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Sociologie de Berlin : histoire d’une « ville-laboratoire »

Dans un récent ouvrage de synthèse, Denis Bocquet et Pascale Laborier brossent le portrait de Berlin et de ses transformations historiques, politiques et sociologiques. Clément Barbier montre comment cet utile tableau généraliste tend à gommer certaines controverses scientifiques, au risque de mythifier certaines spécificités de la capitale allemande.
Recensé : Denis Bocquet et Pascale Laborier, Sociologie de Berlin, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2016

Perpétuant la jeune tradition des ouvrages de synthèse compilant les différents travaux de sciences sociales réalisés sur une même ville, Sociologie de Berlin aborde l’histoire, la composition sociale et l’organisation spatiale de la capitale allemande. Après la publication du même type de livres sur Paris (Pinçon et Pinçon-Charlot 2004), Bordeaux (Victoire 2007), Lyon (Grafmeyer et al. 2010), Nantes (Masson et al. 2013) et Marseille (Peraldi et al. 2015), Denis Bocquet et Pascale Laborier se distinguent ici par la volonté de faire la présentation la plus exhaustive possible des principales évolutions que Berlin a connues sur le plan socio-économique, politique et urbanistique, avec l’ambition originale d’interroger la spécificité de ce qu’ils qualifient de « modèle berlinois » (p. 4).

Faire le portrait d’une capitale à l’histoire singulière

Après une mise en perspective de l’histoire de la ville remontant jusqu’au Moyen Âge (chapitre 1), les deux auteurs, respectivement historien de l’urbain et politiste, tous deux français et ayant vécu plusieurs années dans la capitale allemande via le Centre Marc-Bloch, se focalisent sur les transformations qu’a connues Berlin dans le courant de la deuxième moitié du XXe siècle. Ils retracent les enjeux géopolitiques ayant entraîné le déplacement de la capitale de la République fédérale à Bonn et montrent ce qu’a impliqué son déménagement-retour en 1990, notamment au regard des institutions et corps de fonctionnaires qui ont fusionné à cette occasion (chapitre 2).

Ils dressent ensuite le tableau démographique et économique de l’agglomération en décrivant l’évolution de la population – qui décline à l’Est jusqu’en 1990, avant de croître sur l’ensemble de l’agglomération à partir de la réunification – et celle des principaux secteurs d’emplois – avec un essor des services qui serait essentiellement lié au tourisme et à « l’économie de la créativité ». La scission de la capitale jusqu’en novembre 1989 apparaît ici comme un élément déterminant pour l’évolution de son économie ainsi que pour les formes urbaines et la composition sociale de ses quartiers (chapitre 3). Denis Bocquet et Pascale Laborier complètent ce tableau historique et statistique par un quatrième chapitre sur la question migratoire mettant au jour la diversité des origines nationales des minorités étrangères qui se sont installées à Berlin au gré des besoins en main d’œuvre de l’économie locale et des revirements géopolitiques liés à la guerre froide (chapitre 4).

Révolutions politiques, réformes urbaines et marketing culturel

C’est au fil des trois derniers chapitres que sont développées les principales thématiques sur lesquelles Denis Bocquet et Pascale Laborier ont choisi de mettre l’accent : les dynamiques partisanes et contestataires, les politiques urbaines, et la vie culturelle de la capitale. Le chapitre 5 est ainsi l’occasion de pointer ce qui fait de Berlin, aux yeux des auteurs, un lieu d’« innovation politique ». En plus d’être une ville électoralement plutôt ancrée à gauche (avec tout de même une union démocrate-chrétienne majoritaire au sein du parlement local entre 1975 et 2001), la capitale allemande aurait été un terreau propice à l’émergence de mouvements sociaux critiques, à la création de nouveaux partis, et à l’affirmation de pratiques contestataires. Parmi elles, on retrouve notamment la Fraction armée rouge (Rote Armee Fraktion, RAF) ou « l’invention de manières subversives d’habiter » à travers la première « location communautaire » (Wohngemeinschaft), créée en 1967 (p. 69). Ce tableau des forces politiques berlinoises met surtout en exergue les mobilisations originales qui ont émaillé l’histoire récente de la ville, sans toujours restituer le poids relatif de ces mouvements autrement que par la présentation synthétique des résultats électoraux et le récit d’événements politiques emblématiques, comme le referendum à l’issue duquel les projets d’aménagement d’un parc de logement sur le site de l’ancien aéroport de Tempelhof ont été rejetés (p. 83).

