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Trois dispositifs de lutte contre la spéculation foncière

Faire de la place aux activités « peu rentables »

Alors que le foncier urbain est de plus en plus rare et cher, Manon Le Bon-Vuylsteke et Lise-Adelaïde Thomas présentent trois dispositifs juridiques et économiques qui permettent, en France et en Allemagne, de produire des espaces de travail à moindre coût.

Depuis le début des années 2000, on assiste à une forte croissance des prix du foncier, notamment dans les plus grandes villes occidentales (Comby 2015 ; Guelton 2018). Plusieurs facteurs concourent à cette inflation, comme la transformation des systèmes productifs, la concentration des activités à plus forte valeur ajoutée dans les cœurs métropolitains, ou encore l’incursion croissante dans la production urbaine d’acteurs financiers, pour lesquels l’immobilier constitue un secteur d’investissement rentable (Halbert 2013 ; Nappi-Choulet 2011). Ces mutations accroissent la concurrence entre les usages, les fonctions et les personnes dans l’accès aux ressources foncières. Par ailleurs, les collectivités locales font face à une pression croissante sur leurs ressources budgétaires [1], du fait des politiques d’austérité et de réduction de la dette menées à l’échelle nationale, ce qui les pousse à accepter, voire à accentuer certains mécanismes spéculatifs (Gimat et Halbert 2018).

La croissance actuelle des prix fonciers dans les centres urbains et les premières couronnes rend difficile la production de logements ou de locaux d’activités à des prix de sortie peu élevés (Driant 2011). Ce sujet n’est toutefois pas limité aux plus grandes villes où les prix sont les plus élevés, et tendent à augmenter. Il concerne également les villes en déprise, où les acteurs publics locaux doivent composer encore davantage avec la baisse de leurs ressources financières et fiscales (Cauchi-Duval et al. 2017). Si, dans le domaine du logement, des dispositifs comme les organismes de foncier solidaire ont récemment été médiatisés, après avoir été étudiés par la recherche (Le Rouzic 2014, 2017), le secteur de l’immobilier tertiaire reste moins connu. Pourtant, l’implantation d’activités artistiques, productives, artisanales, à vocation sociale peu ou non rentables, est également affectée par la hausse des prix du foncier et achoppe régulièrement sur la question de l’équilibre économique des opérations d’urbanisme et d’aménagement.

Dans ce contexte contraint, comment permettre à des activités peu lucratives de s’implanter ? Quels sont les montages, acteurs et outils susceptibles d’empêcher ou d’atténuer les effets de la spéculation foncière ? Nous présentons ici les résultats d’une enquête collective conduite en partenariat avec la coopérative d’urbanisme Plateau urbain, entre octobre 2018 et mars 2019 [2]. Nous avons dans ce cadre effectué un repérage et une analyse de dispositifs qui, dans plusieurs pays européens, ont pour objectif de permettre à des activités peu rentables de s’implanter dans différents contextes urbains, plus ou moins marqués par une élévation des prix fonciers. Nous présentons à la suite trois types de montage, visant soit à affranchir des biens des mécanismes spéculatifs à long terme, soit à offrir – via des économies d’échelle – des loyers inférieurs à ceux pratiqués sur le marché.

Ces trois dispositifs montrent que s’affranchir des effets les plus délétères du marché immobilier soulève d’autres questions, concernant notamment les modes de financement de ce type de projet et leurs conséquences sur les publics qui peuvent y avoir accès. Peu de ces dispositifs bénéficient d’un soutien à grande échelle et d’une institutionnalisation dans les régimes réglementaires et législatifs locaux. Les enquêtes montrent que la faible institutionnalisation ajoutée aux contraintes financières pèsent sur la reproductibilité et la généralisation de ces initiatives, qui restent donc souvent marginales. Leur concrétisation est ainsi souvent le résultat de coopérations locales au long cours entre pouvoirs publics, acteurs privés et usagers et repose sur une hybridation avec des outils juridiques et des circuits de financement plus classiques.

Les Mietshäuser Syndikat en Allemagne et le CLIP en France : inscrire la propriété dans un réseau militant contre la propriété individuelle

Le premier montage juridique et économique identifié s’inscrit dans une perspective de long terme et entend découpler la valeur marchande des sites sur lesquels les activités sont implantées et les loyers que payent les occupants. Il a été pensé par le réseau allemand du Mietshäuser Syndikat et plusieurs structures s’en sont inspirées à l’étranger, comme le Comité de libération de l’immobilier privé (CLIP) en France.

