À l’heure où les réflexions – et les doutes – s’accumulent sur les orientations qu’il conviendrait de donner à la deuxième vague de la politique nationale de rénovation urbaine (PNRU), le récent ouvrage de Camille Canteux, Filmer les grands ensembles, vient à point nommé rappeler combien la question des grands ensembles demeure marquée par le poids des images et des stéréotypes. De la construction de leur premier modèle dans les années 1930 (La cité de la Muette à Drancy) aux premières démolitions de tours et de barres au tournant des années 1980 (la cité Olivier de Serres à Villeurbanne en 1978, les Minguettes à Vénissieux en 1983, la barre Debussy à la cité des 4 000 à La Courneuve en 1986), les grands ensembles ont été abondamment filmés et leurs images ont inlassablement circulé, fabriquant peu à peu un écheveau de représentations qui a largement participé à la dépréciation du regard que l’on porte, aujourd’hui encore, sur eux.
Les grands ensembles : un objet cinématographique
Les premiers films sont contemporains des toutes premières opérations : dès les années 1930, Jean-Benoît Lévy (Construire, 1934) et Jean Epstein (Les Bâtisseurs, 1938) consacrent chacun un documentaire à l’opération de la Muette. Ces deux premiers films ouvrent la voie à une production foisonnante après-guerre : tout d’abord sous la forme de films acquis ou produits par le ministère de la Reconstruction et ses successeurs, ensuite de productions télévisuelles (émissions, reportages, documentaires, fictions), enfin de films de cinéma (documentaires ou fictions). Dès 1945, le service des relations extérieures du ministère se lance dans une véritable « politique de communication audiovisuelle » (p. 37). S’il ne se donne jamais « la capacité technique de réaliser ses propres films » et « fait appel à des maisons de production indépendantes » (p. 37), le service achète et surtout commandite, collectant les informations à utiliser dans les films, orientant, relisant et annotant les scénarios, rédigeant parfois les commentaires. L’objectif est, pour l’essentiel, de « promouvoir et convaincre du bien-fondé des politiques mises en œuvre » (p. 39) par une diffusion empruntant divers canaux : projections internes au ministère, projections organisées par ses directions départementales dans le cadre d’expositions locales, projections itinérantes dans le cadre des campagnes de promotion en faveur de la construction et du logement, ou encore projections au cinéma en première partie de séance. À cette production « officielle » s’ajoute, essentiellement à partir de la fin des années 1950, quantité d’autres documents, les uns télévisuels (de quatre à cinq annuellement entre 1957 et 1970, plus de 10 par an après 1970), les autres cinématographiques (plusieurs dizaines de films, surtout des fictions, à partir de la fin des années 1950) – formats et contenus évoluant « au rythme des transformations du média qui les diffuse » (p. 46). De la fin des années 1930 au début des années 1980, ces différents regards – les uns institutionnels, les autres alternatifs – s’additionnent, se juxtaposent et se confrontent, s’évertuant par l’image à rendre plus intelligible une réalité qui demeure longtemps mal appréhendée par les sciences humaines et sociales. C’est dire toute l’importance d’une meilleure compréhension de la manière dont cette abondante production audiovisuelle a contribué à configurer nos représentations, sinon savantes, du moins banales et ordinaires, des grands ensembles. À partir d’un corpus de plus de 300 œuvres rassemblant les films issus des collections du ministère de l’Équipement, les émissions de télévision conservées à l’Institut national de l’audiovisuel (INA) et une grande partie des films documentaires ou de fiction diffusés au cinéma pendant la période de la construction des grands ensembles, Camille Canteux « scrute l’apparition, la diffusion et la disparition de certaines images et de certains thèmes » (p. 22), tente de « repérer des évolutions, des ruptures, des continuités » (p. 22) – bref, reconstitue patiemment la généalogie et la plasticité d’un imaginaire à la fois visuel et social.
