L’apparition d’espaces délaissés et le développement d’usages temporaires de ces espaces sont caractéristiques d’un contexte de crise et de transition. L’existence de ces délaissés est liée à la désindustrialisation mais aussi aux phénomènes de rétrécissement urbain – « shrinking » process, décroissance démographique et des activités économiques (Oswalt 2005). Plus récemment elle s’explique par la crise économique, notamment l’impact du resserrement de crédit (credit crunch) visible en particulier en Grande Bretagne et aux États-Unis. Ces délaissés, ou friches urbaines, sont soumis à des trajectoires de mutation extrêmement hétérogènes. En particulier, certains de ces espaces sont marqués par un temps de veille, d’attente prolongée, propice au développement d’usages temporaires – activités alternatives culturelles, sociales ou artistiques, autorisées ou non – qui dès lors remettent en question les temporalités de l’aménagement et aussi l’aptitude de l’urbanisme à introduire plus de flexibilité. Considérer les usages temporaires et non planifiés est une manière de promouvoir la capacité à s’adapter plus facilement aux aléas du marché en accentuant la flexibilité et la mutabilité des espaces (Urban Catalyst 2007). Ce n’est ainsi plus seulement la durabilité des espaces et projets urbains qui est recherchée mais leur aptitude à faire face aux crises et à l’incertain. Cet enjeu s’inscrit dans la vague actuelle de remise en question des paradigmes de l’action publique, particulièrement dans les pays anglo-saxons, au travers de la notion de résilience urbaine. Anticiper les conséquences de la multiplication des délaissés dans un contexte post crise économique – « credit crunch » – va de pair avec l’impératif de faire face à des aléas majeurs (terrorisme, changement climatique par exemple – cf. « resilience of the everyday city », voir Coaffee et al. 2008 ; Coaffee 2008, 2010). Vis à vis des espaces en déshérence, il s’agit de rompre le cycle classique de la récupération des friches qui vise systématiquement à un réaménagement planifié des espaces délaissés et au contraire permettre à des usages non-planifiés de se développer sur ces territoires et de favoriser leur régénération.
Jeux d’acteurs et valeurs foncières
Il n’existe pas une seule catégorie d’usages temporaires légaux, mais plusieurs, fonction des stratégies des propriétaires fonciers, des collectivités territoriales et bien évidemment des « acteurs temporaires » à l’origine des usages qui vont prendre possession de ces espaces. Je citerai ici des activités et projets culturels et artistiques (la manufacture des tabacs de la Seita sur la Friche de la Belle de Mai, à Marseille) ou des activités économiques et de loisirs (la plateforme du Flon à Lausanne, des espaces commerciaux réinvestis en Grande Bretagne dans le cadre du programme Meanwhile Spaces). Les acteurs temporaires sont attirés par les coûts de location et de maintenance peu élevés ou quasi nuls de ces lieux, par une flexibilité des usages (Andres 2010 ; BMVBS et BBR 2008 ; Urban Catalyst 2003), un environnement créatif (Drake 2003) et propice aux liens sociaux (Crewe et Beaverstock 1998). Le propriétaire, de son côté, en autorisant ces usages, y trouve plusieurs avantages : une sécurisation du site à moindre coût et une maintenance « low-cost » du terrain dans l’attente d’un contexte plus prometteur, pour sa vente ou pour un projet de régénération. In fine, pour les collectivités locales, les usages temporaires tendent dans certains cas à être perçus comme des opportunités de participer à la revalorisation symbolique d’un lieu et à l’amélioration de son image. Par ailleurs, encourager les usages temporaires peut être aussi un moyen d’accélérer la mutation de ces espaces. C’est le rapport entre la valeur d’échange et la valeur d’usage qui est ainsi au cœur de ces processus.