Créées respectivement en 1989 et en 2005, ces deux structures interviennent dans le montage de projets, qui demeurent complètement autonomes dans leur fonctionnement. Lorsqu’un collectif décide de rejoindre le réseau, la propriété du site qu’il occupe est confiée à une association ou une GmbH [3], dite propriétaire, composée de deux membres dont chacun possède un droit de veto sur la revente du site : le réseau national (le Mietshäuser Syndikat ou le CLIP) et l’association constituée par les occupants (Horlitz 2012 ; Wendt 2014) (figure 1). Aujourd’hui, plus d’une centaine de projets essentiellement résidentiels sont fédérés par le Mietshäuser Syndikat en Allemagne, tandis que le CLIP est impliqué dans trois projets en France. L’un d’eux, la Déviation, situé dans le quartier de l’Estaque à Marseille, est un lieu de vie et de travail artistique. Cette ancienne cimenterie, peu convoitée, a été rachetée en 2019 par un collectif organisé en association. Il réunit une vingtaine de personnes qui exercent majoritairement dans le domaine du spectacle vivant ou des arts plastiques. L’intégration au réseau du CLIP est conditionnée au respect de quelques principes fondateurs, au premier titre desquels figurent l’autogestion de chaque projet et son caractère anti-spéculatif. Dans le cas de la Déviation, des réunions collectives régulières ont été mises en place afin de favoriser un accès égal des occupants à la prise de décision. Le caractère anti-spéculatif réside quant à lui dans la fixation d’un loyer qui ne sert qu’à rembourser les prêts souscrits pour l’acquisition du site et à payer les charges courantes. À terme, le montant des loyers n’a donc vocation qu’à équilibrer les charges. En outre, le partage de la propriété entre le réseau national et le collectif occupant empêche toute revente et donc toute plus-value foncière.

Figure 1. Fonctionnement schématique du réseau du Mietshäuser Syndikat et du CLIP

Source : M. Le Bon-Vuylsteke et L.-A. Thomas, 2020, d’après Dantas, Le Bon-Vuylsteke, Le Moigne, Mazetto, Thomas 2019a, p. 31.

Si l’inscription au sein du réseau doit permettre de bénéficier d’un soutien financier de la part des autres collectifs via une caisse de solidarité, ce mécanisme de financement, qui vise pour un collectif à acquérir le lieu, reste très tributaire de la taille du réseau et de ses capacités économiques. Le maintien de la propriété au sein de la fédération du Mietshäuser Syndikat ou du CLIP ne résout pas la question du financement de l’acquisition des sites. Dans le cas français, le financement a été rendu possible par la mobilisation des réseaux de connaissances des personnes investies dans ces projets. L’acquisition de l’ancienne cimenterie par le collectif de la Déviation a ainsi reposé sur l’apport de capitaux personnels à hauteur de 100 000 euros, la contraction d’environ 80 prêts auprès de proches pour un montant total de 200 000 euros et deux campagnes de crowdfunding sur les plateformes HelloAsso et Zeste qui leur ont permis de récolter 65 000 euros (figure 2). Le remboursement des prêts privés est rendu possible par les loyers payés par les occupants, mais aussi par l’organisation d’activités lucratives à destination du public (restauration, guinguette, activités culturelles) (figure 3).

Figures 2 et 3. À gauche : Répartition des ressources pour l’acquisition du site ; à droite : Répartition des ressources de fonctionnement du site (2017)

Source : Dantas, Le Bon-Vuylsteke, Le Moigne, Mazetto et Thomas, 2019b, p. 18 et 24.

Ainsi, si ce projet démontre que des initiatives dont la vocation n’est pas de proposer des services marchands peuvent voir le jour sans recourir au système bancaire classique et sans dépendre de l’action publique ; il met également en lumière l’importance, dans le cas français, de la mobilisation et de la mise en commun d’autres capitaux, relationnels ou sociaux.

