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Gamins de la vallée

Prix Goncourt 2018, le second roman de Nicolas Mathieu raconte trois adolescences qui se croisent dans la Lorraine industrielle en crise. Dans un compte rendu enthousiaste, le sociologue Colin Giraud montre en quoi ce roman intéresse les sciences sociales par son pouvoir de description des mécanismes de reproduction sociale et d’émancipation, ainsi que de la diversité interne de la France périurbaine.
Recensé : Nicolas Mathieu, Leurs enfants après eux, Arles, Actes Sud, 2018, 432 p.

S’étalant sur presque une décennie, le second roman [1] de Nicolas Mathieu raconte, en quatre séquences estivales, trois adolescences qui se croisent dans la Lorraine industrielle en crise des années 1990. Dans un style éblouissant, Leurs enfants après eux entremêle l’anatomie d’un monde social qui se délite et le portrait émouvant d’adolescents tiraillés entre origines et désirs d’ailleurs. Récent lauréat du prix Goncourt 2018, ce texte reste un roman, il n’est ni le résultat d’une recherche scientifique, ni un essai politique ou sociologique. Pourtant, au-delà de ses qualités littéraires, il intéresse aussi les sciences sociales. D’abord, parce qu’il aborde des questions et des objets qui leur sont familiers : la reproduction sociale et les héritages familiaux ; la construction des rapports de genre, de classe et de race ; les effets de la mobilité sociale et le rapport aux origines ; la transformation des classes populaires et des espaces périurbains. Mais la force du livre va plus loin et renvoie à la manière dont il traite ces questions. L’attention quasi ethnographique aux espaces et aux groupes qu’il traverse, l’ambiguïté des processus et des rapports sociaux qu’il décrit et la visibilité qu’il donne à des régions de l’espace social peu présentes dans l’espace public, produisent un tableau particulièrement riche et nuancé. À l’image d’autres textes littéraires contemporains, Leurs enfants après eux participe ainsi à une représentation et, peut-être, à une connaissance, plus juste et nuancée des mondes sociaux qu’il traverse.

La vallée en héritage

Le récit de Nicolas Mathieu est d’abord celui d’un effacement et d’une disparition. En situant son action dans la vallée d’Heillange, il s’attache d’emblée à saisir ce décor fantomatique dans lequel un monde industriel et ouvrier agonise.

