La Commission municipale du Vieux Paris a été créée en 1898 afin de conseiller la Préfecture puis la municipalité en matière de conservation du patrimoine [1]. Les experts qui la composent s’assurent de la « conservation des aspects [2] », soit en préconisant la préservation du bâti parisien, soit en se chargeant d’une conservation par l’image. Dès sa création, elle prend acte qu’il est certes impératif de conserver certains éléments patrimoniaux, mais également nécessaire que certaines parties de la ville puissent évoluer ; l’important étant que soit conservée la trace d’un état appelé à être modifié, voire à disparaître.
La Commission du Vieux Paris (CVP) a mis en ligne en 2022 une partie de ses fonds photographiques [3], soit 11 000 clichés, fruit des travaux de cette commission dont les avis sont consultatifs. Elle rend en effet des résolutions qui recommandent, soit la protection, soit la conservation de bâtiments publics et privés, examine des projets en demandant parfois leur révision partielle pour mieux préserver le patrimoine. Dernièrement, dans le cadre de l’examen des projets « Réinventer Paris », sa recommandation pour que soit protégé au titre des monuments historiques l’Institut George-Eastman, fondation privée de soins dentaires édifiée dans les années 1930 par l’architecte Édouard Crevel, a ainsi été retenue. Pour la révision à venir du Plan local d’urbanisme (PLU), elle a joué le même rôle de conseil sur l’augmentation du nombre de bâtiments à protéger au titre du futur règlement d’urbanisme. Ses avis sur les demandes d’urbanisme sont transmis à la Maire de Paris par la direction de l’Urbanisme, signataire des permis, afin que la décision soit éclairée d’un avis patrimonial. C’est une spécificité parisienne, dont l’histoire reste en partie à retracer. La création de cette commission municipale a été inspirée par les sociétés savantes du tournant des XIXe et XXe siècles (Fiori 2012). Certaines villes, comme Lyon, ont pu se doter de structures comparables dans les années 1900, mais aucune ne s’est vue confier cette mission officielle de conseil. Dans son fonctionnement actuel, elle est donc une structure unique.
Les photographies du Casier artistique et archéologique de la Ville de Paris
À la demande du préfet de la Seine, qui présidait historiquement les séances plénières, sa mission a été élargie en 1916 avec la création du Casier artistique et archéologique de la Ville (Bassières 2020), constituant un inventaire « par arrondissement et par quartier, pour chaque immeuble présentant un intérêt quelconque, partiel ou total, historique ou artistique [4] ». Les dossiers normalisés des adresses concernées sont conservés dans des boîtes, donnant son nom familier au « Casier ». Il fut convenu que c’était « la manière la plus satisfaisante et la plus digne, pour la Ville de Paris, de répondre au vœu du législateur », à l’article 2 de la loi du 31 décembre 1913 sur les monuments historiques, qui instituait un « inventaire supplémentaire de tous les édifices ou parties d’édifices publics ou privés qui, sans justifier une demande de classement immédiat, [présentaient] cependant un intérêt archéologique suffisant pour en rendre désirable sa conservation [5] ». Le Casier de la CVP a ainsi nourri la liste supplémentaire des monuments historiques dans les années 1910-1920. Le Casier a été refermé dans les années 1960, mais le travail de documentation, de recensement, de défense, voire de protection des bâtiments dignes d’intérêt pour leur ancienneté, leur authenticité, leur qualité, est poursuivi par la Commission, complétant ainsi les missions des services d’inventaire confiés aux régions depuis 2004.
L’institution a inauguré un partenariat novateur entre Louis Bonnier (1856-1946) (Marrey 1988), architecte-voyer et inspecteur général des Services d’architecture et d’esthétique de la Ville de Paris, et Marcel Poëte (1866-1950) (Calabi 1997), chartiste et conservateur de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris. Le premier donna au Casier ses attributs administratifs et réglementaires, visant à exclure des travaux d’alignements et autres démolitions pour cause d’utilité publique, les bâtiments représentant un intérêt historique ou esthétique ; le second lui conféra un contenu scientifique, enrichissant les dossiers d’études historiques approfondies.
