La question de la propreté urbaine est enserrée dans un triptyque étroit. D’abord, chaque scrutin municipal est l’occasion de refrains électoralistes dénonçant la saleté de telle ou telle ville. Ensuite, la mise en politique [1] (Kingdon 2003) de la propreté urbaine par les collectivités ne fait l’objet que de peu de réflexions ou de débats stratégiques et semble manquer de référentiels d’action – l’ouvrage de Mouton (2014) le rappelant et constituant une exception notable et relativement confidentielle. Enfin, la littérature scientifique a déjà profusément analysé ces enjeux, notamment en lisant l’espace urbain au prisme des questions d’hygiène (Frioux 2008), d’ordre social (Kokoreff 1991 ; Guitard et Milliot 2015 ; Prost 2014) et de relation à l’altérité, voire à la marginalité (Milliot 2015 ; Guitard et Milliot 2015). On y analyse toutefois plus des cadres de pensée que des cadres d’action, délaissant ainsi une analyse des stratégies et des modalités d’interventions qui structurent la propreté urbaine. Dans cette perspective, comment donc penser la propreté au-delà de son importance électorale ? Par quels moyens (outils et stratégies) et selon quelles modalités la propreté urbaine peut-elle être mise en politique et devenir un enjeu sérieusement considéré d’action publique ?
En s’appuyant sur des entretiens menés auprès d’associations de collectivités, nous proposons d’alimenter la discussion sur les référentiels et cadres d’action publique en matière de propreté urbaine [2]. Nous analysons le rôle d’un acteur qui s’est démarqué au cours de notre enquête, l’Association des villes pour la propreté urbaine (AVPU). Cette association, créée en 2010 et à gouvernance paritaire entre élu·e·s et technicien·ne·s, s’organise autour de trois axes : l’animation d’un réseau d’échange entre pairs, celle d’un système de récompenses (labels et trophées) et la mise en œuvre d’un indicateur de propreté. Sa singularité par rapport aux autres associations est son investissement spécialisé et monothématique dans ce domaine. D’une part, elle pose la propreté en tant que problème public, là où elle reste souvent impensée ou dévaluée. D’autre part, elle structure l’action publique autour d’une certaine vision de la propreté dans un contexte où les cadres d’action sont lacunaires, redéfinissant à cette occasion le rôle des associations de collectivités.
La propreté urbaine, parent pauvre de la gestion de l’espace public ?
Un aspect central mis en avant dans la littérature sur la propreté est celui de son invisibilité multiple. Ainsi et paradoxalement, on ne la remarque que par son absence et il est difficile de la définir autrement qu’en tant que contraire de la salissure (Prost 2007). La propreté urbaine est comme le rocher de Sisyphe, une tâche sans fin : quand bien même on y investirait largement, les résultats en demeureraient fugaces et sans cesse à reprendre (Dargentolle 2020). Comme l’expliquait déjà Kokoreff (1991) les politiques de propreté post-hygiénistes ne cherchent plus à ce que la ville soit propre, mais qu’elle fasse propre : on passe de la désinfection des miasmes invisibles à l’œil nu, à une gestion des apparences. Cela explique notamment les politiques publiques ayant pour but de visibiliser la propreté, à travers des « spectacles du propre » (Jeudy, cité dans Prost 2007) par lesquels on donne à voir les moyens financiers, matériels et humains déployés. Dans le cas parisien, par exemple, on passe d’une certaine discrétion à une exhibition des moyens mis en œuvre, notamment avec l’adoption pour tous les équipements (tenues, véhicules, outils de nettoyage) d’un vert bambou voyant et identifiable (Prost 2007) (figures 1 et 2).
La « motocrotte » ou « chiraclette » est une démonstration publique d’une innovation dont se dote la Ville de Paris en 1982 pour débarrasser les trottoirs des déjections canines (photo : CC).
Extrait du catalogue des moyens mécaniques de la direction de la propreté et de l’eau à Paris, 2020 (photo : Matthieu Seignez).
L’enquête que nous avons menée a permis de montrer d’autres manières dont peut se traduire l’invisibilité des questions de propreté urbaine. Sa place importante dans le débat public lors des élections ne se traduit que peu du point de vue institutionnel. En effet, on relève la relative invisibilité de ces enjeux dans l’organigramme des principales associations d’élu·e·s. Souvent rattachée aux questions de déchets, d’environnement, de voirie, voire parfois d’eau et assainissement, la propreté occupe une maigre place dans l’actualité ordinaire, les responsabilités et l’expertise de ces associations. Elle est par ailleurs abordée par les prismes financier et juridique plus souvent que sous ses aspects politiques, stratégiques ou techniques.