Façonnée par l’industrie, le labeur ouvrier et les cultures populaires, la ville fictive d’Heillange rappelle évidemment la Lorraine industrielle laminée depuis près de 40 ans par la crise de la sidérurgie [2]. Elle en porte les stigmates physiques et sociaux : une activité réduite, un café vestige au nom évocateur (L’Usine), des friches industrielles composant un décor inquiétant. La désindustrialisation a touché la vallée de plein fouet. L’usine a fermé, les emplois ouvriers ont disparu : Patrick, comme le père d’Hacine, Malek Bouali, ne se recroisent que pour enterrer d’anciens collègues syndicalistes de l’usine. Les mutations du travail amènent à des épisodes parfois drôles, souvent violents : les restructurations et la perte de sens du travail pour Hélène, la mère d’Anthony ; le nouvel emploi de Patrick, son père, « trouvé par Adecco » ; les petits boulots de fortune pour Anthony. Les discours des élus ont beau proclamer que le « temps du deuil (de l’usine Meulor) est fini », à l’image du maire (p. 172), ce théâtre de la crise imprègne la vallée et le récit d’une atmosphère pesante, celle de la fin d’un monde ouvrier qui s’interroge sur un « après » incertain. On observe ici les effets très concrets de ces mutations socio-économiques : des paysages à l’abandon, mais aussi des corps ouvriers qui n’en finissent pas de se dégrader, sous les coups de butoir d’un capitalisme en reconversion. C’est l’épuisement musculaire et respiratoire du père Bouali, la destruction alcoolémique de celui de Patrick ou l’œil atrophié de son fils, « cette empreinte qu’avait laissée la vallée dans sa chair », à la dernière ligne du roman (p. 426). Cette crise d’un monde vire à la tragédie tant elle semble briser des vies, surtout chez les parents, Patrick, Hélène et Malek, et rendre impossible la succession entre « eux » et « leurs enfants ». Comme un « retour sur la condition ouvrière » (Beaud et Pialoux 1999), le livre dissèque les effets d’une crise sociale profonde dans les foyers et les familles : les tensions et conflits entre des pères et leurs impossibles héritiers de fils ; l’usure des couples et des femmes épuisées ; la désillusion des pères immigrés et des promesses migratoires non tenues. Comme pour l’alcool, cependant, le problème principal est encore autre : c’est l’ennui et l’impression que le temps s’allonge à l’infini. Le roman fait ainsi place à ces moments particuliers de désœuvrement dans la vie des adultes, déjà hors du jeu, comme dans celle des adolescents. Il se manifeste dans plusieurs scènes de groupe : aux abords du skate park, aux pieds de la cité et même au café, une même forme de langueur et d’abandon se manifeste, accentuée par la chaleur estivale. Cet ennui produit aussi une violence latente qui éclate brutalement dans des règlements de compte de fond de bistrot ou de bas de cité. Territoire en crise, cette vallée pèse lourdement sur les personnages et, plus durablement encore, sur leur trajectoire. Lieu des origines, des socialisations enfantines et adolescentes, Heillange colle aux basques de Steph, Hacine et Anthony, comme à celles de leurs potes, cousins et cousines. Leurs aventures quittent très peu l’espace de la vallée, et lorsque c’est le cas, ils reviennent fissa au point de départ. Hacine, renvoyé au bled par son père, s’y confronte à nouveau aux pesanteurs des origines et revient à Heillange. Lorsque Anthony s’aventure brièvement à Paris une soirée, il semble incapable de s’approprier cet espace urbain « prometteur mais imprenable » (p. 387). Quand Steph imagine des vacances dans le Sud, ce projet tombe à l’eau. Par une force de rappel à la fois sociale et spatiale, tout ou presque semble ramener ces êtres à Heillange, où le temps semble s’être arrêté. Ce monde en crise semble d’autant plus pesant que les trois adolescents au centre du récit en héritent « malgré eux ».

Poids des origines et destins individuels

Leurs enfants après eux multiplie en effet les motifs de l’héritage social et familial, poids des origines avec lequel il faut composer. C’est bien sûr d’abord l’héritage social et familial d’Anthony dont il est question, celui d’une socialisation familiale de classes populaires. Irriguant le récit, cet ancrage populaire se manifeste par toute une série de détails minutieusement décrits : les rapports au travail, à l’école et au langage, les pratiques alimentaires, de loisirs et de consommation, la construction des masculinités, tout ici concourt à une sociologie des classes populaires contemporaines aux prises avec la désindustrialisation. Dans ses manières d’être, de penser, de parler, Anthony hérite d’un père ouvrier, d’une mère petite employée, aux revenus et aux ressources culturelles modestes, en particulier dans la première partie du roman. Pourtant ce traitement des cultures populaires n’est jamais misérabiliste ou complaisant. Alors que la représentation artistique des classes populaires comporte très souvent ce risque [3], c’est probablement le principal tour de force de l’écrivain : décrire, sans concession, certains mécanismes sociaux, tout en cultivant une empathie littéraire permanente. Il y a de la tendresse, de la douceur et de la compassion dans le traitement de ces figures populaires : celle du père alcoolique d’Anthony, ou du père autoritaire mais dépassé d’Hacine, celle d’Hélène aussi, mère d’Anthony, victime de violences conjugales. Si le livre s’avère ici sans concession quant au poids des héritages familiaux et des socialisations de classe, il les transforme en une trame romanesque prolifique et une série de questions littéraires et sociologiques : que doit-on à ses origines ? Peut-on s’en extraire ? Le faut-il ? À quel prix ? Ces questions, Anthony les incarne souvent, lui qui « s’emmerde » tellement dans ce roman et cherche un ailleurs à tout prix.

