Dans notre contexte national, la métropole a été conçue comme le territoire de l’économie alors qu’il en est parfois autrement ailleurs, comme aux États-Unis. En s’inspirant de l’anthropologie – qui à la suite des travaux de Maurice Godelier indique que la nature des rapports sociaux ne peut être étudiée sans comprendre la manière dont ils sont pensés et imaginés –, il sera ici question de l’imaginaire métropolitain des responsables politiques et des médias et de l’intérêt de le revisiter pour penser la coopération entre la métropole et les territoires adjacents. Quel sens peut-on donner, ainsi, à une telle politique de coopération, capable d’assurer un destin commun à la métropole et ses territoires adjacents ? Il est ici question des petites villes, du périurbain et du rural situé dans l’environnement de la métropole, comme l’indiquent les récents travaux de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) [1] et du programme POPSU du PUCA, au ministère de la Transition écologique [2].
Nous proposons un regard décentré sur l’expérience métropolitaine à partir d’une analyse comparée de deux métropoles (l’une en France et l’autre aux États-Unis). Il ne s’agit pas de prôner l’exemplarité d’un modèle mais de souligner la dimension historique de la coopération entre territoires adjacents en France et de réfléchir au sens à donner à la notion de local à l’heure où la métropole affronte le monde. L’interférence de plusieurs échelles (national, européen, régional et mondial) ayant pour effet de reconfigurer le local, il importe de revoir la notion de destin commun au-delà du simple périmètre métropolitain (Ghorra-Gobin 2019). Après quelques précisions sur les divergences dans l’interprétation de la métropolisation en France et aux États-Unis, l’analyse repose sur les informations recueillies lors d’entretiens auprès d’acteurs de la métropole du Grand Lyon (MGL) et de la métropole de Minneapolis Saint Paul (MSP) (Minnesota).
La métropolisation : dépasser la dimension économique
En France, la métropole est perçue comme un territoire « gagnant » de la mondialisation, assurant le développement économique de la nation (Colin et Payre 2016 ; Davezies et Pech 2014 ; Pinson 2020). L’économiste Pierre Veltz (1996) fut l’un des premiers à souligner combien la circulation des capitaux contribue à la construction de vastes réseaux transnationaux de production (et pas seulement d’échanges) touchant les grandes villes et les métropoles. L’Insee a introduit la catégorie d’« emplois métropolitains supérieurs » (EMS) pour en faire un indicateur privilégié de la métropolisation. Les EMS concernent des registres aussi variés que la recherche, les prestations intellectuelles, le commerce inter-entreprises, la gestion, la culture et les loisirs. Ils participent de la stratégie de Lisbonne décidée en mars 2000 par le Conseil européen afin d’insérer l’Union européenne dans la mondialisation et la globalisation [3]. Les lois Maptam (2014) et NOTRe (2015) ont repris cette interprétation de la métropolisation au détriment de ce qui fait la complexité de la métropole : le vécu des habitants et leurs représentations.
Si la thèse d’un PIB national relevant du développement économique des métropoles se retrouve chez les économistes anglo-américains, les études urbaines outre-Atlantique apportent un éclairage différent. Le sociologue Joel Garreau (1992) insiste sur la reconfiguration spatiale de la ville et des emplois et les politistes Myron Orfield et Thomas Luce sur les capacités d’organisation du niveau local pour répondre aux défis du libéralisme économique (Orfield et Luce 2010). En d’autres termes, si l’imaginaire métropolitain est étroitement associé à la croissance économique (postfordiste et/ou néolibérale) en France (Pinson 2020), les chercheurs américains soulignent l’imbrication étroite entre bouleversement économique et redéploiement spatial des emplois, comme l’atteste l’invention de l’expression Edge City. Décrire ces polarités périphériques montre combien la métropolisation de l’emploi va de pair avec celle de l’habitat : les deux processus ne sont pas opposés. Ce qui permet par ailleurs d’affirmer la structure polycentrique du territoire métropolitain. Quant à l’institution métropole, elle est présentée comme une invention politique (émanant de l’État fédéré dans le Minnesota) qui vise, en assurant l’intercommunalité, à renforcer la sphère locale face aux flux de la globalisation. C’est à cette institution que revient la prise en charge de la soutenabilité sociale et environnementale de l’aire métropolitaine, ancrée dans les processus économiques (Ghorra-Gobin 2015).
