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Touristes vs habitants : au-delà des caricatures

Dans un ouvrage à deux voix confrontant les regards de l’économie et de la sociologie, Marie Delaplace et Gwendal Simon proposent une introduction synthétique aux questions posées par le tourisme à l’aménagement. Ils réaffirment la nécessité de pratiquer la concertation dans les projets d’aménagement touristique.
Recensé : Marie Delaplace et Gwendal Simon, Touristes et habitants. Conflits, complémentarités et arrangements, Gollion, Infolio Éditions, 2017

« Touristes contre habitants » : le sujet est en passe de devenir un véritable marronnier, en particulier en période estivale. L’île de Santorin envahie (TF1, 4 juillet 2017), Dubrovnik assiégée (France 2, 2 juillet 2017), des centres-villes vidés de leurs habitants (Le Point, 5 juillet 2017) pendant que s’organisent manifestations et marches antitouristes à Venise, Barcelone ou Berlin (Libération, 7 août 2017 ; Ouest-France, 11 août 2017). La guerre gronde entre touristes et habitants, la « tourismophobie » se répand (Les Inrocks, 1er septembre 2017).

Le vocabulaire de ces articles et sujets télévisés, qui évoque une guerre de territoire, cache une autre réalité, celles des « conflits et complémentarités », nombreux et ambigus, qui existent entre résidents permanents et ceux de passage, et la grande variabilité, voire l’hybridité, des situations intermédiaires. Que recouvrent ces catégories et quelles sont leurs interactions économiques et sociales ? Quels sont les « arrangements » qui peuvent être mis en place par les décideurs et aménageurs pour permettre une coexistence qui convienne à tous ?

C’est à ces questions que tente de répondre un nouveau livre de la collection « Futurs urbains » (Infolio Éditions), qui propose de confronter deux points de vue complémentaires de chercheurs sur une question de débat public, ici la perspective économique et la perspective sociologique. En adoptant la problématique de l’aménagement public comme fil rouge, l’ouvrage met en évidence la question des intérêts potentiellement contradictoires entre différents usagers du territoire (touristes, habitants, mais aussi résidents secondaires, saisonniers…) et celle de leur cohabitation.

Le tourisme, une activité économique hétéroclite

La première partie, rédigée par l’économiste Marie Delaplace, vise à présenter le tourisme du point de vue du développement économique local. Dans un premier temps, l’auteure familiarise le lecteur avec le vocabulaire de l’économie touristique et les manières de comptabiliser les ressources ainsi que les acteurs qui les mobilisent. Les deux premiers chapitres de l’ouvrage mettent en évidence la manière dont les mobilités humaines (présents, absents, pendulaires…) configurent les espaces et leurs richesses. Le premier chapitre, plus théorique, permet de comprendre comment la pensée économique aborde l’objet tourisme, et montre la grande variété des activités et des espaces concernés. Le second chapitre aborde les complémentarités et les exclusions qui existent entre les activités liées au tourisme et les autres activités – par exemple, l’agriculture : alors que le touriste est par définition mobile et donc susceptible de changer de destination, l’agriculture ne l’est pas (Renard 1984). L’auteure cite, par exemple, la pollution, l’utilisation de l’eau ou encore de l’espace marin comme objets de conflits potentiels.

Dans un second temps, elle se penche sur deux cas particuliers éclairant les conflictualités, arrangements et complémentarités annoncés dans le titre de l’ouvrage : les résidences secondaires et le transport. Ces deux corollaires du tourisme – puisqu’il faut bien loger et/ou transporter les visiteurs – sont, en effet, des objets de politique d’aménagement, et c’est davantage cette dimension qui est abordée dans l’ouvrage.