À la source de la notion de « patrimoine urbain »
Alors que la loi Malraux de 1962, qui rendit possible la création des Secteurs sauvegardés, est lue comme la naissance d’une conscience patrimoniale à l’échelle urbaine (Tomas 2004), le Casier artistique et archéologique de la Ville de Paris démontre que cette conscience était bien réelle dans les années 1910 (Bassières 2016), stimulée par la législation sur les monuments historiques et leurs abords. La carte des photographies de la Commission du Vieux Paris est en cela un témoignage de premier ordre sur cette notion de patrimoine urbain, dont l’invention a été attribuée à Gustavo Giovannoni dans un ouvrage publié en 1931 et traduit en français en 1998 (Giovannoni 1998 [1931]). Les prises de vues commandées entre 1916 et la fin des années 1930 au photographe Charles Lansiaux (1855-1939) et à son successeur Édouard Desprez, repérées sur le plan de Paris, permettent d’appréhender ce phénomène très facilement. On y retrouve par exemple un important reportage sur les chaix à vin de Bercy (figure 1), une prise de vue de la prison de la Petite-Roquette (figure 2), des sites industriels sur les bords de Seine (figure 3), des photographies des places parisiennes et quelques prises de vues depuis les points hauts de la capitale (figure 4). Autant d’images qui laissent voir des architectures toujours placées dans leur contexte urbain, et que l’on ne considérera comme des objets patrimoniaux que bien plus tardivement, au moment où ils feront l’objet de grands projets d’aménagements et de démolition, dans les années 1970-1980, ou plus récemment encore. Tel est le cas du parc et du quartier de la Roquette, objets d’un concours d’urbanisme dans les années 1970, ou du village de Bercy et de son parc, ouverts à la fin des années 1980. Dans les faubourgs, le Casier est principalement constitué d’objets architecturaux « pittoresques » (façades ou parties d’immeubles), de ce qui mérite d’être peint, terminologie liée aux paysages, très usitée au tournant des XIXe et XXe siècles, et qui répondait parfaitement à la mission que s’était fixée la Commission.
DHAAP/CVP – © Charles Lansiaux/Ville de Paris.
DHAAP/CVP – © Charles Lansiaux/Ville de Paris.
DHAAP/CVP – © Charles Lansiaux/Ville de Paris.
DHAAP/CVP – © Charles Lansiaux/Ville de Paris.
Patrimoine urbain et patrimoine industriel anciens sont donc représentés, mais également le patrimoine contemporain. On retrouve en effet, parmi les dossiers du Casier, l’église Saint-Antoine-des-Quinze-Vingts (57, rue Traversière, 12e arrondissement) (figure 5), édifiée par Émile Vaudremer en 1902, soit une vingtaine d’années avant son inscription au Casier. Si l’architecture religieuse, monumentale par nature, pourrait suffire à expliquer cet engouement, la présence de l’immeuble d’habitations à bon marché construit par l’Assistance publique en 1911, à l’angle des rues Gerbier et Félix-Voisin (11e arrondissement) (figure 6), prouve que le patrimoine parisien revêt alors une multitude d’enjeux bien cernés par la Commission. Les immeubles sont sélectionnés tant par le soin apporté à leur architecture que pour le témoignage qu’ils offrent de l’évolution des tissus parisiens ainsi que de la société parisienne.
DHAAP/CVP – © Charles Lansiaux/Ville de Paris.
DHAAP/CVP – © Charles Lansiaux/Ville de Paris.
Les reportages photographiques avant démolition
À partir de 1965, alors que les demandes de démolition sont réglementées dans les années 1900 et 1940 [6] – en lien avec les lois sur les monuments historiques et leurs abords – puis, dans les années 1940 – en lien cette fois avec la surveillance de l’offre des logements en crise depuis les années 1930 –, la Commission s’engage dans une campagne de relevés photographiques avant démolition. Ce travail reste aujourd’hui d’actualité, porté par le Département d’histoire de l’architecture et d’archéologie de la Ville de Paris (DHAAP). Ce second corpus offre cette fois un admirable et pléthorique témoignage d’un Paris disparu et invite à considérer les effets des réformes des règlements d’urbanisme. L’avant/après offert par l’outil cartographique – qui permet de basculer du plan des relevés cadastraux des années 1890 aux vues aériennes et immersives de Google Maps en quelques clics – est un exercice ludique qui offre la possibilité de juger des ruptures de hauteur, des alignements mais également, encore une fois, de l’évolution sociologique des quartiers. Si cela paraît tout à fait évident pour le Paris des faubourgs, largement remembrés pendant les Trente Glorieuses (figure 7), cela l’est moins pour les abords des Champs-Élysées, qui témoignent cependant d’une rénovation urbaine plus silencieuse, ponctuelle, sporadique, mais tout aussi flagrante (figure 8). Les ultimes petites maisons seront ici remplacées par des immeubles de standing confiés à des architectes de renom, pour abriter commerces et logements luxueux. Plus manifeste est l’immense intérêt des nombreux clichés réalisés dans le quartier des Halles (figure 9), ancien îlot insalubre qui sera en grande partie démoli.