Avec Hacine, le roman explore aussi des origines populaires mais, plus encore, des origines immigrées, à travers la famille Bouali, d’origine marocaine. Si Hacine hérite de la condition ouvrière de son père, il hérite aussi d’une histoire migratoire, construite entre ici (la France et la Lorraine, terre d’accueil de son père) et là-bas (le Maroc, pays des origines de ses parents où vit encore sa mère). Cette histoire migratoire, il la revit et la réactualise à sa manière. Quand les choses déconnent ici, on l’envoie là-bas, quand ça ne marche plus là-bas, il revient ici. En conflit avec un père autoritaire mais silencieux, en décalage avec ses cousins du bled et ses amis de la cité, ce personnage rappelle beaucoup la « double absence » de la condition immigrée décrite par Abdelmalek Sayad (1999). Le roman souligne autant les décalages vis-à-vis du pays d’origine (« la chaleur », « les oncles », « tout partager », « les reproches de sa mère », p. 182) que les traumatismes et assignations du pays d’accueil (« trois décennies de preuves [administratives] patiemment collectées », les « déveines hexagonales », p. 181). Ce tiraillement est bien sûr géographique, mais aussi social et même moral. Mais, ici encore, point d’exotisme culturaliste. C’est à travers les relations père-fils, le rapport aux autres adolescents, les longs trajets entre Heillange et Tétouan, la relation amoureuse avec Coralie et le fait, pour Hacine, de devenir père, que la question des origines refait subtilement mais douloureusement surface. Loin des stéréotypes habituels sur l’immigration, c’est par l’intime que le roman montre les effets complexes des trajectoires migratoires.

Chez Steph, enfin, autres pratiques, autre parcours et autre milieu social. Ici, on est propriétaire d’une grande maison, le père a sa concession automobile, la mère n’a pas « fait d’étincelles à la fac de droit » (p. 126) : on vit plutôt bien, même sans capital culturel. Surtout, on est en quête d’une petite notabilité locale, on fréquente les gens de la mairie, on part en vacances à Ramatuelle. Nicolas Mathieu décrit ici avec talent un milieu social de « classes moyennes d’indépendants » en quelques phrases aussi suggestives qu’assassines :

Chez Steph, on compensait la brièveté des parcours académiques en se racontant des histoires de force du poignet, de fait tout seul, de valeur travail. Le récit, sans être totalement inexact enjolivait tout de même assez la réalité historique. Pour bâtir son petit empire automobile, le père de Steph avait heureusement pu compter sur un legs familial, plutôt bienvenu après trois échecs en première année de médecine » (p. 126).

Ces quelques lignes traverseront le roman pour faire de cette famille des sortes de « parvenus » sans effort, petits notables locaux dont le capital culturel est aussi faible que sont fortes les préoccupations de confort, de petites gratifications sociales et de tranquillité. La façon dont Steph hérite de ce milieu est toute en nuances. Elle en reprend certaines aspirations qui la mettent souvent en décalage avec Anthony, mais elle cherche aussi à s’en détacher, comme le montre sa trajectoire scolaire et son obsession pour le départ d’un milieu et d’une vallée qu’elle finit par mépriser. Cette pesanteur familiale se double ici d’une pesanteur des rapports de genre. Il faut voir comment les femmes sont assignées à des rôles subalternes, comment les hommes dans et autour de cette famille, hypersexualisent et objectivent les femmes, y compris Steph. Les débuts du roman font d’ailleurs la part belle à des masculinités imposantes et à un virilisme local : boire beaucoup, voler, conduire vite, se battre, autant d’épreuves de masculinité dont les filles semblent être encore simples spectatrices.

Leurs enfants après eux multiplie les formes de pesanteurs sociales, locales et familiales, travaillant ainsi la question de l’héritage à deux niveaux au moins, à l’échelle individuelle – comment chacun hérite de ses origines familiales ? comment s’en détacher ? – mais aussi à l’échelle collective – comment les enfants de la vallée peuvent-ils composer avec le poids d’un monde social en déclin ? En ce sens, le livre est traversé par le poids des origines sur les destins individuels et la question des transmissions.