Faire porter le foncier par des fondations à but non lucratif

Il existe également dans certains pays, comme l’Allemagne ou la Suisse, des fondations à but non lucratif spécialisées dans le portage foncier et immobilier pour des locaux d’activité, qui luttent contre la spéculation en acquérant des terrains dont elles conservent la propriété sur une durée indéfinie. Par exemple, les fondations Trias (Allemagne) et Edith Maryon (Suisse) soutiennent et développent des projets à vocation sociale, en concédant des baux emphytéotiques [4] aux activités de leur choix sur les terrains dont elles gardent la propriété. Créées par des petits collectifs avec un capital de départ modeste [5], elles gèrent aujourd’hui 10,1 millions et 131,6 millions d’euros, et fédèrent 34 et 122 projets. Ces fondations tirent leurs ressources des redevances locatives ainsi que de dons immobiliers, fonciers ou numéraires de particuliers bénéficiant ainsi d’allégements fiscaux. C’est donc paradoxalement l’inégale répartition des richesses à l’échelle macroéconomique qui permet le développement de ces projets à caractère social.

Le cas d’ExRotaprint à Berlin fournit un bon exemple du montage employé par ces fondations et de la manière dont il permet d’affranchir des biens immobiliers ou fonciers des évolutions du marché. ExRotaprint est une ancienne fabrique d’imprimantes de 10 000 m² située dans le quartier de Wedding à Berlin. Elle a été acquise par les deux fondations Trias et Edith Maryon en 2007 auprès de la ville de Berlin, après avoir été sollicitées par le collectif d’artistes plasticiens qui occupaient les lieux. Ce collectif est titulaire d’un bail emphytéotique d’une durée de 99 ans, pour lequel il verse une redevance annuelle. Aujourd’hui, une trentaine d’entreprises, d’organisations sociales, d’artistes et d’artisans y louent des espaces de travail à moindre coût (figure 4). Le montant de la redevance, négocié avec les fondations, est indépendant de l’évolution des prix berlinois qui ont beaucoup augmenté depuis le milieu des années 2000 (Holm et Lebuhn 2017). Il permet ainsi aux occupants de bénéficier d’un loyer stable sur le long terme. Comme les fondations conservent la propriété du bien, elles pourront le mettre à disposition d’autres occupants si le projet du collectif d’artistes vient à son terme. Elles garantissent la vocation sociale du site par des clauses incluses dans le bail, ce qui pose dans le même temps la question du contrôle par les fondations des usages du site (Duvoux 2018 ; Lefèvre et Berthiaume 2017). Dans le cas précis d’ExRotaprint, notre enquête ne nous a malheureusement pas permis d’évaluer l’intensité de cette contrainte sur les occupants.

Figure 4. Schéma du montage foncier d’ExRotaprint

Source : Dantas, Le Bon-Vuylsteke, Le Moigne, Mazetto et Thomas, 2019b, p. 59.

Au-delà du soutien financier, le recours à des fondations spécialisées dans la gestion foncière a présenté deux avantages dans le cas d’ExRotaprint : leur implication a dans un premier temps permis de gagner la confiance des acteurs publics pour obtenir la cession du site. Les fondations ont ensuite joué le rôle de garants pour solliciter d’autres acteurs, en particulier financiers. Le collectif d’artistes à l’origine du projet d’ExRotaprint a ainsi pu obtenir des prêts pour la rénovation des bâtiments auprès d’une caisse de retraite coopérative suisse. Le développement d’ExRotaprint a néanmoins reposé sur une implication importante des premiers locataires du lieu, au début des années 2000, qui s’étaient mobilisés et investis fortement après avoir appris que la municipalité souhaitait vendre leur espace de travail. Par ailleurs, le projet a été rendu possible par un prix de cession relativement bas, dans un contexte où la ville de Berlin cédait activement son patrimoine afin de résorber son endettement (Bocquet et Laborier 2016). Aujourd’hui, la municipalité tend plutôt à généraliser le bail emphytéotique et à éviter au maximum les cessions.

Si ce mode de financement et ses effets rappellent celui du Mietshäuser Syndikat et du CLIP, puisqu’il préserve les biens concernés de la revente et les soustrait aux logiques marchandes, il s’en distingue toutefois. En effet, les fondations, par leur modèle économique même, permettent une redistribution des richesses en finançant des projets peu ou non lucratifs, mais restent toutefois inscrites dans les circuits d’accumulation capitaliste. Leur existence et leur développement s’expliquent ainsi par la hausse des inégalités sociales qu’elles légitiment en retour en finançant des activités peu lucratives (Lefèvre 2015).