Les implications de ces luttes politiques pour l’action publique locale sont pour partie mises au jour dans le chapitre 6, consacré aux transformations urbaines et sociales de la capitale allemande. De la reconstruction, faisant fi de l’ancienne trame urbaine bombardée, aux premières expériences de planification participative plus soucieuses de conserver l’architecture et les configurations sociales existantes à l’Ouest, en passant – à l’Est également – par un changement de regard sur le bâti ancien de plus en plus mis en valeur à partir du milieu des années 1970, Denis Bocquet et Pascale Laborier mettent en avant ce qui, à leurs yeux, fait de Berlin un « laboratoire d’urbanisme et d’architecture » (p. 85). La période qui s’ouvre à partir de la réunification se caractérise par l’augmentation généralisée des prix des loyers avec un changement profond de la composition sociale des quartiers centraux – notamment dans l’arrondissement de Mitte – au fil des recompositions de la politique de logement social (Holm 2006a) et de la privatisation des bailleurs qui la mettent en œuvre (p. 93). L’ouvrage s’achève par un septième chapitre sur la place de la « culture » à Berlin qui constitue pour les auteurs une occasion de présenter les principales attractions touristiques et d’insister sur l’augmentation des flux de visiteurs, le soutien public aux institutions théâtrales, musicales et artistiques, ou encore l’essor d’une « économie de la connaissance ». Cette association véhicule l’image d’une « ville créative » dont la gentrification serait liée à la valorisation symbolique de ce caractère « alternatif » de la capitale.

De la difficulté de concilier éclectisme et cohérence d’une démonstration

De manière générale, on peut se réjouir de l’initiative consistant à rassembler dans un ouvrage de synthèse les données statistiques et travaux scientifiques produits sur une même ville. Ce portrait de Berlin répond à une double exigence d’éclectisme et de rigueur scientifique quant aux sources mobilisées. L’approfondissement de certaines questions sous la forme de multiples encadrés, souvent d’autant plus riches qu’ils reposent sur des études de cas détaillées, permet d’ouvrir l’appétit du lecteur, qui pourra se plonger dans le détail de ces analyses précisément référencées. Ce tableau généraliste de la ville de Berlin permet au chercheur comme au profane de gagner du temps, en compilant un grand nombre de données utiles, souvent restituées avec un recul critique salutaire [1]. À ce titre, certains travaux mobilisés apportent des éclairages originaux permettant de déconstruire les lectures simplificatrices réifiant l’opposition Est–Ouest [2], en montrant, par exemple, dans le domaine de la rénovation urbaine qu’on assiste à partir des années 1970 à des tournants analogues autour de la revalorisation de l’existant et du rejet de l’architecture moderniste (p. 90).

L’ambition directrice de cet ouvrage, consistant à présenter les grandes questions socio-économiques, urbaines et politiques qui font de Berlin une capitale singulière en dressant un large panorama des travaux de sciences sociales réalisés sur l’agglomération, génère néanmoins certaines contradictions. Bien que l’usage des sources secondaires soit riche d’enseignements quant au profil et aux préoccupations scientifiques des chercheurs qui dépeignent aujourd’hui la ville de Berlin, on peut se demander si la mobilisation parfois illustrative de ces résultats d’enquêtes, qui ne prennent pas place au cœur d’une démonstration assumée, ne contribue pas à exacerber, voire à mythifier, certaines spécificités de la capitale allemande, et, par la même occasion, si cela ne nuit pas à la cohérence du portrait.

D’une part, les nombreuses parenthèses historiques, certes bien documentées, ne sont pas toujours mises en lien avec les transformations économiques et socio-politiques censées être au cœur de l’analyse. On se perd parfois dans des énumérations qui, sur la forme, peuvent rappeler le ton folklorique d’un guide touristique (p. 102‑103) et conduisent à perdre de vue le pari ambitieux qui visait à statuer sur les spécificités de la capitale allemande. Cela aurait impliqué de questionner plus frontalement les dynamiques socio-spatiales qui s’y donnent à voir et de mettre au jour les rapports de pouvoir structurant l’action publique locale. Le politiste pourra en effet déplorer qu’au-delà de l’exposition des principales controverses qui ont émaillé le débat public berlinois, on n’ait que peu d’éclairages sur le fonctionnement des différents services de l’administration de la ville‑Land ou sur les évolutions des instruments de renouvellement urbain qui, par-delà l’affichage politique d’une allégeance aux principes de la « rénovation précautionneuse », ont conditionné le lancement des opérations de réhabilitation à la réalisation d’une plus-value immobilière conduisant, de fait, à accélérer l’augmentation des loyers (Holm 2006b).