L’âge des possibles ?

Mais Leurs enfants après eux est aussi un magnifique roman sur l’adolescence, un récit d’apprentissage qui prend le temps, sur une décennie, d’observer des enfants devenir adultes. Ce passage d’un âge à l’autre est marqué par un autre motif : celui de l’échappée, à la vallée, aux origines, à une destinée. Ce désir de fuite donne mouvement au récit et construit aussi une image beaucoup plus juste et nuancée du monde social traversé par le livre.

Chez Anthony, ce désir d’ailleurs est souvent flou, contrarié et imprécis. Il prend surtout la forme du rejet d’un père malmené par la vie, englué dans l’alcoolisme et violent avec sa mère. Plus le roman avance et plus la distance grandit entre père et fils, pour finir par sembler sans retour. Douloureuse pour le père, cette distance culmine dans un chapitre terrible d’attente du fils par son père, en forme de supplice et d’agonie. Été après été, de moins en moins enfant, Anthony sent monter des envies de départ et d’émancipation. L’engagement dans l’armée, la reprise en main de son corps et les rêves d’un amour avec Steph sont autant de tentatives de résistance à un destin social imposé et tracé à l’avance. Plus ou moins abouties, souvent contrariées, ces tentatives laissent un sentiment d’inachevé en fin de roman. Anthony n’est pas devenu son père et ne reproduit pas son parcours. À présent il travaille, fait ses courses, pique-nique calmement avec sa mère au bord du lac. Pour autant, l’armée ne lui réussit pas vraiment, Paris le terrorise, et, surtout, son amour pour Steph ne résiste pas aux différences sociales. Adolescent le plus fragile du roman, il oscille entre la douceur des émotions (les sentiments amoureux, la sexualité naissante, les souvenirs d’enfance) et la violence des impulsions (les engueulades, les vols). Chemin faisant, il expérimente aussi les frontières du possible et contribue aux accents mélancoliques des derniers chapitres. Paroxysme d’émotion et de sociologie entremêlées, la dernière scène entre Anthony et Steph revisite à la fois les grands textes sociologiques sur le choix du conjoint (et son caractère homogame) et les grandes scènes littéraires de déchirement amoureux (en particulier lorsque l’amour n’est pas réciproque). « C’est fini tout ça », lui lance Steph, sentence terrible qui dit l’éloignement, sans retour, des parcours de chacun et reformule la lancinante question du déterminisme social sur le terrain de l’intime.

De son côté, Hacine rejette aussi la figure paternelle en faisant preuve d’une conscience aiguë du parcours et du statut de ce père immigré qu’il associe « aux vexations professionnelles, aux basses besognes, au confinement, à ce mot d’immigré qui les résumait partout » (p. 270). En s’opposant à son père, en méprisant ses cousins du bled, en prenant ses libertés avec la loi, il refuse une existence et une position assignées, incarnées par la génération précédente. À mille lieues des figures stéréotypées de jeunes issus de l’immigration, l’auteur cherche à le « comprendre [4] », les focalisations internes du récit permettant cet accès à la subjectivité. Hacine apparaît alors très conscient des règles du jeu social, du destin de ces générations d’immigrés comme de celui qui attend « leurs enfants, après eux ». Son refus de « jouer le jeu » prend alors, au dixième chapitre de la seconde partie du livre, un sens très politique. « Dans ce pays qui traitait leur famille comme un fait de société, le moindre mouvement de bonne volonté ressemblait à un fait de collaboration » (p. 270). Pourtant, la fin du livre semble inaugurer, pour lui, un apaisement dans une « petite vie bien acceptable » (p. 312). En couple, adopté par sa belle-famille, employé dans une « grosse boîte de nettoyage industriel » et devenu père de famille, Hacine semble à la fois se ranger et échapper à sa famille. Mais la fin du roman montre que les jeux vidéo, les joints et la paternité ne suffisent pas, la révolte et les questions demeurent et le ramènent inexorablement vers l’Usine et ses démons d’Heillange. Nicolas Mathieu montre bien ici combien se défaire de ses origines est couteux et douloureux, pour ces hommes, impossibles héritiers de pères usés par l’histoire, le travail et la vie. Le roman rend ainsi compte de la complexité d’une telle trajectoire et des effets ambigus de la mobilité sociale, notamment pour les enfants d’origine immigrée.

