L’utilisation dispendieuse et incontrôlée des ressources n’est plus tenable ni soutenable. C’est de ce constat que part l’ouvrage Villes sobres, dans l’idée que devrait s’ouvrir une nouvelle ère associée à de nouveaux modes de production industrielle et urbaine. Le temps serait désormais à la sobriété pour concevoir, construire, gérer et maintenir autrement les espaces urbains. L’enjeu n’est pas mineur : il s’agit ni plus ni moins que de « mettre au point des procédés et des institutions qui permettent d’augmenter la part des ressources maîtrisées en réduisant les consommations d’eau, d’énergie et les déplacements, en recyclant les matériaux » (p. 19).
Une diversité d’expériences et d’initiatives
Venant clore un projet de recherche sur les symbioses industrielles et urbaines [1], Villes sobres brosse le portrait d’initiatives émergentes, vues comme des signaux faibles d’un changement en cours, qui illustreraient chacune à leur manière une facette de ces futures villes sobres, présentées comme les parangons de la « dernière modernité » (p. 33). Derrière chaque exemple (qui constitue un chapitre), on retrouve, dans une démarche classique en Science and Technology Studies, un questionnement mêlant considérations techniques, approches sociopolitiques et déclinaisons territoriales, en analysant à la fois les technologies existantes et les flux de matière, mais aussi les rôles des institutions et des habitants dans ces dispositifs.
Face aux grands enjeux environnementaux de notre temps, Dominique Lorrain considère, en exergue de l’ouvrage, que trois voies s’ouvrent : « l’écolocatastrophisme », réduit à un simple no future ; l’insouciance de l’idéal de marché ; une approche équilibrée visant des procédés plus sobres. D’une façon un peu rapide, il circonscrit ainsi le débat en plaçant la sobriété dans un champ qui se résumerait à un chemin de crête suivant une logique du « ni Meadows [2] ni Hayek [3] ».
Les contributions de l’ouvrage ne se limitent cependant pas à cette lecture relativement figée et donnent à voir de manière plus nuancée des expériences intéressantes de ce qui se noue autour de la limitation de l’empreinte matérielle des villes. Dans la région urbaine de Genève, étudiée par Julie Pollard, on peut ainsi observer à la fois des avancées vers des processus plus circulaires et moins gourmands en ressources primaires, et une volonté politique de promouvoir une forme de localisme énergétique et d’inciter à une baisse des consommations.
Cela passe notamment par la mise en place de politiques tarifaires différenciées affichant clairement l’impact environnemental des choix énergétiques effectués ou la mise en place de synergies industrielles autour de projets de cogénération d’électricité et de chauffage à partir de l’incinération de déchets. Toutefois, dans ce cas comme dans d’autres étudiés dans l’ouvrage, les difficultés de gouvernance restent nombreuses, le passage d’une logique industrielle sectorielle à une logique territoriale peine à advenir. Finalement, la stratégie de sobriété mise en avant par les responsables politiques pâtit d’une faible cohérence interne et produit de maigres résultats en termes de réduction réelle des consommations. La sobriété recherchée, même dans un contexte institutionnel relativement stable, a du mal à s’imposer à l’agenda politique et technique local.
De multiples décalages entre discours et pratiques
Plusieurs chapitres racontent de façon fine une histoire assez similaire, celle d’un découplage non pas entre utilisation des ressources et croissance économique, qui correspondrait à une forme de sobriété, mais entre des discours sur la sobriété et les pratiques ou les tentatives de changer radicalement de modes de production urbaine. Le projet du livre se transforme peu à peu de recensions d’expériences réussies en un questionnement plus profond sur la pertinence même de la notion de sobriété dans les différents territoires passés à la loupe, et à une critique par le fait de l’économie circulaire.
Ainsi, le chapitre de Rémi de Bercegol et Shankare Gowda consacré à l’exemple de Delhi montre bien l’inadéquation du principe de sobriété au contexte indien, où les rares projets de mutualisation d’infrastructures restent dans une logique « croissantiste » fort peu éloignée du business as usual dévoreur de ressources. Les enjeux de symbiose industrielle ou urbaine sont encore largement secondaires face à la réalité des questions d’extension urbaine, accélérées par la croissance démographique.
Le chapitre consacré à l’aéroport de Schiphol d’Amsterdam est également emblématique de ces décalages : l’entreprise en charge de l’exploitation de l’aéroport s’est lancée dans une politique de neutralité carbone via sa stratégie de Responsabilité sociale des entreprises (RSE). Cependant, celle-ci est strictement limitée aux activités propres à l’entreprise et exclut de ce fait tout ce qui est réalisé par les compagnies aériennes. La sobriété apparaît dès lors comme un vague vernis plutôt que comme une réelle ambition urbaine et politique.
Un horizon peu réjouissant
Le riche panorama que dresse l’ouvrage sur les avancées de la sobriété (énergétique) de nos espaces urbains laisse à la fois pessimiste et sceptique. Le pessimisme s’installe au fil des chapitres et des récits précis des contributions, compte tenu de la faible intensité des changements observés ou de leur difficile capacité à percoler, voire à fonctionner sur leur propre territoire de déploiement.
Sceptique, le lecteur peut l’être à plus d’un titre. L’approche matérielle qui est annoncée en introduction est régulièrement laissée de côté au profit d’une perspective uniquement institutionnelle : les méthodes d’analyse des flux développées depuis de nombreuses années par l’écologie territoriale ne sont mobilisées que trop rarement [4], laissant un goût d’inachevé quant au couplage entre approche sociopolitique et technique. Plus largement, la vision de la sobriété détaillée dans les chapitres introductifs et conclusifs correspond davantage à de l’efficacité ou à de l’optimisation énergétique qu’à de la sobriété. Elle se centre uniquement autour d’une optimisation de l’impact énergétique de l’existant, là où la sobriété correspond davantage à l’énergie ou à la matière non consommée [5]. Trop peu de place est ainsi laissée à la possibilité, voire à la nécessité de transformer radicalement les comportements de consommation et les modalités de la production urbaine.
L’ouvrage se termine étrangement à cet égard, quittant l’arène urbaine pour faire un catalogue des technologies disponibles et verser dans une vision techniciste où le problème serait essentiellement celui d’innovations n’ayant pas encore trouvé leurs exutoires et/ou marchés. Cette vision semble contradictoire avec une partie du propos des contributions, cherchant précisément à mettre en avant les rapports complexes et labiles entre logiques techniques d’efficacité énergétique et stratégies territoriales de sobriété.