D’autre part, la sélection œcuménique d’un large panel de travaux paraît trahir un idéal de neutralité scientifique et se trouve à l’origine de plusieurs ambiguïtés. C’est notamment ce dont témoigne le traitement de la question de la gentrification. En effet, il est alternativement suggéré au fil du texte que l’éviction des classes populaires et la montée des loyers au cœur de Berlin est le fruit de choix politiques – qu’il s’agisse de la rénovation des quartiers anciens ou du tournant gestionnaire dans l’administration de l’habitat social – puis de décisions d’investisseurs privés (p. 98), avant que ce ne soient les artistes et représentants de la contre-culture berlinoise qui soient montrés du doigt comme les responsables de ces évolutions (p. 107). Pour un quartier de l’arrondissement de Neukölln, la définition du phénomène se réduit soudain à un embourgeoisement d’une partie de la population immigrée qui y réside, suggérant ainsi l’absence de réelle éviction des ménages les plus précaires (p. 56) [3]. Enfin, les auteurs concluent leur propos en déplorant l’échec de l’exposition internationale d’architecture IBA Basel 2020, qu’ils interprètent comme un signe d’affaiblissement de la dynamique d’innovation des politiques urbaines berlinoises (p. 97‑98), omettant par la même occasion de préciser que le grand projet de renouvellement urbain ciblait précisément Neukölln, qui connaît ces dernières années une rapide hausse des prix de l’immobilier [4].

En écartant un certain nombre de débats épistémologiques sur le cadre et les limites des enquêtes mobilisées, l’ouvrage tend donc à gommer d’importantes controverses scientifiques actuelles et prend le risque de se contredire. Il aurait probablement gagné en portée s’il avait assumé une démonstration située, qui évoque la diversité de l’état de l’art en se positionnant clairement vis-à-vis de ces différents travaux et en abandonnant ainsi l’idéal positiviste d’une mutualisation des connaissances qui, par-delà les frontières entre écoles de pensée, permettrait de tendre vers une description objective et exhaustive de la « réalité ». Néanmoins, on ne peut que saluer la richesse de ce travail, qui restitue habilement les résultats d’une grande diversité d’analyses malgré le format éditorial très synthétique propre à la collection « Repères ». Ce portrait de ville constitue en ce sens un précieux point d’appui pour de futures recherches sur Berlin et offre un condensé des grandes questions de sciences sociales qui s’y donnent à voir.

Bibliographie

  • Chabrol, Marie ; Collet, Anaïs ; Giroud, Matthieu ; Launay, Lydie ; Rousseau, Max ; et Ter Minassian, Hovig. 2016. Gentrifications, Paris : Éditions Amsterdam.
  • Grafmeyer, Yves ; Authier, Jean-Yves ; Mallon, Isabelle ; et Vogel, Marie. 2010. Sociologie de Lyon, Paris : La Découverte, coll. « Repères ».
  • Holm, Andrej. 2006a. « Urban renewal and the end of social housing : the roll-out of neoliberalism in East Berlin’s Prenzlauerberg », Social Justice, vol. 33, n° 3, p. 114‑128.
  • Holm, Andrej. 2006b. Die Restukturierung des Raumes. Stadterneuerung der 90er Jahre in Ostberlin : Interessen und Machtverhältnisse, Bielefeld : Transcript Verlag.
  • Holm, Andrej. 2014. « Gentrifizierung – mittlerweile ein Mainstreamphänomen ? », Informationen zur Raumentwicklung, n° 4, p. 277‑289.
  • Masson, Philippe ; Cartier, Marie ; Le Saout, Rémy ; Retière, Jean-Noël ; et Suteau, Marc. 2013. Sociologie de Nantes, Paris : La Découverte, coll. « Repères ».
  • Peraldi, Michel (dir.). 2015. Sociologie de Marseille, Paris : La Découverte, coll. « Repères ».
  • Pinçon, Michel et Pinçon-Charlot, Monique. 2004. Sociologie de Paris, Paris : La Découverte, coll. « Repères ».
  • Rowell, Jay. 2006. Le Totalitarisme au concret. Le logement en RDA, 1945‑1989, Paris : Economica.
  • Victoire, Émile. 2007. Sociologie de Bordeaux, Paris : La Découverte, coll. « Repères ».

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Pour citer cet article :

Clément Barbier, « Sociologie de Berlin : histoire d’une « ville-laboratoire » », Métropolitiques, 20 février 2017. URL : https://metropolitiques.eu/Sociologie-de-Berlin-histoire-d.html

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