Le personnage de Steph prend finalement peu à peu le plus clairement en charge la question de l’émancipation. Cette gamine un peu peste devient page après page l’incarnation d’un girl power assez fascinant. Son engagement volontariste dans les études donne lieu à un magnifique chapitre de socialisation scolaire tardive, où l’écrivain lui fait emprunter des sentiers qui ont probablement été les siens. Malgré ou plutôt en raison d’une famille au capital culturel faible, Steph prend conscience tardivement des inégalités d’accès et d’information au sujet des études. C’est presque in extremis qu’elle se retrouve dans une prépa privée après le bac. Un travail sur soi spectaculaire commence alors au contact de milieux sociaux plus favorisés, consistant à se construire de nouvelles habitudes, pratiques et représentations (Darmon 2013). L’investissement scolaire intense accompagne une prise de distance avec les origines, géographiques et sociales. Comme Vanessa, étudiante en droit avec qui Anthony entretient une liaison, Steph surinvestit alors les études, toutes deux faisant « des merveilles », l’une en droit, l’autre en décrochant l’Essec.

Ce qui frappe, dans ce parcours, c’est la grande lucidité sociale de Steph. Celle qui lui offre davantage de maîtrise et de pouvoir dans sa trajectoire. Celle qui lui fait comprendre les écarts et différences sociales. Ce regard progressivement acéré est merveilleusement traduit par l’écriture lorsqu’elle adopte le point de vue de la jeune fille, mi-désinvolte, mi-cynique. Il y a là un parti pris salutaire dans le fait d’incarner l’émancipation et l’ascension sociale à travers le personnage féminin. Elle finit par décider de tout, Steph : d’arrêter les histoires foireuses avec des « connards », de se lancer dans de grandes études avec détermination, de se jouer d’Anthony parfois, de le désirer souvent, mais selon ses propres règles. Objet du désir des hommes, elle les regarde avec un mépris qui renverse bien souvent les rapports de genre et de domination. Figure féminine emblématique du roman, elle parvient à manœuvrer et se construire un parcours singulier et en partie autonome, auquel ceux de Vanessa et même d’Hélène, la mère d’Anthony, finissent aussi par faire écho. Ainsi, si Leurs enfants après eux démarre sur des chemins très masculins et virilistes, il travaille bientôt à déboulonner des hommes qui vacillent et peuvent s’effondrer, tandis que les femmes avancent et reprennent peu à peu leur destin en main. Le personnage de Steph est à cet égard relativement remarquable dans la littérature française contemporaine.

Étouffant sous le poids des pères, des familles et de la vallée, des structures de classe, de genre et de race, l’adolescence cherche à s’en échapper et offre des moments d’évasion, superbement mis en relief par l’écriture. C’est là le rôle des longues marches adolescentes, des scooters et des BMX, des fuites en larmes le long des routes nationales, des escapades en canoë sur le lac ou sur les points de vue qui dominent la vallée. C’est ce qui donne une grande beauté à ces passages qui ramènent la fiction sur le terrain de l’empathie, des ailleurs possibles et de l’aventure, en venant rompre avec l’ennui et l’immobilité de la vallée.

