Dans L’Aménagement face à la menace climatique. Le défi de l’adaptation, les géographes Vincent Berdoulay et Olivier Soubeyran cherchent à clarifier la généalogie de la notion d’adaptation pour l’aménagement territorial confronté aux changements climatiques.
Procédant à partir d’études de cas, ils resserrent leur argumentation sur l’impérieuse nécessité de renouer les fils avec la problématique paradoxale de l’adaptation dans la planification territoriale et dans l’urbanisme. Ceci en considérant l’exigence de « préserver une marge d’inadaptation pour diminuer la vulnérabilité » (p. 74) mais aussi de situer « l’adaptation comme pensée des limites » (p. 77). Les auteurs opèrent ainsi une suite de déplacements conceptuels et méthodologiques majeurs d’un point de vue épistémologique. Ils insistent en particulier sur l’importance de dépasser les seules questions d’impact et de risque, encore rattachées à une pensée moderniste qui a dominé l’action aménagiste au XXe siècle. Cette représentation reste inscrite dans un univers de certitudes, celui d’un enchaînement connaissable de causes et de conséquences, maîtrisable par une puissance technique.
Du risque à la menace : les leçons de Katrina et des attaques terroristes
Le fil conducteur de l’ouvrage est que notre société occidentale, ne pouvant s’assurer en quelque sorte vis-à-vis des risques, est une société non du risque mais de la menace. Une reprise radicale du concept d’adaptation est ainsi menée dans une vision rétro-prospective, mobilisant maints références et exemples internationaux, telle la catastrophe causée par l’ouragan Katrina dans la ville de La Nouvelle-Orléans en 2005 : celle-ci a mis en évidence l’incapacité des autorités dans la gestion des conséquences, en particulier sur les populations les plus démunies.
L’adaptation en jeu ne saurait se réduire à un comportementalisme passif. Il s’agit d’envisager la science et la politique d’un devenir soutenable, dans le domaine de l’aménagement de l’espace, en se distanciant du néolibéralisme. En effet, les sociétés étant immergées dans l’incertitude et les pressions de catastrophes à fortes imminences, que l’on parle de submersions, de réchauffement, de chute de la biodiversité ou d’amplification des migrations, le défi de l’adaptation requiert des renouvellements théoriques et pratiques d’envergure.
Vincent Berdoulay et Olivier Soubeyran soulignent la tentation de fuites en avant, en privilégiant des formes de territorialisation-refuge apparemment indépendantes des conditions de milieux, en s’isolant dans des sortes de bulles dont l’aménagement contrôlé tendrait à se détacher et s’autonomiser par rapport à un environnement menaçant. Tout ceci est exploré dans des pages saisissantes avec « le couplage de la résilience et du contre-terrorisme » (p. 98 à 105, dans le chapitre 4 intitulé « L’éthique du paquebot de croisière ou la tentation immunitaire »). Mais cette dimension sécuritaire est « la plus dure qui soit. Non pas celle à laquelle la question environnementale est généralement associée, mais celle liée explicitement à la sécurité intérieure et à la lutte contre le terrorisme » (p. 101). Il est noté aussi par exemple un rapprochement entre terrorisme et ville résiliente à la suite des attaques terroristes du 11 septembre 2001. Cet événement a éperonné la recherche sur la résilience des villes, mettant en relation avec le domaine de la sécurité intérieure, par exemple, la mauvaise gestion des secours d’urgence face aux cataclysmes naturels.
Aménagement durable et stratégies d’action
Les prétendues solutions sécuritaires, qui ne s’adressent qu’à une partie de la population, s’avèrent en fait liberticides en raison des politiques de surveillance totale, de relégation, voire de contention mises en place. Les préemptions techno-sécuritaires institutionnelles défensives ou offensives priment lorsque se développent des « scénarios du pire ». Une partie de la population et de ses territoires se trouve alors délaissée au profit du bien-être et de la sécurité de quelques-uns. À l’encontre de pratiques « désadaptatives », d’autres stratégies d’action sont esquissées.
Tout milieu habité étant en perpétuelle transformation, il devient crucial de se projeter vers d’autres possibles co-évolutifs accordant écosystèmes et modes de vie, participation et coopération entre parties prenantes. Pour ce faire, une piste particulièrement féconde est explorée : le dialogue entre la planification et l’improvisation, à même de faire tenir ensemble l’anticipation et la vitale agilité face à ce qui arrive. Plus que de simples ajustements, il s’agit alors de prendre la mesure d’autres rapports humains à la nature et au sauvage. Passer dans l’aménagement d’un pilotage a priori descendant (top down) à un pilotage par les conséquences non intentionnelles et imprévisibles de l’action, exige de mobiliser d’autres stratégies hybrides d’improvisation et de coopération. Ainsi, à partir des leçons de Katrina, les perspectives d’action ne sont pas envisagées en termes binaires : « On y discerne une relative imbrication de ce qui relève de l’intervention par le haut avec ce qui procède de l’initiative populaire, comme si l’un était une condition d’amélioration de l’autre et réciproquement » (p. 175). Il a bien fallu se rendre à l’évidence que les solutions technologiques, comme la surélévation des digues, n’ont pas suffi pour faire face à la montée des eaux, qui ont envahi la ville et y sont restées piégées, aggravant les désastres.
Un certain nombre de questionnements et de chantiers sont induits par cet ouvrage ardu, mais stimulant et instructif, qui nous met au travail et en appelle à des réévaluations à la fois politiques et éthiques. En effet, envisager des « cycles salvateurs » versus des « cycles mortifères », une « solidarité démocratique » versus une « techno-autocratie », revient à constituer de nouvelles formes de rebonds et de marqueurs déterminants dans la « conversation entre la nature, les autres et soi-même ». Ces perspectives participent des manières de dépasser, à partir d’une culture de la communauté des vivants, le dualisme ontologique entre nature et culture qui ne cesse de hanter une pensée aménagiste de la maîtrise, amplifiée à l’ère industrielle et plus justement anthropocène. Voici une production universitaire propre à faire grandement réfléchir qui, en une dizaine de séquences fortement référencées, conduit à repenser des stratégies d’action à même d’établir des complémentarités entre écologie, éthique et démocratie, dans la fabrique des milieux habités.