Du point de vue institutionnel, les services de propreté des collectivités sont aussi des marqueurs de cette invisibilité car ils sont historiquement cantonnés au rôle de parent pauvre de la gestion de l’espace public. En effet, les services chargés de la propreté urbaine ont longtemps souffert d’une image dégradée et d’un manque de valorisation politique, ce qui a pu se traduire par un manque de moyens financiers, techniques et organisationnels : les budgets alloués à la propreté ont, dans la quasi-totalité des collectivités enquêtées, longtemps été l’une des variables d’ajustement budgétaire et l’une des cibles de la contraction des dépenses de fonctionnement. Toutefois, depuis les années 2010, on observe un regain d’intérêt, caractérisé par un portage politique et des formes de modernisation des services, tant au niveau matériel qu’organisationnel. À titre d’exemple, dans une collectivité étudiée pendant l’enquête, un de ses édiles a fait de la propreté son cheval de bataille et a entrepris une refonte et une autonomisation du service, jusqu’alors relégué à la place de sous-service de la direction de la voirie. Cette autonomisation, au-delà de sa portée symbolique s’est également traduite par le déploiement de moyens financiers importants. Cette dynamique de revalorisation, commune à plusieurs des collectivités interrogées, s’exprime aussi vis-à-vis du personnel, via le rôle d’ambassadeur·rice·s de la propreté qu’endossent les agent·e·s (Prost 2007 ; Béguin 2015) ; ou encore, pour les encadrant·e·s, via un déplacement de la perception du service propreté comme un défi à relever plutôt qu’une punition.
L’AVPU et la mise à l’agenda de la propreté urbaine
Dans cette revalorisation, un acteur a joué et joue un rôle à part, l’Association des villes pour la propreté urbaine (AVPU). Cette association spécialisée construit la propreté comme un objet à part entière, plutôt qu’une sous-discipline de la gestion urbaine. Tandis qu’il existe plusieurs réseaux sur les questions de déchets ou celles d’environnement urbain, il n’existe pas à notre connaissance d’autre association spécifique à la propreté. Ce manque de spécialisation a d’ailleurs desservi l’une des associations interrogées, l’Association des ingénieurs territoriaux de France (AITF), dont un groupe de travail réunissait les thématiques déchets et propreté. Au fil du temps, l’AITF s’est dessaisie des questions de propreté, préférant un partenariat avec l’AVPU, plus spécialisée, structurée et désormais plus identifiée en la matière. C’est ce qui explique que l’AVPU compte désormais plus de 180 membres (ils étaient une petite vingtaine lors de la création en 2010), dont la plupart des grandes villes françaises (sauf, à ce jour, Bordeaux, Limoges, Nancy et Reims). Touchant même des villes européennes lors de ses rencontres internationales, elle est devenue un acteur majeur et prescripteur de la propreté urbaine.
Cette mise à l’agenda s’est accompagnée de la production d’un outil de mesure et d’objectivation (aux dires de nos interlocuteurs) censé structurer les politiques par la production d’une connaissance sur la propreté : les Indicateurs Objectifs de Propreté (IOP). Ils sont construits et actualisés chaque année par les membres de l’association, et établis suivant des relevés de différents items de salissure préétablis (papiers, déjections canines, mégots, etc.) dans des lieux et à des fréquences données. Analysés trimestriellement par l’AVPU, les résultats permettent d’obtenir différents éléments : cadences de nettoyage à accélérer ou ralentir, zones particulièrement sales, type de salissure le plus fréquent à tel ou tel endroit, besoin en équipement (corbeilles, canisites, etc.). Ces résultats demeurent anonymes (chaque collectivité connaît ses IOP mais pas ceux des autres) et sont ensuite comparés à une moyenne nationale émanant des données de toutes les collectivités adhérentes.
Avec le déploiement des IOP dans de nombreuses collectivités au cours des dix dernières années, on assiste à une technicisation de la propreté : les IOP tentent de dépasser l’aspect subjectif et relatif à un contexte social et culturel (Guitard et Milliot 2015) pour faire de la propreté un objet de mesures et de rationalisation [3]. Le mouvement est double : à la fois on mesure pour politiser et on dépolitise par la mesure (Dargentolle 2020 ; Bezès et al. 2016). En effet, d’un côté, le passage par la technique permet de légitimer la propreté par des montées en généralité opérationnelles qui peuvent servir de base à des stratégies locales : cela permet de la mettre en débat pour éventuellement produire des arguments de politiques locales. De l’autre, les services s’appuient sur les IOP pour construire une expertise si spécifique qu’elle pourrait avoir tendance à éloigner les citoyen·ne·s de la boîte noire technique ainsi créée (Zask 2008). Notons également l’importance des trophées de l’AVPU et de leur label (dit « ville éco-propre [4] ») qui permettent de visibiliser et de valoriser le sujet de la propreté auprès des élu·e·s et de la population : Saint-Brieuc ou Nice ont ainsi obtenu leur quatrième étoile (sur cinq) en 2019 à ce label AVPU tandis que Le Havre souhaiterait y parvenir bientôt.