Si le premier chapitre laisse deviner les ambiguïtés de l’économie touristique, on voit encore davantage dans le second, au moyen de l’exemple du marché immobilier, qu’il n’est pas aisé de déterminer ni de mettre en balance les externalités « positives » et « négatives » du tourisme. Par exemple, si Airbnb est classée comme « externalité positive » en raison des rentrées économiques que la plate-forme génère pour des habitants confrontés à des loyers élevés, ce n’est pas sans plusieurs limites, mentionnées par l’auteure : pertes pour les hôteliers, les agences immobilières et les finances publiques, alimentation de la pression immobilière... De la même manière, l’auteure aborde la difficulté à chiffrer précisément l’impact, en termes de développement économique local, des grandes infrastructures telles que les lignes à grande vitesse ou les aéroports. Aussi, c’est plutôt la question de la gestion raisonnée des activités potentiellement antagonistes de différentes catégories d’usagers qui est ici mise en avant – par exemple, via la construction de logements sociaux ou l’amélioration de la mobilité des habitants grâce aux infrastructures financées par le tourisme.

Cette première partie compte de nombreuses illustrations propres à donner vie aux concepts évoqués et à démontrer toute l’ampleur et la complexité de l’économie touristique. Cependant, le lecteur restera un peu sur sa faim quant à la compréhension des effets économiques globaux du tourisme. Finalement, le tourisme agit-il comme un redistributeur de richesses ou contribue-t-il à créer de nouvelles inégalités (Lejoux 2007, Cousin et Réau 2009) ? Pourquoi les collectivités locales s’endettent-elles pour l’acquisition d’équipements ou la création d’événements coûteux et souvent déficitaires, malgré la difficulté à mesurer les retombées économiques réelles, ce que révèlent les oppositions à ces projets (Notre-Dame-des-Landes, Jeux olympiques…) ? Les réponses à ces questions ne sont toutefois pas univoques et sans doute bien difficiles à résumer dans le cadre d’un ouvrage aussi court.

Du tourisme à l’habitant : diversité des modes et des temporalités d’habiter

Dans une seconde partie, le sociologue Gwendal Simon s’intéresse au continuum qui se cache derrière l’opposition entre les catégories « touristes » et « habitants ». Dans la première partie, on pressentait cette opposition hasardeuse sur le plan scientifique : Marie Delaplace distinguait ainsi plutôt les notions de « résidence » et de « présence » utilisées en économie et en géographie. Cette seconde partie vise à explorer les « modes contemporains d’habiter » qui, dans un contexte de mobilité croissante, s’hybrident. Toujours dans le même objectif d’aménagement public, il s’agit alors de s’interroger sur « le type de gouvernance le plus efficient pour faire cohabiter l’ensemble des usagers du territoire » (p. 88).

Dans un premier chapitre, l’auteur dresse un inventaire des impasses auxquelles mène une représentation binaire du contexte touristique. Il relève ainsi l’importance des jugements moraux produits sur les touristes, alternativement dépeints dans la littérature comme des fléaux ou des bénédictions. Cette représentation néglige la complexité des relations entre coprésents qui partagent selon l’auteur une même « condition spatiale » (p. 96).

À titre d’exemple, l’auteur s’intéresse plus en détail au cas des résidents secondaires et des travailleurs saisonniers pour démontrer la grande diversité sociale des acteurs et des pratiques. De manière complémentaire à l’analyse des résidences secondaires en termes de marché immobilier présentée par Marie Delaplace en première partie, il s’agit ici de s’intéresser à la variabilité des modes d’habiter le « secondaire ». Si cette appellation a son sens en économie, puisqu’il s’agit au départ d’une catégorie fiscale, ses usages dépendent aussi bien des habitants (permanents et temporaires) que des contextes locaux (Blondy et al. 2016). En outre, la différence économique entre consommateurs et producteurs de services touristiques n’est pas étanche sur le plan sociologique : les saisonniers partagent ainsi certaines caractéristiques des résidents secondaires (présence régulière mais intermittente), voire certains loisirs.