Ces jeux d’intérêt sont explicites dans les exemples évoqués. À Marseille, l’investissement par un projet artistique de la manufacture des tabacs a été le résultat de la volonté de l’élu à la Culture de soutenir la reconquête des friches urbaines par des activités culturelles, dans le but de limiter les nuisances liées à leur désuétude et à parier sur d’éventuelles retombées positives qu’elles pourraient engendrer. Cet investissement a reposé aussi sur l’accord du propriétaire, la Seita, d’autoriser l’investissement des lieux en échange d’une part, d’une sécurisation du site et d’autre part, d’un potentiel achat par la collectivité dans le futur. Au Flon à Lausanne, c’est la combinaison de la volonté de la société de holding immobilière, propriétaire de l’ancienne plateforme de stockage, de conserver des revenus minimum en louant les entrepôts et du souhait de petits artisans et commerçants (restaurateurs, gérants de boîtes de nuit, galeristes, antiquaires...) de trouver des locaux en centre-ville, modulables à volonté et peu chers, qui a favorisé la mutation du site durant son temps de veille ; la collectivité est restée observatrice (n’étant pas propriétaire du terrain) mais a accueilli positivement ce renouvellement. Dans les deux cas, les usages temporaires ont participé à une revalorisation symbolique du site, en terme d’image, mais aussi foncière et urbaine. La Friche est devenue un des projets clés du vaste projet de régénération Euroméditerranée et de Marseille Provence 2013, capitale Européenne de la Culture, et le Flon est aujourd’hui le nouveau cœur de la ville, haut lieu de vie nocturne et économiquement gentrifié (signifiant que seule une partie des activités « temporaires » – quelques restaurants, boîtes de nuit et galeries – a été maintenue).
Outils de flexibilité et de régénération à long terme
Quelles conclusions dégager pour la construction d’une ville spatialement plus résiliente, apte à anticiper, faciliter et promouvoir les usages temporaires dans un contexte de crise ? La résilience spatiale repose sur l’aptitude à introduire plus de flexibilité dans le système de planification afin de faciliter sa capacité à s’adapter aux chocs de diverses natures et ainsi permettre à des acteurs atypiques d’investir des espaces et dès lors d’interférer sur leur mutation. Typiquement, les usages temporaires sont un des outils de cette flexibilité et sont une forme d’anticipation et de pari sur le renouvellement des espaces et territoires en déshérence. Deux types d’usages temporaires peuvent être identifiés : 1) comme alternative à une remise immédiate (et impossible) sur le marché, pour influencer la valeur marchande d’un espace et encourager son redéveloppement à court ou moyen terme – ce qui implique une explicitation immédiate de telles stratégies vis-à-vis des acteurs atypiques, ainsi aptes à rebondir rapidement une fois la période de veille achevée ; 2) comme moyen de démontrer que le contenu des projets élaborés de cette façon durant un temps de veille peut jeter les bases de projets innovants de renouvellement à long terme, fondés sur une stratégie de régénération urbaine, culturelle et économique.
Gagnants et perdants
Mais dès lors, qui sont les gagnants et les perdants de ces formes de mutation atypiques ? L’intérêt principal des usages temporaires repose sur le fait qu’ils influent sur la valeur d’échange des espaces concernés ce qui, de fait, explique l’intérêt initial des propriétaires fonciers. De ce point de vue, le devenir des acteurs qui investissent les lieux de manière temporaire est bien entendu problématique : il est systématiquement conditionné par le positionnement des acteurs décisionnaires (propriétaires et/ou collectivités territoriales) et par la manière dont ils souhaitent faire évoluer les projets temporaires et promouvoir des formes de négociation multi-acteurs (Andres 2011). La capacité des acteurs atypiques à faire preuve de leadership, d’interventionnisme et de créativité est dès lors cruciale. Le rôle de l’urbaniste en tant que médiateur n’est donc ici pas aisé, d’autant qu’une fois le contexte de crise passée la perspective de régénérer les espaces délaissés et de les réintroduire dans un modèle de développement classique redevient attrayante. Les pressions économiques reprennent tout leur sens. Il existe quelques exemples où les renouvellements initiés « par le bas » (bottom-up) restent le levier de processus de régénération à long terme. La Friche de la Belle de Mai en est un. Néanmoins, dans la plupart des cas, les acteurs atypiques à l’origine du processus sont voués à disparaître ou à recommencer ailleurs. La dynamique créée durant le temps de veille s’estompe, comme au Flon où seule l’image alternative du site, quoique amendée, perdure, après avoir toutefois démontré ses bénéfices lors des périodes d’incertitude durant lesquelles aucune autre forme de mutation que celle des usages temporaires n’est possible.