Accéder directement au contenu
Le Liebig 34 © E. Gaillard, 2010
Terrains

Berlin : le squat comme outil d’émancipation féministe

Si l’habitat contribue à la production des inégalités entre hommes et femmes, peut-il aussi être l’outil d’une remise en question des rapports de genre ? À Berlin, plusieurs squats revendiquent cette pratique comme un outil d’émancipation féministe.

« La ville nous appartient ». « Avortement ici et maintenant, pour une vie indépendante ». Telles sont les revendications lisibles sur cette photographie prise au Liebig 34, un des squats féministes légalisés de Berlin. À travers un éclairage historique et une étude sociologique de squats comme le Liebig 34, cet article éclaire le rapport entre engagement féministe et construction d’un espace de vie.

Du squat à l’habitat

Au début des années 1980, on pouvait déjà lire sur les façades de certaines maisons squattées à Berlin-Ouest des slogans comme « L’avenir sera féminin », « Les femmes vivent, aiment, travaillent », « La gentillesse ne fait pas toujours du bien, préparez-vous à la colère des femmes ». À cette époque, Berlin-Ouest connaît un fort mouvement squat, avec l’occupation de plus de 150 maisons dans le seul quartier de Kreuzberg. C’est dans ce contexte que des militantes féministes, issues de la mouvance alternative, autonome et libertaire allemande fondent des espaces d’habitat autonomes. Si certaines d’entre elles s’opposent radicalement à l’ordre social allemand par le squat, la majorité sont ce que les Allemand-e-s appellent, des « instandbesetzer-innen » (Diner et Supp 1982, p. 108-116), c’est-à-dire des « occupantes-rénovatrices », qui cherchent à rénover les immeubles laissés à l’abandon par leurs propriétaires.

Ces occupations prenaient place dans un contexte où la vétusté du parc immobilier de Berlin-Ouest et l’accroissement de la demande avaient eu pour conséquence la mise sur pied de deux politiques spécifiques : une politique de subvention aux rénovations et une politique promouvant la démolition et la reconstruction du parc immobilier de la ville [1]. Ces deux politiques conjuguées ont favorisé des stratégies spéculatives de la part de certains propriétaires, qui touchaient des subventions pour la rénovation de biens immobiliers qu’ils laissaient pourtant se délabrer afin d’obtenir le droit de les détruire et reconstruire des logements neufs [2].

Cette dérive spéculative a fait l’objet d’un mouvement de contestation de la part des habitant-e-s des quartiers concernés qui se voyaient doublement sanctionné-e-s : en tant que contribuables, pour soutenir la politique de subventions, et en tant que locataires, du fait de l’augmentation des loyers. Des squatteur-euses s’organisent alors pour ouvrir les maisons vides [3] et requièrent l’obtention de baux légaux pour la rénovation de celles-ci. Certain-es squatteur-euses se verront attribuer des baux précaires légalisant, de ce fait, leurs occupations [4] (Holm et Khun 2011).

Une perspective féministe sur l’habitat

Les militantes engagées dans ce mouvement défendent l’idée que les femmes sont au cœur des problématiques liées au logement et les premières concernées par la rénovation urbaine. Ce sont les femmes qui s’occupent de l’espace du logement et qui pratiquent le quartier en fonction de leur rôle social et de leur assignation de genre. Ce sont elles qui portent la « souffrance » du délitement des relations de quartier provoqué par les logiques spéculatives, alors que les politiques qui les provoquent sont portées par des hommes au pouvoir. Le squat devient pour elles une stratégie de résistance. Il s’agit de refuser d’être « déplacées » en dehors du centre-ville, de former des communautés d’habitat, d’utiliser les maisons vides pour leur projet politique et de les rénover elles-mêmes afin de créer des espaces qui leur soient propres.