L’idée d’une imbrication étroite entre restructuration économique et reconfiguration territoriale se retrouve en France sans pour autant modifier le discours sur la métropolisation. Les travaux de Laurent Davezies (2008) et de Magali Talandier (2018) sur les inégalités territoriales engendrées par la métropolisation démontrent le rôle majeur de la puissance publique pour assurer la circulation des richesses entre échelles spatiales. En d’autres termes, la concentration de la richesse dans les métropoles se traduirait par des circuits de redistribution de celle-ci au profit des territoires délaissés par l’activité économique. Pour ce qui concerne la métropole lyonnaise, Davezies [4] a démontré qu’elle n’était pas indifférente aux territoires périphériques et qu’on pouvait dire qu’elle constitue un « des moteurs de solidarité interterritoriale ». Les analyses de Davezies et de Talandier atténuent la vivacité des critiques à l’égard de la métropolisation et de ses tendances inégalitaires. Elles présentent aussi l’intérêt d’initier l’idée d’une complémentarité à construire entre métropoles et territoires adjacents dans le champ de l’action publique territoriale ; et par conséquent, elles montrent la nécessité de dépasser la focalisation sur le périmètre de la métropole. Les entretiens menés dans deux métropoles institutionnelles, Lyon et Minneapolis Saint Paul, problématisent sur un autre mode l’idée même de périmètre [5].
La dimension historique des territoires adjacents à la métropole, une spécificité française
Comparer deux territoires métropolitains qui ont été précurseurs quant à leur institutionnalisation est riche d’enseignement : l’exercice permet notamment de décentrer le regard sur les représentations véhiculées par les responsables politiques en France.
Les métropoles de Lyon et de Minneapolis Saint Paul sont dotées d’une institution et les acteurs locaux ont une idée précise de ce qui en constitue le périmètre. Dans les deux cas, le territoire de la métropole institutionnelle ne recouvre pas celui de l’aire urbaine du recensement. La Métropole du Grand Lyon (MGL) s’étend sur 540 km² et inclut 1,4 million d’habitants. À Minneapolis, le périmètre de 7 680 km² inclut 3,03 millions d’habitants, soit la moitié de la population de l’État. L’aire urbaine de Lyon s’élève à 6 000 km² et inclut 2,3 millions d’habitants alors que celle de Minneapolis Saint Paul s’étend jusque dans l’État voisin (Wisconsin) et en compte 3,5 millions. Ce caractère extensif rappelle que les États-Unis se pensent comme un continent. Il est vrai que le Minnesota, avec ses 228 365 km², représente légèrement moins de la moitié de l’hexagone (Ghorra-Gobin et Azuelos 2020). À MGL, l’écart entre le périmètre de la métropole et celui de l’aire urbaine est fréquemment souligné, alors qu’il ne pose aucun problème à MSP, où les acteurs affirment : « There is hardly anything beyond the limits. » Les ressources en eau tout comme l’aéroport international sont dans la métropole, qui inclut des territoires périurbains et ruraux. L’au-delà est quasi considéré comme relevant du wilderness et le périmètre ne représente aucun enjeu.
À MGL, il est question des ressources que procurent les territoires adjacents à la métropole [6] et certains acteurs font également référence à l’histoire partagée et inscrite dans la longue durée des territoires qui constituent l’aire urbaine au-delà de rivalités contemporaines souvent partisanes. Ils évoquent la centralité de l’axe Saône-Rhône dans la fabrique du territoire national et précisent la richesse de l’histoire des territoires de l’Ain, de la Savoie et de la Haute-Savoie, qui autrefois faisaient partie de la Savoie. Il est aussi question de ceux de l’Isère et de la Drôme du Dauphiné, ainsi que de la singularité du département de la Loire. Quel contraste avec MSP : la création du Minnesota date de 1842 et les références historiques sont presque inexistantes en dehors de celles liées aux populations autochtones. MSP ne dispose dans son voisinage d’aucune ville équivalente à Saint-Étienne, dont le rayonnement industriel fut national au tournant du XXe siècle – et qui constitue, aujourd’hui, une métropole institutionnelle distincte.