Les organismes gestionnaires de locaux d’activité dédiés à l’économie sociale et solidaire : répercuter des économies d’échelle sur les loyers

Les deux premières initiatives présentées s’inscrivent donc dans une temporalité longue et permettent de préserver certains lieux de la spéculation immobilière. Cependant, d’autres initiatives permettent de produire des locaux d’activité à des prix inférieurs à ceux du marché à plus court terme, sans remettre en question le rapport à la propriété. À cet égard, le modèle économique d’une structure spécialisée – ETIC Foncièrement Responsable –, constitue un contrepoint intéressant. Créée sur le modèle d’Ethical Property UK [6], avec laquelle elle partage une charte de bonnes pratiques, ETIC assure la conception, la construction et la gestion de locaux d’activités – essentiellement des bureaux et des espaces de coworking, à destination d’activités à vocation sociale ou environnementale [7].

ETIC s’intègre aux réseaux de la finance solidaire : la plupart des sites qu’elle met en location sont détenus en copropriété [8] avec des institutions financières comme la Caisse des dépôts et consignations ou la Nouvelle économie fraternelle (NEF), une banque coopérative française qui finance des projets liés à l’économie sociale et solidaire [9]. Contrairement aux deux montages évoqués précédemment, la question du foncier y est moins centrale puisque la baisse des prix de sortie repose principalement sur la concentration de plusieurs activités en interne (la conception, la construction et la gestion), la mutualisation d’espaces collectifs et l’uniformisation des modes de gestion. La concentration des activités permet d’économiser les marges habituellement réalisées par les intermédiaires et la création d’une société civile immobilière (SCI) – un outil juridique très classique – pour chaque site a permis à ETIC d’acquérir une meilleure expertise en matière juridique. Ces économies, évaluées entre 10 et 30 %, sont ensuite répercutées sur les loyers que versent les occupants.

Ce type de montage apparaît donc plutôt reproductible, dans la mesure où les économies d’échelle réalisées dépendent notamment de la multiplication des sites. Cependant, les projets menés sur ce modèle sont principalement constitués de bureaux, qu’il s’agisse de locaux individuels ou d’espaces de coworking : les économies réalisées, en concentrant les activités et en standardisant les modes de gestion, seraient-elles suffisantes pour accueillir d’autres types d’activités, artistiques ou productives, plus demandeuses d’espace ?

Les enseignements des montages fonciers et financiers présentés sont de trois ordres. Les études de cas mettent tout d’abord au jour différents types de capitaux, notamment sociaux, relationnels et économiques qui favorisent la mobilisation de ces montages et la concrétisation de projets. À cet égard, une sociologie précise des habitants ou des usagers de ces lieux, de leurs ressources respectives, resterait à mener. Dans un second temps, ces initiatives renseignent sur les frontières finalement ténues entre les dispositifs de lutte contre la spéculation foncière et des mécanismes plus classiques. Les projets de la Déviation, d’ExRotaprint et le modèle économique d’ETIC montrent que le recours aux acteurs publics, aux financements ou à des outils juridiques classiques n’est jamais absent, qu’il s’agisse de subventions publiques, de recours aux prêts bancaires ou à des SCI respectivement. Enfin, ils montrent qu’il existe, à différentes échelles et dans différents contextes nationaux et locaux, des initiatives qui visent à freiner, voire à offrir des alternatives à l’emballement spéculatif sur le foncier urbain. Dans les faits, ces initiatives construisent surtout des micro-espaces qui en sont en partie préservés, puisqu’il est impossible de lutter contre la spéculation foncière à l’échelle d’un projet. Ce faisant, elles ouvrent des pistes de réflexion sur notre rapport à la propriété individuelle, sur la place des activités peu lucratives et sur les possibilités de financement collectif d’une ville plus solidaire. La reproductibilité des expériences, en partie dépendante des contextes et des cadres nationaux, et les conditions de circulation et de réappropriation de certains dispositifs constitueraient des pistes de recherche à approfondir.

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Pour citer cet article :

Manon Le Bon-Vuylsteke & Lise-Adélaïde Thomas, « Trois dispositifs de lutte contre la spéculation foncière. Faire de la place aux activités « peu rentables » », Métropolitiques, 17 décembre 2020. URL : https://metropolitiques.eu/Trois-dispositifs-de-lutte-contre-la-speculation-fonciere.html

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