En 1981, la maison située au 5, de la Liegnitzerstrasse appartient à un groupe privé qui excelle dans ce que les squatteur-euses condamnent : la spéculation immobilière. La maison est vide depuis presque cinq ans alors même que le propriétaire s’enrichit par le biais des aides allouées à la rénovation du bâti. Une fois squattée, elle deviendra « das Hexenhaus » (« la maison des sorcières »), dans laquelle sont rassemblées environ « douze femmes et lesbiennes » [5] (comme elles se définissent) du mouvement autonome berlinois. La maison située au 58, de la Naunynstrasse appartient également à une société privée qui, au travers d’une réhabilitation de luxe, veut accroître sa valeur locative. Une dizaine de femmes s’oppose alors à ce processus de « modernisation » et vient occuper la maison (Schindele, Schemme et Rosenberger 1981).

Cette première vague d’occupation est freinée à l’automne 1984, date à laquelle débute une politique d’expulsion sans négociation préalable avec les pouvoirs publics. Cependant, un processus de « légalisation » a été entretemps engagé. C’est ainsi que cinq maisons occupées par des femmes ont été « contractuellement pacifiées » soit par la location, soit par des accords d’achat. Aujourd’hui, ces maisons sont toujours gérées par des femmes.

En 1989, la chute du Mur de Berlin impulse une nouvelle dynamique au mouvement squat. Les ouvertures se font majoritairement à l’Est. En avril 1990, une centaine d’autonomes et libertaires [6] occupe douze maisons dans la Mainzerstrasse, dans le quartier de Friedrichshain. Une de ces maisons est explicitement non-mixte, réservée aux « femmes et lesbiennes ». Quinze personnes y vivent, elles tiennent un bar, espace de sociabilité ouvert à toutes et s’occupent d’un garage. Si cette occupation s’est soldée par une expulsion, de nombreuses autres occupations féministes sont expérimentées par la suite. Il peut s’agir de maisons entières, ou seulement d’un étage ou d’une partie d’une maison. Comme dans les années 1980, de nombreuses occupations ont été pérennisées par l’obtention de baux.

Le Liebig 34, un squat féministe légalisé

Le Liebig 34 fait partie de cette géographie contestataire. Squattée en 1991, puis légalisée, la maison est non-mixte depuis 1996. Cette maison affichée comme féministe vise, pour ses habitantes, la prise en compte de « l’oppression quotidienne que subissent les femmes, mais aussi les autres minorités sujettes aux discriminations et préjudices du système hétéronormé » [7]. Si la maison existe maintenant depuis une vingtaine d’année, les habitantes actuelles ne sont pas à l’origine du squat, de sa légalisation et de la non-mixité décidée quelques années après l’occupation initiale, sous l’impulsion d’un groupe d’habitantes militantes féministes. Elle abrite aujourd’hui, sur quatre étages, trente-cinq personnes âgées de 20 à 30 ans et originaires du monde entier [8].

Au rez-de-chaussée, on trouve une librairie alternative, ainsi qu’un bar collectif. Ces deux espaces sont non-commerciaux et autogérés : « contre l’aliénation multiface et omniprésente et les processus de normalisation du système capitaliste » [9]. Un porche mène à une cour intérieure où les habitantes réparent les vélos, coupent le bois pour alimenter le poêle l’hiver, bricolent et pratiquent diverses activités artistiques. Cette cour est aussi l’espace de manifestations ouvertes sur le quartier : des brocantes, des concerts ou encore des repas collectifs y sont organisés.

L’organisation collective de la maison se base sur les principes d’horizontalité, de solidarité et d’autonomie. L’horizontalité est notamment fondée sur la mise en place de moyens pour autoriser toutes les paroles lors des réunions. L’idée est de développer une écoute, de favoriser les silences propices à la prise de parole des timides, d’accepter des lenteurs. Cela passe aussi par une vigilance collective pour que chaque personne puisse s’exprimer si elle le désire. L’espace de solidarité se construit par la mutualisation des ressources et l’ouverture de la maison à des personnes en difficulté. Au premier étage, une chambre collective est dédiée à l’accueil gratuit de ces personnes Au-delà de quinze jours de résidence, une participation financière pour les frais de la maison est envisagée si les personnes le peuvent. Cette flexibilité financière existe également pour les habitantes qui doivent payer un loyer. Celles qui rencontrent des difficultés financières peuvent les soumettre lors de la réunion hebdomadaire et être abstenues de paiement par une mutualisation collective des ressources.