Non seulement l’AVPU pose la propreté en problème public, mais elle propose aussi des outils de performance. Elle est prescriptive, là où les autres associations de collectivités souhaitent rester neutres et ne produisent ni outil ni cadre stratégique d’action. En se plaçant en amont des demandes des collectivités et en proposant de les outiller à la fois théoriquement et opérationnellement, l’AVPU sort des démarches traditionnelles des associations d’élu·e·s qui s’inscrivent plutôt dans une dynamique de design institutionnel (Cadiou 2016). Elle renouvelle la façon de penser l’action des associations de collectivités.
Penser le quotidien de la propreté urbaine
S’il est établi que l’AVPU occupe une place essentielle dans le paysage de la propreté urbaine, il reste à réfléchir à son rôle : moteur, accélérateur ou simple témoin de la montée en puissance de ces enjeux ? Un élément de réponse tiré de nos recherches est la capacité qu’a l’AVPU à structurer l’action publique dans certaines collectivités dont les plans de gestion sont (au moins partiellement) assis sur les IOP, soit dans leur typologie, soit dans leurs résultats. Ce faisant, l’AVPU transforme profondément les pratiques et contribue à la mise en place de stratégies d’entretien de l’espace urbain. Elle propose ainsi une réflexion sur la quotidienneté de la propreté, c’est-à-dire sur l’activité ordinaire de maintenance de l’espace public au-delà des échéances électorales.
Outre la nature des relations qu’elle entretient avec les autres acteurs, le contenu de ce qu’elle propose et prescrit reste à interroger. Comment définit-on ce qui est sale ou pas pour un service de propreté ? Comment prend-on en compte les enjeux écologiques, en réinterrogeant notamment la place du végétal comme de l’animal dans la propreté urbaine, et comment cela se traduit-il au niveau opérationnel ? De plus amples recherches sont nécessaires afin de montrer les arbitrages opérés par l’association et les cadres de pensées qu’elle contribue à former et à faire évoluer.
Bibliographie
- Anderson, J. E. 1975. Public Policymaking. An Introduction, Londres : Thomas Nelson and Sons.
- Béguin, M. 2015. « L’environnement dans le travail et dans les esprits des agents de propreté urbaine : entre contrainte et motivation », Sociologies [en ligne].
- Bezès, P., Chiapello, È. et Desmarez, P. 2016. « Introduction : la tension savoirs-pouvoirs à l’épreuve du gouvernement par les indicateurs de performance », Sociologie du travail, vol. 58, n° 4, p. 347-369.
- Cadiou, S. 2016. « Gouverner (avec) les groupes d’intérêt », in S. Cadiou (dir.), Gouverner sous pression ? La participation des groupes d’intérêt aux affaires territoriales, Paris : LGDJ, p. 261-274.
- Dargentolle, L. 2020. Améliorer la propreté de l’espace public parisien : quel modèle de service public ?, mémoire de thèse professionnelle, École nationale des ponts et chaussées, AgroParisTech et Ville de Paris.
- Frioux, S. 2008. « Aux origines de la ville durable : améliorer l’environnement urbain en France, fin XIXe-milieu XXe siècles », Annales des mines, Responsabilité et environnement, vol. 52, n° 4, p. 60-67.
- Guitard, É. et Milliot, V. 2015. « Les gestes politiques du propre et du sale en ville », Ethnologie française, n° 45, p. 405-410.
- Kingdon, J. W. 2003. Agendas, Alternatives and Public Policies, New York : Longman.
- Kokoreff, M. 1991. « La propreté du métropolitain : vers un ordre post-hygiéniste ? », Les Annales de la recherche urbaine, n° 53, p. 93-102.
- Milliot, V. 2015. « Remettre de l’ordre dans la rue. Politiques de l’espace public à la Goutte‐ d’Or (Paris) », Ethnologie française, n° 45, p. 431-443.
- Mouton, B. (dir.). 2014. Mettre en œuvre la propreté urbaine. Pour une gestion différenciée de l’espace public, Voiron : Territorial Éditions.
- Prost, B. 2007. « Dissimuler, montrer, oublier nettoyage et nettoyeurs », Hypothèses, n° 10, p. 67-75.
- Prost, B. 2014. « “Une ville propre, c’est l’affaire de tous” : Pratiques et sens du propre dans les espaces parisiens (1980-2000) », Sens-Dessous, n° 13, p. 3-14.
- Zask, J. 2008. « Le public chez Dewey : une union sociale plurielle », Tracés, n° 15, p. 169-189.