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Paris détruit, Paris vivant ?

Destructions et sauvegarde, les cycles de la ville

À travers l’histoire de Paris, Pierre Pinon propose un double regard sur les processus de destruction de la ville, envisagés à la fois comme un facteur « naturel » du renouvellement urbain sur un temps historique long et comme un catalyseur de la conscience patrimoniale.

Recensé : Pierre Pinon. 2011. Paris détruit. Du vandalisme architectural aux grandes opérations d’urbanisme, Paris : Parigramme.

L’ouvrage de Pierre Pinon propose une histoire dédramatisée des destructions de Paris, envisagées sur une temporalité longue allant de la Renaissance jusqu’à nos jours, visant à en saisir la multiplicité de facteurs et de visages au filtre de leur contexte historique et culturel. Mais il s’agit également de comprendre les changements d’attitude et de sensibilité à l’égard d’un processus constituant de longue date le quotidien de la production de la ville, et dont la double dialectique (destruction et conservation) ne s’est véritablement imposée qu’après la Révolution. L’historiographie des démolitions survenues à Paris s’avère aussi instructive que leur histoire même.

« Les moindres recoins sont si bien envahis que, pour édifier, il faut d’abord détruire. […] Pour obéir à ses instincts de bien-être et de progrès, la civilisation doit être profanatrice » écrit encore Édouard Fournier en 1853 [1], bien avant Freud, estimant par confrontation avec la vie psychique que « le développement le plus paisible de toute ville implique des démolitions » [2]. Un tel rapprochement n’est pourtant pas anodin tant les destructions ne s’opèrent pas sans émotion, comme l’illustre significativement la terminologie convoquée pour les légitimer ou au contraire les dénoncer. Si nous sommes désormais bien habitués au renouvellement du vocable officiel – où « rénovation » s’est substitué à « remodelage » et, plus près de nous, « déconstruction » à « démolition » –, les accusations de « vandalisme » sont quant à elles tout aussi révélatrices du rôle opératoire des mots quand il s’agit de modeler les représentations de la destruction (Garçon, Smith et Delumeau 2002).

Un renouvellement naturel de la ville

Parmi les démolitions volontaires qui ont accompagné les transformations de Paris, l’auteur distingue deux rythmes historiques distincts. Le plus spectaculaire et le plus violent résulte, bien évidemment, des insurrections, dont la Commune de 1871 constitue un épisode plus fort encore que 1789 et la Terreur. Mais l’impact dévastateur le plus durable de la Révolution tient plutôt aux opportunités foncières et urbaines ouvertes par la vente des biens nationaux. Plus répandus dans la capitale que la réappropriation d’hôtels particuliers et de couvents, le démembrement et la destruction des propriétés aristocratiques, des grandes abbayes ou des églises parisiennes fournissent le substrat de lotissements privés et d’opérations de voirie urbaine.

Si ce n’est par son ampleur, le processus n’est toutefois pas nouveau à cette date. Bien au contraire, il perpétue des pratiques déjà en usage antérieurement comme en témoigne, par exemple, un François Ier vendant ses résidences parisiennes pour les diviser en parcelles et y ouvrir des voies nouvelles. Ce mode de reconstruction de la ville sur elle-même correspond au deuxième rythme historique des destructions urbaines identifié par Pierre Pinon, plus lent mais continu. C’est, au fond, cette démolition « ordinaire » qui retient sans doute davantage son attention, pour évoquer ses moteurs et ses effets, au-delà des épisodes les plus connus. Ainsi, les travaux haussmanniens ont bien souvent été perçus comme archétypiques d’une mécanique où se conjuguent spéculation privée et politique urbaine, mais l’auteur souligne combien l’une et l’autre sont à l’œuvre dans les destructions, aujourd’hui comme à l’âge classique.

Observés sur un temps long, les arguments ne varient guère (embellissement et dégagement des monuments, assainissement et amélioration de la circulation), la ville historique s’efface souvent derrière les transformations que requiert son usage contemporain. Si, dès la deuxième moitié du XIXe siècle, les défenseurs du patrimoine s’efforcent au coup par coup de faire évoluer les acceptions de l’utilité publique, les campagnes de démolitions se réclament encore pour longtemps de l’hygiène et de la modernisation, comme l’illustrent autant la disparition des « îlots insalubres » que le plan Lafay de 1954. Plus près de nous, c’est désormais la rhétorique de l’obsolescence ou de la requalification urbaine qui prime, légitimant, par exemple, la réappropriation d’emprises pénitentiaires, industrielles ou ferroviaires.

Les paradoxes de la conservation

Devant la permanence cyclique des démolitions, Pierre Pinon s’interroge toutefois sur l’accusation facile de vandalisme lorsqu’elle est lancée rétrospectivement : peut-on, en effet, qualifier ainsi le fait de laisser disparaître des édifices jugés sans intérêt ou des architectures alors méprisées ? L’histoire des résistances à ces opérations rejoint, on le sait, celle des évolutions du goût, où la valeur artistique n’est parfois reconnue qu’au seuil de la disparition, quand ce n’est pas à titre posthume. Ainsi, à considérer la réévaluation du Moyen-Âge ou celle du néo-classicisme, sans oublier celle de l’art nouveau peu évoqué ici, il est permis de se demander s’il ne faut pas reconnaître aux pionniers du patrimoine, dès lors qu’ils opèrent aux marges des hiérarchies artistiques établies, un rôle d’avant-garde, tranchant avec la suspicion par trop simpliste de passéisme ?