Ce parallèle entre les deux métropoles conduit d’une part à rappeler le partage d’une dimension historique (caractérisée aussi bien par des solidarités que des rivalités) entre la métropole et ses territoires adjacents tout au long de la fabrique du territoire national français, d’autre part à préciser combien les représentations liées au périmètre métropolitain sont récentes (2015). Si nul n’ignore l’histoire du territoire national, ce critère est rarement pris en compte pour envisager la complémentarité entre métropole et territoires adjacents. Et ce d’autant plus quand il s’agit de prôner la coopération entre territoires pour mettre en œuvre une politique centrée sur la transition écologique et sociale. Aussi se réapproprier le récit de la longue durée représente-t-il une opportunité pour dépasser le principe d’un périmètre institutionnel récent et pour assurer une mise en visibilité du local à l’échelle mondiale [7].
Réinventer le local pour accéder au régime de la coopération
Décentrer le regard sur la métropole en France au travers de l’analyse comparée de MGL et MSP fait prendre de la distance avec la logique métropolitaine nourrie par les économistes, les responsables politiques et les médias. Ce point de vue met l’accent sur l’épaisseur et la complexité des relations historiques entre métropoles et territoires adjacents dans notre contexte national. Il conduit enfin à s’interroger sur ce que représente le « local » au XXIe siècle. À l’idée d’une échelle locale uniquement définie par un périmètre au sein du territoire national se substitue progressivement celle de lieux dotés de visibilité en raison du récit de leur dimension historique. En d’autres termes, le local ne peut se limiter au seul périmètre de la métropole, il s’incarne simultanément dans la métropole et ses territoires adjacents pour s’affirmer à d’autres échelles (régional, national, européen et mondial). D’où l’impératif de revisiter l’imaginaire métropolitain français encore trop centré sur le développement économique d’une métropole délimitée par un périmètre – contrairement à son homologue américain soucieux de renforcer la sphère locale par une politique intercommunale intégrée – et l’enrichir en rappelant la dimension historique de la coopération entre territoires adjacents. Cette proposition a pour objectif de faciliter l’accès au régime de la coopération au-delà du périmètre métropolitain, tout en assurant la mise en visibilité du local métropolitain en Europe et dans un monde globalisé.
Bibliographie
- Béhar, D., Estèbe, P. et Vanier, M. 2014. « Réforme territoriale : avis de décès de l’interterritorialité ? », Métropolitiques, 13 juin.
- Colin, A. et Payre, R. 2016. Cities as Political Objects, Northampton (Massachusetts) : Edward Elgar.
- Davezies, L. 2008. La République et ses territoires, Paris : Éditions du Seuil.
- Davezies, L. et Pech, T. 2014. « La nouvelle question territoriale », Terra Nova.
- Dictionnaire critique de la mondialisation. 2012. Paris : Armand Colin.
- Garreau, J. 1992. Edge City : Life on the New Frontier, New York : Doubleday.
- Ghorra-Gobin, C. 2015. La Métropolisation en question, Paris : PUF, « La ville en débat ».
- Ghorra-Gobin, C. 2019. « Le destin de la ville métropolitaine est indissociable de sa périphérie », Métropolitiques.
- Ghorra-Gobin, C. et Azuelos, M. 2020. « Comprendre les enjeux nationaux au prisme des territoires », Potomac Papers, n° 39.
- Orfield, M. et Luce, T. 2010. Region : Planning the Future of the Twin Cities, Minneapolis : Université du Minnesota.
- Pinson, G. 2020. La Ville néolibérale, Paris : PUF, « La ville en débat ».
- Supiot, A. (dir.). 2019. Mondialisation ou globalisation ? Les leçons de Simone Weill, Paris : Collège de France.
- Talandier, M. 2018. « Réciprocité productivo-résidentielle entre les métropoles et leur hinterland », in M. Huré, M. Rousseau, V. Béal, S. Gardon et M.-C. Meillerand, Repenser les politiques urbaines. Retour sur vingt ans d’action publique dans les villes françaises (1995-2015), La Défense : PUCA.
- Veltz, P. 1996. Mondialisation, villes et territoires. L’économie d’archipel, Paris : PUF, « Quadrige ».