L’autonomie passe principalement par le fait de faire soi-même. La maison devient le moyen d’échanger des savoirs, des savoir-faire et de les mettre en pratique. L’ensemble des normes implicites et explicites qui attribuent des travaux, des valeurs, des responsabilités et des obligations distinctes selon le genre, sont enfreintes :

« Lorsque soudain, tu vis dans un endroit où il n’y a pas de rôles de genre… Il n’y a pas : ce que tu es censée faire, je veux dire. […] Je n’avais jamais fait des travaux de construction avant, mais dès que j’ai eu la possibilité de le faire, j’ai vraiment aimé : construire des choses, les arranger, les réparer… » [10]

La non-mixité des espaces permet aux habitantes de remettre en question les rôles stéréotypés attribués aux femmes. De leur point de vue, le squat devient l’« outil » permettant d’« être soi sans être son genre. Parce qu’à partir du moment où il n’y a pas d’homme, les rôles, ils sont complètement détruits. Donc, ça veut dire que tu peux être toi sans être, sans avoir à te battre au quotidien pour ne plus être la femme socialisée femme » [11].

Nombre d’habitantes s’installent dans la maison sans expérience préalable d’engagement collectif et/ou militant. Ainsi, la dimension féministe de l’espace habité n’est pas forcément la première motivation à l’installation. Pour certaines, habiter dans une maison non-mixte est au départ davantage de l’ordre de l’expérience, qui peut se prolonger par une installation durable. La maison constitue alors un espace de socialisation féministe. Ses habitantes opèrent un changement de regard sur la société, construisent un discours sur les rapports de domination. La sociabilité non-mixte et les nombreux échanges entre elles contribuent à la formation d’un discours contestataire affirmant une volonté de vivre « intensément », une remise en question du travail, une volonté de consommer autrement ou encore d’échapper à la massification et à l’uniformisation. Les habitantes passent alors du statut d’habitante à celui de « militante ».

Bibliographie

  • Diener, I. et Supp, E. 1982. Ils vivent autrement. L’Allemagne alternative, Paris : Stock.
  • Holm, A. et Kuhn, A. 2011. « Squatting and urban renewal : the interaction of squatter movements and strategies of urban restructuring in Berlin », International journal of urban and regional research, vol. 35, n° 3, p. 644-658.
  • Schindele, E., Schemme, D. et Rosenberger, B. 1981. « Frauen besetzen Häuser », Courage, vol. 6-4, p. 4-9.

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous

En savoir plus

  • Gaillard, E. 2012. « Habiter féministe. Lecture sociologique d’une remise en question des formes d’habiter », in Sinigaglia-Amadio et al. (dir.), Enquêter sur le genre. Terrains et pratiques, Nancy : Presses universitaires de Nancy.
  • Gaillard, E. (à paraître). « “Habiter de l’autre côté”, ou comment “dépasser” le genre », actes de la journée d’études Transgresser le genre : enjeux et (re)configurations, organisée par EFIGIES, Paris : IRESCO.

Pour citer cet article :

Édith Gaillard, « Berlin : le squat comme outil d’émancipation féministe », Métropolitiques, 28 mai 2012. URL : https://metropolitiques.eu/Berlin-le-squat-comme-outil-d.html

Lire aussi

Ailleurs sur le net

Newsletter

Recevez gratuitement notre newsletter

Je m'inscris

La rédaction publie

Retrouvez les ouvrages de la rédaction

Accéder

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous
Centre national de recherche scientifique
Revue soutenue par l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS

Partenaires