Le piéton revient depuis le début des années 2000 au centre des débats sur l’aménagement urbain en Europe et aux États-Unis (Urbanisme 2008 ; Terrin 2011). En témoigne l’inauguration prochaine de la place de la République rénovée à Paris au printemps 2013. De même, une partie de Times Square à New York a été rendue piétonne, d’abord à titre expérimental en mai 2009, puis de manière pérenne à partir de février 2010, engageant dès lors un projet de réfection de la place.
Le phénomène est présenté aujourd’hui comme une découverte du piéton en ville après une longue domination de l’automobile. Pourtant, la question avait déjà donné lieu entre 1960 et 1980 à d’intenses débats et à de nombreux projets en Europe et, on l’oublie souvent, aux États-Unis. À New York, par exemple, un ambitieux projet de piétonnisation de Madison Avenue a été porté par le maire John Lindsay entre 1971 et 1973, et mis en échec notamment par les commerçants [1]. C’est l’histoire de cette première phase de piétonnisation que nous voudrions retracer ici, tout autant pour revenir sur un mouvement largement ignoré aujourd’hui que pour en mesurer les différences avec les approches actuelles. Celles-ci, valorisant la cohabitation des modes de déplacement, se distinguent des projets précurseurs qui étaient fondés sur l’opposition entre les piétons et l’automobile.
Source : Brambilla et Longo 1977.
Le premier engouement international pour la piétonnisation : les années 1960‑1970
Si l’on définit une rue-piétons comme la fermeture à la circulation d’une rue de centre-ville et son réaménagement complet pour le confort du piéton (notamment par la suppression de la distinction chaussée–trottoir), il n’y a aucune rue-piétons en Europe et aux États-Unis en 1950. C’est dans un contexte de dépérissement des centres-villes que naissent les espaces piétonniers pris sur l’ancien « domaine » de l’automobile. Les premières réalisations sont achevées presque en même temps en Allemagne et aux États-Unis : la piétonnisation de Kettwiger Straße à Essen (1959) et celle de Burdick Street dans la petite ville de Kalamazoo aux États-Unis (Kalamazoo Mall, par Victor Gruen & Ass.) en 1959‑60 marquent les débuts du mouvement de piétonnisation des villes occidentales. D’emblée, les formes d’aménagement sont radicalement différentes entre l’ancien et le nouveau continent. La rue-piétons allemande propose une vision moderne de la ville, dans l’esprit des grandes réalisations de la reconstruction (Lijnbaan à Rotterdam, 1951‑1955) : la géométrie appuyée du dallage « corrige » l’irrégularité des tracés anciens. Aux États-Unis, le mall (rue-piétons en centre-ancien, à ne pas confondre avec les centres commerciaux) est conçu davantage comme une négation de la ville : les aménagements paysagers dominent et la douceur des courbes corrige la trop grande régularité du damier urbain. L’aménagement de Fresno Mall (Fresno, Californie, par Victor Gruen & Ass.) en 1964 constitue l’exemple le plus médiatisé à l’époque.
Très différents des deux côtés de l’Atlantique dans leur conception, les projets ont néanmoins suivi une dynamique assez semblable entre 1960 et 1980. Des recensements de secteurs-piétons réalisés au tournant des années 1980 en Allemagne, au Royaume-Uni, en France et en Amérique du Nord permettent de mesurer l’ampleur du mouvement. La décennie 1970 est déterminante. C’est, par exemple, durant cette décennie que les villes françaises conçoivent l’essentiel des secteurs-piétons, avec une dizaine d’années de retard par rapport à leur voisines allemandes [2].
1960 | 1970 | 1980‑1982 | |
---|---|---|---|
RFA | 35 | 110 | 300 |
Royaume-Uni | 0 | 20 | 108 |
France | 0 | 7 | 266 |
États-Unis/Canada | 2 | 28 | 70 |
Sources : Monheim 1980 ; Roberts 1981 ; CECOD 1982 ; Brambilla et Longo 1977.
Il est possible de parler de mouvement international car, si les premières réalisations paraissent isolées, rapidement des échanges, des voyages d’études et des publications diffusent auprès des autorités municipales et décideurs locaux des exemples érigés en modèles. Dans la multitude de titres parus au cours de la décennie 1970, un ouvrage a constitué une référence. Il s’agit de la synthèse publiée par l’OCDE en 1974 sous le titre Les Rues piétonnes à partir des travaux du Groupe sectoriel sur l’environnement urbain au sein de l’organisation internationale. Il s’agit d’un tour d’horizon des réalisations les plus emblématiques de la période, parmi lesquelles l’on retrouve des municipalités toujours très actives aujourd’hui sur la question de la marche en ville : Vienne, Copenhague, Amsterdam...
Carte postale, années 1960. Ektachrome d’Arnold Compotongo,
publié par Scope Enterprises, Clovis, Californie. © William Bird.
Carte postale, années 1960. Mirro-Krome par H. S. Crocker Co., Inc., San Francisco, Californie.
Publié par Heilbron‑Jones Film Service, Fresno, Californie. © William Bird.