DHAAP/CVP – © Ville de Paris.
DHAAP/CVP – © Ville de Paris.
DHAAP/CVP – © Ville de Paris.
Des photographies aux séances plénières de la commission du Vieux Paris
Pour mieux comprendre les photographies anciennes mises en ligne, il est possible de se référer aux procès-verbaux des séances de la Commission du Vieux Paris, disponibles pour les années 1898 à 1931 sur la bibliothèque numérique de la BnF, Gallica [7]. Grâce à ces procès-verbaux on peut cerner la richesse des fonds photographiques et comprendre les raisons qui ont motivé les prises de vues. Dans cette logique, le DHAAP et les services informatiques de la ville ont mis en ligne un autre outil numérique parfaitement complémentaire : la cartographie des adresses examinées par la Commission du Vieux Paris des années 1960 à nos jours [8]. Bien que cette dernière ne soit pas encore exhaustive, elle met à disposition un grand nombre de comptes rendus des séances, qui permettent de suivre l’évolution de la capitale et de la notion de patrimoine, ainsi que les conséquences des révisions des règlements d’urbanisme. Précédés des présentations historiques mises à la disposition des membres de la Commission du Vieux Paris pour enrichir leur débat, les projets étudiés sur le temps long laissent entrevoir une somme non négligeable de problématiques patrimoniales et urbaines qui sont soit propres à la capitale, soit transposables à d’autres villes.
Alors que Paris s’apprête à réviser son PLU, il a semblé plus que pertinent de mettre en avant la richesse des collections issues des missions de cette institution qui fêtera cette année ses 125 ans de débats patrimoniaux. Celles-ci nous invitent à réfléchir à l’évolution des villes et au patrimoine, dont les temporalités sont rarement compatibles. Ainsi, ce qui fera patrimoine dans quelques décennies n’est pas forcément identifié aujourd’hui et c’est en cela que des pertes pourraient plus tard être regrettées. Au-delà des monuments à protéger, le paysage urbain, témoin de l’évolution des usages de la ville et de la société qui la fait vivre, mérite, lui aussi, de faire l’objet d’un travail de relevé. Les bords de Seine, un temps consacrés à l’industrie, puis à l’automobile et aujourd’hui aux loisirs, sont une belle illustration de cette nécessité d’histoire des paysages. De la même façon, la perte aurait été immense si aucune photographie du quartier des Halles n’avait été prise, que ce soit avant et après la démolition des pavillons de Baltard survenue en 1971, l’aménagement du forum inauguré en 1979, ou la création de la Canopée livrée en 2016. Enfin, la petite échelle est fondamentale : Paris étant la somme d’une addition infinie, elle est constituée d’une multitude d’architectures, monumentales ou ordinaires, publiques ou privées, utilitaires ou récréatives, qui participent toutes du patrimoine urbain parisien. L’haussmannisme étant l’arbre immuable qui dissimule la forêt des typologies parisiennes, les collections de la Commission du Vieux Paris offrent un témoignage assez exhaustif, sur un temps très long, de tout ce qui a fait, fait et fera le patrimoine d’hier, d’aujourd’hui et de demain.
Bibliographie
- Bassières, L. 2020. « Qui connaît le Casier archéologique et artistique (1916-1928) ? », In Situ, n° 42.
- Bassières, L. 2016. « Prémisses d’un urbanisme patrimonial – L’épisode du casier archéologique et artistique de Paris et du département de la Seine, 1916-1928 », in Inventer le Grand Paris. Relectures des travaux de la Commission d’extension de Paris. Rapport et concours 1911-1919. Actes du colloque des 5 et 6 décembre 2013, Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris, Bordeaux : Éditions Bière, p. 164-191.
- Calabi, D. 1997. Marcel Poëte et le Paris des années vingt : aux origines de « l’histoire des villes », trad. De Pierre Sany, Paris : L’Harmattan.
- Fiori, R. 2012. L’Invention du Vieux Paris. Naissance d’une conscience patrimoniale dans la capitale, Wavre : Mardaga.
- Giovannoni, G. 1998. L’Urbanisme face aux villes anciennes, Paris : Éditions du Seuil. Traduit de l’italien par J.-M. Mandosio, A. Petita et C. Tandille. Édition originale : Vecchie cittá ed edilizia nuova, 1931.
- Marrey, B. 1988. Louis Bonnier : 1856-1946, Bruxelles : Mardaga-Institut français d’architecture, « Architectes ».
- Tomas, F. 2004. « Les temporalités du patrimoine et de l’aménagement urbain », Géocarrefour, vol. 79, n° 3, p. 197-212.