Dans un second chapitre, Gwendal Simon s’intéresse aux conflictualités générées par la coprésence de touristes et de résidents. Dans un premier temps, il rappelle la grande diversité des formes de conflits (nuisances sonores, accaparement de l’habitat, gentrification…) et leur caractère bien souvent latent et indirect. Dans un second temps, il s’attache à reconstruire, au travers de deux exemples historiques de développement du tourisme (les Alpes et le Languedoc [1]), la réception contrastée de projets d’aménagements touristiques par les habitants des territoires concernés. La valeur, positive ou négative, de la « mise en tourisme » n’est pas donnée mais construite par les interactions particulières entre aménageurs, habitants et touristes, ainsi que par les enjeux soulevés au niveau local : la conciliation de pratiques dans les Alpes, et l’aménagement centralisé à grande échelle sur la côte languedocienne. Les deux exemples montrent que la mise en tourisme est avant tout une « mise en marché » qui n’est pas sans rappeler l’analyse du marché au cadran solognot par Marie-France Garcia (1986) : elle ne peut se faire sans l’implication active de « médiateurs » locaux.

Pour un aménagement concerté (et équitable ?)

En guise de conclusion, les deux auteurs affirment la nécessité, pour les aménageurs et urbanistes contemporains, de pratiquer la concertation dans les projets d’aménagement touristique. Afin de promouvoir une bonne cohabitation, les différents usages de l’espace incarnés par le touriste, l’habitant, et la variabilité des situations intermédiaires ne doivent pas être conçus séparément, ni en l’absence des usagers concernés.

L’ouvrage de Marie Delaplace et Gwendal Simon restitue dans un format très accessible toute la complexité des relations entre les différents usages du territoire compris de la simple visite à la résidence principale. Il permet de dépasser la lecture souvent simpliste et belliqueuse présentée dans les médias et de poser les jalons d’une réflexion sur les modes et les usages de cohabitations dans l’espace.

Les conflictualités réelles ne se réduisent pas à une simple opposition entre touristes et habitants ; elles révèlent une inégale capacité à s’approprier les espaces. La question de l’équité ou de la justice sociale aurait ainsi pu avoir toute sa place dans cette perspective, dans la mesure où l’habitat – permanent ou temporaire – est l’un des révélateurs majeurs des inégalités sociales et territoriales. En effet, les dynamiques d’appropriation générées par la « mise en tourisme » n’opposent pas nécessairement touristes et habitants : la mobilité faisant partie intégrante du mode de vie de certaines classes supérieures urbaines (Andreotti et al. 2016), touristes et habitants sont susceptibles d’appartenir aux mêmes catégories sociales, révélant aussi les dynamiques de l’entre-soi (c’est d’abord par la gentrification résidentielle que certains quartiers sont devenus touristiques, comme Kreuzberg à Berlin ou Brooklyn à New York). Ces dynamiques posent alors de manière cruciale la question du partage de l’espace et de l’habitat. En outre, les jugements moraux dont parle Gwendal Simon sont aussi des jugements sociaux : la « tourismophobie » décrite par les médias vise en particulier le tourisme populaire, l’éternel « idiot du voyage » (Urbain 2002). Le tourisme se fait alors le miroir de logiques de distinction sociale dans lequel les oppositions entre touristes et habitants peuvent être construites et instrumentalisées (Cousin 2013).

En définitive, l’ouvrage offre une introduction synthétique aux questions économiques et sociales posées par le tourisme – et peut-être plus largement par la mobilité – à l’aménagement des territoires. Il ne constitue cependant pas une réponse univoque, mais plutôt un outil de réflexion visant à naviguer dans la multiplicité des approches et des concepts qui constituent ce champ de recherche, transversal et pluridisciplinaire.

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Pour citer cet article :

Aurore Flipo, « Touristes vs habitants : au-delà des caricatures », Métropolitiques, 8 février 2018. URL : https://metropolitiques.eu/Touristes-vs-habitants-au-dela-des-caricatures.html

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