur des mots d’ordre et des représentations de la ville et du monde social qui n’ont rien de neutre et qui contribuent souvent à fixer et reproduire, dans l’espace, les inégalités et les hiérarchies sociales contre lesquelles les politiques publiques souhaitent lutter.
Des croyances persistantes
Les contributions réunies dans ce livre permettent de mettre à plat un certain nombre de questions et de problématiques centrales dans les débats académiques, mais aussi dans les débats publics et politiques sur les inégalités urbaines et les moyens de les atténuer. Le livre propose des éléments de réflexion sur deux facettes des études urbaines : la fabrique et l’évolution des inégalités territoriales et, surtout, la fabrique et l’évolution des outils de lutte contre ces dernières. La remise en contexte historique permet également de mieux apprécier les ruptures et les continuités dans les politiques de la ville. En particulier, si les dispositifs, les acteurs et le jeu organisationnel ont pu évoluer et connaître des changements importants depuis 40 ans, il est frappant de constater que les représentations implicites, les croyances et les idéologies qui nourrissent l’action publique ont visiblement peu changé, malgré des résultats souvent peu concluants. Les acteurs changent, mais les idées, souvent contestables, comme le spatialisme, restent – comme s’il suffisait d’agir sur l’espace (le logement, les espaces publics, le quartier) pour améliorer la vie des citadins, indépendamment d’autres leviers de l’action publique et d’autres mécanismes de production d’inégalités sociales (école, emploi, distribution des richesses, culture). Si l’ouvrage a le mérite de rendre compte de ces contradictions, on peut néanmoins discuter sa forme. Réunir dans un seul ouvrage autant de contributions d’auteurs aux profils aussi différents ne facilite pas toujours la lecture. Le livre a donc les inconvénients de ses avantages. Le caractère assez éclaté des contributions mène à des redondances et des lignes de force parfois difficiles à suivre. De même, si alterner des textes d’acteurs aux statuts différents peut sembler séduisant, ce choix a aussi ses limites. Plusieurs contributions d’acteurs politiques ou de professionnels de la politique de la ville semblent en décalage avec les hypothèses intellectuelles développées dans d’autres textes plus académiques. On constate notamment le manque de recul et de réflexivité de certaines remarques sous la plume de ces auteurs moins académiques, souvent très enthousiastes sur les dispositifs auxquels ils ont contribué ou à l’égard de mots d’ordre des politiques de la ville, qui sont en grande partie remis en question et contestés quelques pages plus loin (la « participation » des habitants ou le « vivre-ensemble » le montrent bien). Ces remarques, sans doute liées à l’ambitieuse tâche de transformer des interventions orales en articles, n’enlèvent rien à la richesse et à l’intérêt de cet ouvrage collectif.