Mais, en marge de l’identification de « chefs d’œuvre en péril », parfois si tardive qu’elle en devient sans objet, le renouvellement le plus marquant en la matière tient à l’intérêt accordé au patrimoine urbain, à la ville ordinaire et à l’architecture mineure. Loin de se réduire à la construction d’un appareil réglementaire qui nous est aujourd’hui familier, le choix de la préservation, qu’il soit porté par l’initiative individuelle ou soutenu par une volonté institutionnelle, ne constitue pas un scénario moins solide que celui de la destruction. La confrontation avec le livre de Ruth Fiori, Paris déplacé (paru chez le même éditeur en 2011 également), fait, en effet, ressortir la nécessité d’un véritable projet de sauvegarde pour donner sens à la conservation, ne serait-ce que partielle ou sous forme de fragments remontés ailleurs. Dans cet ordre d’idées, les pages ici consacrées au façadisme – rappelant que le principe en revient à Jean-Charles Moreux en 1941 – rendent son histoire éclairante pour expliquer en quoi cette solution de compromis ne satisfait plus aujourd’hui, même ses promoteurs d’hier, au moment où la demande patrimoniale se double d’une exigence d’« authenticité ».

Une histoire qui se poursuit

Croisant l’histoire du patrimoine avec celle des évolutions de Paris – dont bien des épisodes rapportés ici sont aujourd’hui connus pour l’une comme pour l’autre –, la perspective adoptée par l’ouvrage n’en est pas moins originale. Elle permet, en outre, à l’auteur de tisser des liens entre plusieurs de ses sujets de prédilection. Son intérêt pour l’identification historique des procédures urbaines les plus dommageables se double d’une attention aux édifices disparus eux-mêmes, dont il s’efforce de dresser un inventaire catégoriel. S’il est vrai qu’en remontant à la Renaissance, l’arc chronologique choisi peut contribuer à relativiser la part émotionnelle des destructions, le propos ne les banalise pas pour autant. Le rappel des absurdités et des paradoxes du XXe siècle, dont s’amuse volontiers Pierre Pinon, ou encore l’évocation de quelques « affaires » récentes (Hôtel Lambert, Bibliothèque nationale de France et siège du service technique des constructions navales construit par Perret), attestent d’une mise en perspective des débats d’aujourd’hui.

S’il n’est pas vraiment question ici des avatars contemporains du vandalisme, du moins cet ouvrage invite-t-il à réfléchir à l’actualité de la double dialectique de la démolition et de la sauvegarde. Sans doute est-ce dans la production des Trente Glorieuses, grands ensembles en tête, qu’il faut chercher les chantiers les plus emblématiques de tels enjeux (Hassler et Dumont d’Ayot 2009), dont Paris intra-muros offre moins d’illustrations que sa périphérie (le Grand Paris). Loin des consensus de la « ville musée », cet héritage récent est, en effet, sujet à des controverses non moins passionnées que celles des siècles précédents, où peuvent se lire des registres d’antagonisme du même ordre que ceux mis en évidence par la lecture historique proposée ici.

Esthétique de la disparition

La force iconique de la démolition, dont l’iconographie de l’ouvrage démontre, s’il en était besoin, la persistance, se prête également à une telle confrontation. Loin de se cantonner à des visées documentaires ou à des fins de dénonciation, les représentations témoignent de la part de fascination réelle qu’exerce la destruction ou toute autre forme de ruine contemporaine. S’il est désormais bien assimilé par les acteurs du cadre bâti, le potentiel événementiel de la démolition tient même bien souvent d’un processus volontariste qui lui vaut de figurer au rang des outils du marketing urbain. Dès lors qu’elles sont savamment orchestrées sous l’œil convoqué des médias, voire des administrés, les opérations de ce type, touchant notamment les grands ensembles, ne sont-elles pas en passe de voler la vedette aux chantiers de construction parmi les emblèmes de production de la ville ?

Bibliographie

  • Choay, Françoise. 1996. « De la démolition », in Bruno Fortier (dir.), Métamorphoses parisiennes, Paris : Picard, Pavillon de l’Arsenal, p. 11-28.
  • Fiori, Ruth. 2011. Paris déplacé. Du XVIIIe siècle à nos jours, Paris : Parigramme.
  • Gamboni, Dario. 1997. The Destruction of Art : Iconoclasm and Vandalism since the French Revolution, Londres : Reaktion Books.
  • Garçon, Anne-Françoise, Smith, Paul et Delhumeau, Gwenael (dir.). 2002. « Démolition, disparition, déconstruction », Documents d’histoire des techniques, n° 11.
  • Hassler, Uta et Dumont d’Ayot, Catherine (dir.). 2009. Bauten der Boomjahre. Paradoxien der Erhaltung. Architectures de la croissance. Les paradoxes de la sauvegarde, Zurich : ETH / Gollion : Infolio.
  • Sayag, Alain. 2011. Apocalypses, la disparition des villes. De Dresde à Détroit (1944-2010), catalogue d’exposition au Pavillon populaire à Montpellier, 18 novembre 2011 – 12 février 2012, Paris : Democratic Books.

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Pour citer cet article :

Guy Lambert, « Paris détruit, Paris vivant ?. Destructions et sauvegarde, les cycles de la ville », Métropolitiques, 27 janvier 2012. URL : https://metropolitiques.eu/Paris-detruit-Paris-vivant.html

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