De la séparation des fonctions au partage de l’espace public
La question du partage de la ville entre le piéton et l’automobile a été posée dès les années 1950. L’organisation du 8e Congrès international d’architecture moderne (CIAM) en 1951 à Hoddesdon (Angleterre) a été déterminante pour une nouvelle approche des centres-villes occidentaux. Dans la suite des travaux « 194X » commencés dès 1943 au sein de l’Architectural Forum Magazine, le CIAM préconise de redéfinir le centre comme un artefact qui concentre toutes les fonctions et qui est strictement séparé de la circulation automobile : autrement dit comme un îlot piétonnier. Les malls nord-américains et les rue-piétons européennes des années 1960‑80 ont ainsi en commun une même radicalité dans l’approche des problématiques urbaines qui renvoie contre toute attente aux logiques de l’urbanisme de dalle et au fonctionnalisme séparant strictement les circulations entre elles. Les rues-piétons en centre ancien et les ensembles sur dalle des années 1970 puisent aux mêmes sources et développent in fine une même logique de la ville qui tend davantage à séparer qu’à articuler entre eux les différents modes de déplacements dans l’espace public. Ni l’un ni l’autre ne remettent, d’ailleurs, fondamentalement en cause l’usage de l’automobile en ville.
Cette radicalité explique aussi la limitation des secteurs-piétons dans les villes européennes ou nord-américaines : strictement piétonnière, une rue doit disposer d’une animation propre (souvent commerçante) afin de ne pas devenir déserte. À partir du début des années 1980, la question du partage de l’espace public entre piétons et automobiles émerge sous l’influence des expériences de woonerf, menées aux Pays-Bas dans la décennie précédente. Dans ces rues à priorité piétonne, tous les véhicules sont autorisés, mais la vitesse est limitée et le principe de l’absolue priorité du piéton prévaut. Il ne s’agit plus de créer des îlots piétonniers dans l’hypercentre, mais de rendre sa place au piéton dans de vastes quartiers résidentiels largement automobiles.
L’idée s’impose progressivement : ainsi la piétonnisation de la rue Montorgueil et du secteur attenant en 1991‑1992 à Paris fait réapparaître les trottoirs et l’idée de rue partagée, la circulation restant toutefois strictement contrôlée par des bornes amovibles aux entrées du secteur. Le quartier Montorgueil se distingue nettement du très proche plateau des Halles–Beaubourg (1977‑1979), entièrement réservé aux piétons sur le modèle de la première génération de rues-piétons. Il s’agit d’un changement de paradigme ouvrant à la période que nous connaissons aujourd’hui : la valorisation de la cohabitation des modes de déplacements qu’illustre bien le projet actuel de réaménagement de la place de la République à Paris (2013) [3]. Cette nouvelle orientation permet d’envisager des aménagements à l’échelle de la ville dans son entier, non de limiter l’intervention à des îlots solitaires.
Water Wonderland Card Company, Grand Rapids, Michigan ; Dexter Press Inc., West Nyack, New York. © William Bird.
Les destins contrastés des rues-piétons et des malls de la première génération
Le devenir des espaces piétonniers créés dans les années 1960‑1980 diffère beaucoup entre l’Europe et les États-Unis. Dans le premier cas, les centres piétonniers sont devenus pérennes, à tel point qu’ils paraissent étroitement liés à l’idée même de la ville européenne. Il s’agit, pourtant, de créations n’ayant pas plus de 40 ou 50 ans et n’ayant pas de précédent historique aussi radical. Très réduits en termes d’emprise spatiale dans la ville, il s’agit d’espaces survalorisés et qui font l’objet d’une grande attention des municipalités. Celles-ci n’hésitent pas à en changer le revêtement pour renouveler l’image de la ville : l’espace de la rue devient ainsi modifiable au gré de l’évolution des goûts [4].
Le destin des malls nord-américains a été tout différent. Beaucoup plus liés qu’en Europe à la fonction commerciale, la plupart ont périclité durant les années 1980 face à la concurrence de centres commerciaux de périphérie. Les malls nord-américains, à de rares exceptions, n’ont pas été en mesure de jouer le rôle de pôles d’attraction. Ils ont ainsi presque tous disparu ou ont été sévèrement amputés à la demande des commerçants durant les années 1990. Le Kalamazoo Mall a ainsi perdu plus de la moitié de sa longueur, convertie en rue à larges trottoirs et à passage automobile. Le mall de New London (Connecticut) a entièrement disparu : State Street, ouverte à la circulation, ne se distingue aujourd’hui en rien des autres rues de la ville. Cette évolution opposée à celle du continent européen a presque fait oublier que durant une vingtaine d’années la ville américaine aussi avait participé au mouvement piéton, même si les malls demeuraient très localisés à l’échelle des tissus urbains nord-américains.
Les décennies 1960 et 1970 ont été déterminantes comme laboratoire de l’espace public urbain. Mais en faisant le choix radical de la stricte séparation des circulations, elles ont néanmoins limité d’elles-mêmes la possibilité d’établir des solutions autres que ponctuelles au sein des villes occidentales, ne permettant pas de régler de manière satisfaisante la question de la place de l’automobile et des différents modes de transport en ville. Celle-ci se trouve donc à nouveau posée aujourd’hui.
Bibliographie
- Brambilla, R. et Longo, J. 1977. For Pedestrians Only. Planning, Design, and Management of Traffic-Free Zones, New York : Whitney.
- Centre d’études comparatives sur le développement (CECOD). 1982. Annuaire des villes-piétons françaises. Recensement des aménagements et des projets piétonniers au 1er janvier 1982, Paris : CECOD.
- Monheim, R. 1980. Fussgängerbereiche und Fussgängerverkehr in Stadtzentren in der Bundesrepublik Deutschland, Bonn : Dümmlers Verlag.
- OCDE. 1974. Les Rues piétonnes, Paris : OCDE.
- Roberts, J. 1981. Pedestrian Precincts in Britain, Londres : Transport and Environment Studies.
- Terrin, J.‑J. (dir.). 2011. Le Piéton dans la ville. L’espace public partagé, Marseille : Parenthèses.
- Urbanisme. 2008. N° 359, dossier « Marcher ».