Un roman politique

Leurs enfants après eux confronte donc les incertitudes d’un monde social qui s’efface aux aspirations d’une jeunesse avide de liberté et de désirs. Cette confrontation produit un savant mélange de romanesque et de réalisme qui rend le roman à la fois juste et captivant. L’écrivain réussit ici brillamment la description d’une époque et d’une génération d’adolescents à laquelle il a appartenu et dont il rappelle les référents culturels, les contextes de socialisation, les loisirs et habitudes. Il y a une attention quasi ethnographique à reconstituer la France des années 1990 à échelle d’adolescents. Souvent caricaturée et déformée par les discours médiatiques et politiques, la France périurbaine est un monde social bien plus diversifié et hétérogène (Girard et Rivière 2013), et l’auteur le rappelle ici. Il y a des pauvres et, aussi, des moins pauvres, des classes très populaires et des classes moyennes, des hommes et des femmes, dʼorigine immigrée ou non, des vieux et des jeunes, des couples qui se forment, d’autres qui se délitent. Il y a aussi des différences sociales et économiques, des petites mobilités sociales, des régularités sociologiques et des trajectoires plus atypiques. Prenant le temps de la nuance des positions et de la différenciation des parcours, Leurs enfants après eux s’éloigne ainsi des tableaux caricaturaux d’un improbable bloc homogène, celui de la fameuse « France périphérique » (Guilluy 2015).

Le livre réussit aussi brillamment là où de nombreuses représentations artistiques ou littéraires des classes populaires ont échoué. Sans concession sur l’âpreté des rapports sociaux, sans complaisance sur la description des conditions de vie, le récit évite cependant les pièges du misérabilisme. Pas de tableau victimaire, ni de prophétie crépusculaire ici. Le style de l’écrivain se rapproche en quelque sorte de ce qui définissait pour Pierre Bourdieu « l’œil sociologique », lorsqu’il paraphrasait une formule spinoziste : « Ne pas déplorer, ne pas rire, ne pas détester, mais comprendre » (Bourdieu 1991). Ou parvient peut-être à les dépasser puisque dans Leurs enfants après eux, on sourit, on déplore, on aime ou on déteste, mais on comprend. Il y a des origines sociales qui pèsent lourd, des destins sociaux plus probables que d’autres, mais il y a aussi des individus et des biographies, des espoirs et des stratégies, des apprentissages et des façons de composer avec les contraintes du monde social. Et jamais ces hommes et ces femmes de Lorraine ne semblent totalement condamnés. C’est sans doute parce que N. Mathieu a trouvé une juste distance d’observateur et de narrateur. Ni trop près, ni trop loin. Lecteur revendiqué de Bourdieu et d’Annie Ernaux [5], son roman est lucide et âpre, bien conscient de la violence des rapports sociaux. Mais c’est aussi un roman d’une grande douceur et profondément respectueux des vies qu’il observe et ausculte. Point de ressentiment ou de règlement de compte dans cette littérature de transfuges, le détour par la fiction et le fait d’écrire ce livre à 40 ans favorisant sans doute un rapport narratif et biographique apaisé à Heillange. C’est ce qui donne au livre une force politique indéniable. Non seulement il rend visible des lieux, des individus et des régions de l’espace social aujourd’hui absents de la plupart des instances de représentation (politiques, médiatiques, culturelles). Mais il leur rend aussi leur dignité et leur héroïsme, transformant ces vies ordinaires en un voyage littéraire extraordinaire.

Bibliographie

  • Beaud, S. et Pialoux, M. 1999. Retour sur la condition ouvrière, Paris : La Découverte.
  • Bourdieu, P. 1991. « Introduction à la socioanalyse », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 90, p. 3-5.
  • Darmon, M. 2013. Classes préparatoires. La fabrique d’une jeunesse dominante, Paris : La Découverte.
  • Girard, V. et Rivière, J. 2013. « Grandeur et décadence du “périurbain”. Retour sur trente ans d’analyse des changements sociaux et politiques », Métropolitiques [en ligne].
  • Guilluy, C. 2015. La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Paris : Flammarion.
    Louis, E. 2014. En finir avec Eddy Bellegueule, Paris : Éditions du Seuil.
  • Mauger, G. 2014. « Un cas de conversion. À propos de Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule », Savoir/Agir, n° 30, p. 121-126.
  • Sayad, A. 1999. La Double Absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris : Éditions du Seuil.
  • Weber, M. 1995 [1921]. Économie et société, t. 1, Paris : Pocket.

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Pour citer cet article :

Colin Giraud, « Gamins de la vallée », Métropolitiques, 20 décembre 2018. URL : https://metropolitiques.eu/Gamins-de-la-vallee.html

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