Permanence des images et évolution des représentations
Par-delà l’analyse détaillée d’un corpus en grande partie inédit, son grand mérite est de montrer que les grands ensembles ont été filmés selon trois régimes de temporalité étroitement imbriqués. D’un point de vue synchronique, tout d’abord, la production d’images des grands ensembles répond à une certaine logique d’uniformisation. D’un film à l’autre, les mêmes images, les mêmes motifs se répètent, fabriquant une série de leitmotive ou de stéréotypes plus ou moins tenaces. Univers frappé du sceau du gigantisme et de l’accumulation [1], les grands ensembles n’appartiennent pas au domaine de la ville : on n’y arrive jamais à pied, on les découvre souvent à l’arrière-plan de véritables no man’s lands [2]. Hors la ville, les grands ensembles abritent une population elle-même « à part » : une population dont les hommes adultes sont globalement absents et où, à l’inverse, les femmes, les enfants et – essentiellement à partir des années 1960 – les « jeunes » sont surreprésentés. Monde féminin, à la fois domestique et domotique, les grands ensembles accueillent une forme moderne de mélancolie : la « sarcellite », identifiée comme une maladie féminine [3]. Incarnant l’avenir, les grands ensembles et leurs espaces libres présents en abondance sont également longtemps dépeints comme de véritables paradis pour les enfants [4] – il faut attendre la fin des années 1970, avec notamment les téléfilms de Jean-Claude Brisseau La Vie comme ça, tourné en 1978 mais diffusé seulement en 1994, ou encore Les Ombres, tourné en 1982, pour que s’effrite ce cliché particulièrement tenace. Monde peuplé de « jeunes », enfin, les grands ensembles tendent pour la première fois aux Français le miroir de leur « jeunesse » [5] – un thème omniprésent à partir de la fin des années 1960. À cette première logique – passablement immuable – d’uniformisation et de répétition de certains motifs, s’en ajoute une seconde, plus mobile mais circulaire : la production d’images des grands ensembles suit une sorte de cycle qui épouse grosso modo le phasage des grandes opérations et se répète de décennie en décennie. Chaque cycle s’amorce par une série de films consacrés à un « grand projet » au début de sa mise en œuvre. Convoquant architectes, urbanistes et édiles politiques [6], filmant maquettes et chantiers, ces films mettent en avant l’espoir et l’utopie qui président à chaque nouvelle opération. Leur succèdent assez vite des films consacrés à la vie des premiers bâtiments, témoignages où affleurent les premiers doutes, les premières critiques, mais où les habitants continuent d’être présentés comme des sortes de pionniers des temps modernes [7]. Viennent ensuite les films qui constatent l’échec et adoptent le ton du dénigrement [8], puis ceux qui font la promotion d’une nouvelle opération pilote censée corriger les erreurs de la précédente. Cette « circularité des discours » permet de comprendre comment, dès la fin des années 1950, promotion et condamnation des grands ensembles parviennent à coexister dans la production audiovisuelle institutionnelle, chaque grande opération nouvelle chassant celle qui la précède, Toulouse–le Mirail s’échafaudant contre Sarcelles, la Grande Borne contre Toulouse–le Mirail, les villes nouvelles contre les grands ensembles, et ainsi de suite.
De la promotion à la critique
D’un point de vue diachronique, enfin, ces « discours circulaires » s’inscrivent dans un cheminement de long terme plus linéaire, à travers lequel s’opère un renversement spectaculaire d’image qui, « de l’adhésion au rejet » (p. 123), conduit à la période actuelle. Au cours d’une première phase, qui s’échelonne du milieu des années 1930 à la fin des années 1960, s’élabore ainsi une première génération d’images où se succèdent l’adhésion et le doute. Dans bon nombre de films produits et réalisés dans les années 1950, comme Visages de la France de Marcel de Hubsch (1954) ou Maisons d’Alsace d’André Zwoboda (1954), les grands ensembles sont présentés en contrepoint de la ville ancienne insalubre et de sa banlieue anarchique. Si certaines critiques apparaissent dans le cinéma de fiction [9], voire dans la production institutionnelle elle-même [10], les grands ensembles continuent d’être présentés – et perçus – comme des remèdes, d’une part aux banlieues et à leur étalement informe, d’autre part à la crise du logement qui persiste et dresse en quelque sorte un rempart contre les critiques. Par rapport à ces représentations qui demeurent nuancées, les années 1960 marquent un tournant. À partir de la violente diatribe de Maurice Pialat dans L’Amour existe (1960) et pendant une décennie, l’ambivalence des discours l’emporte sur l’adhésion et l’espoir. Le grand ensemble de référence est alors celui de Sarcelles, que Frédéric Rossif vient filmer pour le compte du ministère et de la Société centrale immobilière de la Caisse des dépôts (SCIC) : en dépit de son message final teinté d’espoir, La Cité des hommes (1966) ne se départit guère d’une forte mélancolie. Surtout, la télévision donne désormais la parole aux habitants – ce que ne fait pas le ministère dans ses films – et ces derniers se montrent le plus souvent critiques. Les années 1969‑1973 parachèvent cette évolution, et font irrémédiablement basculer la représentation des grands ensembles. Aux dernières images positives se substitue désormais une imagerie uniformément négative. En 1973, le film à grand succès de Gérard Pirès, Elle court, elle court la banlieue, révèle de manière spectaculaire à quel point les grands ensembles ont, à cette date, récupéré tous les attributs de la banlieue contre lesquels ils avaient pourtant été érigés : nouvelle figure de la ville en voie de « taudification », ils sont désormais pleinement assimilés à « des espaces banlieusards, pathogènes et criminogènes » (p. 338). Un dernier glissement s’opère au tournant des années 1970‑1980, quand les grands ensembles apparaissent comme « un legs à gérer » (p. 318) et que se pose désormais ouvertement la question de leur destruction [11]. Limités à une période – du milieu des années 1930 au début des années 1980 – et à un corpus, ces éclairages mériteraient aujourd’hui d’être à la fois prolongés à la période récente – qui mène des débuts de la politique de la ville au tournant actuel de la politique nationale de rénovation urbaine – et étendus à d’autres archives, d’autres témoignages. De même, par-delà la patiente reconstitution du « “bain visuel” dans lequel ont été plongés auteurs, commanditaires et spectateurs (…) » (p. 35), le processus-même de réception des films mériterait d’être analysé en détail – notamment d’un point de vue sociologique. Ce triple élargissement conduirait à mieux comprendre comment s’articulent l’inflation et le flux des images audiovisuelles avec l’élaboration des grandes politiques publiques, les doctrines et les pratiques architecturales et urbanistiques de la rénovation urbaine, la patiente construction d’un véritable savoir historique ou sociologique sur les grands ensembles, ou encore les mémoires et les expériences habitantes – autant de domaines, d’approches ou d’enjeux qui sont (ou devraient être placés) aujourd’hui au cœur des débats publics.