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Comprendre l’effacement des graffitis

Mis en valeur voire patrimonialisés dans certains contextes, les graffitis font le plus souvent l’objet d’un effacement systématique. L’ouvrage de Jean-Baptiste Barra et Timothée Engasser interroge l’« antigraffitisme » et ses ressorts.

Recensé : Jean-Baptiste Barra et Timothée Engasser, Antigraffitisme. Aseptiser les villes, contrôler les corps, Lorient, Le Passager clandestin, 2023, 160 p.

Par la littérature qu’ils produisent ou par leurs innombrables signatures dans les villes, les graffitis sont bien vivants. Pourtant, dans la plupart des centres-villes, c’est l’effacement qui prévaut. L’ouvrage de Jean-Baptiste Barra et Timothée Engasser, tous deux acteurs du graffiti et spécialistes de l’effacement des inscriptions [1], se propose de mettre en perspective « l’antigraffitisme », terme qui désigne « un ensemble d’idéologies, d’acteur·rices et de techniques déployé contre les inscriptions urbaines » (p. 10). Inspirés par les travaux de Jean-Pierre Garnier (2012), de Giorgio Agamben (2018) ou encore de Jean Baudrillard (2005), les auteurs critiquent et remettent en contexte les logiques et les dispositifs de répression à l’œuvre. Le style, plutôt littéraire et pamphlétaire, ouvre des portes intéressantes tant pour les sciences sociales que pour les personnes sensibles à la diversité des signes qui existent dans l’espace public et résistent à l’urbanisme contemporain.

Prendre au sérieux l’antigraffitisme

Composé de deux grandes parties, le livre procède par enchaînement de sections courtes et vivantes. Ces sections font le lien entre exemples historiques, descriptions de pratiques, propos théoriques, dévoilement des inégalités ou des logiques sécuritaires, et critique politique. Traversant les décennies et les villes du globe, on perçoit des qualités d’écriture évidentes et une passion pour le sujet sur laquelle nous reviendrons. On relève également quelques erreurs et anachronismes, par exemple sur les origines de la théorie de la vitre brisée [2] ou de la prévention situationnelle.

La première partie, intitulée « Un système d’ordre visuel », s’avère intéressante par sa capacité à exposer les fondements de l’antigraffitisme : hygiénisme, contrôle social, gestion des capitaux et des populations, liens entre ordre moral et ordre visuel, censure politique et, enfin, marchandisation de l’effacement. Mais c’est dans sa deuxième partie que l’ouvrage révèle ses meilleurs atouts. Le « business du propre », le design d’espaces ou de surfaces antigraffiti, ou encore les tactiques de « planting [3] », peu connus du grand public et encore trop peu étudiés, laissent présager de grands chantiers pour les sciences sociales [4]. La fin du texte ouvre encore de belles perspectives sur les questions de mémoire liées au graffiti, nous y reviendrons.

Le premier mérite de l’ouvrage vient du sérieux qu’il confère à l’objet antigraffitisme : il apporte la question dans les librairies et permet de poser la critique politique directement à côté d’ouvrages photographiques vantant un street art et un graffiti parfois édulcorés ou versant dans la nostalgie. Pour les lecteur·rices découvrant le graffiti, le texte permet des ouvertures et des rappels historiques, et présente notamment un panorama des techniques d’effacement des inscriptions : architecture, éclairage, produits d’entretien, chimiques, technologiques… le catalogue est vaste et instructif.

Ensuite, on apprécie l’idée d’une critique politique du « business du propre [5] » actuellement pratiqué dans de nombreuses villes, même si, sans être rigoriste quant aux canons académiques, on aurait pu attendre une meilleure mise en valeur des travaux de Julie Vaslin (Vaslin 2021). Relier le marché de l’effacement à la question du patrimoine et à celle de la mémoire est également une bonne piste : comme l’expliquent les auteurs, « seules les marques anciennes [de graffiti] peuvent prétendre au statut de patrimoine culturel et bénéficier d’une protection, non pas contre le vandalisme mais contre les rénovations » (p. 140). Sur la logique de conservation, on pourrait ajouter que la place des acteur·rices sur le marché de l’art contemporain joue également [6]. Enfin, le troisième point fort est l’écriture elle-même : sachant qu’Antigraffitisme est basé sur deux thèses soutenues par les auteurs en 2019, on a hâte de lire ces dernières et d’étudier en profondeur le sujet. Cet appétit est toutefois probablement le signe d’un ouvrage qui peut laisser les lecteur·rices sur leur faim, surtout s’ils ou elles sont féru·es de sciences sociales.

Faire preuve

On regrette ainsi, en dépit des nombreuses références académiques mobilisées (sociologie, criminologie, histoire, géographie sociale), l’absence d’une méthode scientifique définie (pas d’hypothèse de départ, pas de balises temporelles ou spatiales, pas de comparaison entre territoires, définition confuse de l’objet et des acteur·rices concerné·es). Cette carence met à mal l’ensemble de l’argumentaire défendu. Si leur intention est claire – il s’agit de « rendre visible les stratégies et les dispositifs répressifs mis en œuvre dans le cadre de cette lutte acharnée et […] de déconstruire ses fondements politiques et autoritaires » (p. 11) –, on peine à suivre les auteurs. La démonstration prend les atours d’une présentation en mosaïque des techniques de contrôle des inscriptions sauvages plus que d’un suivi détaillé et circonstancié de l’apparition et de l’évolution de ces dispositifs antigraffiti. Cela produit un écrasement des données, tant diachronique que synchronique, qui dessert l’ambition du livre de faire de l’antigraffitisme un système d’action cohérent et partagé. En un sens, la succession d’exemples de dispositifs éprouvés ici et là (France, Chili, Brésil, États-Unis, Albanie, etc.), sur des espaces pluriels (lignes ferroviaires, métropoles, capitales, villes moyennes, centres-villes, quartiers) et dans des temporalités variées, peine à convaincre tant leur ancrage localisé n’est que peu discuté.

L’ouvrage se heurte par ailleurs à un deuxième écueil. Se présentant comme graffeurs dès les premières lignes de l’introduction [7] (p. 7), les auteurs manquent de distanciation avec un objet – la lutte antigraffiti – dont ils se font volontiers les détracteurs au prix d’une grille de lecture qui relève parfois de l’hypertrophie interprétative. Est-il en effet si certain que les initiatives de « perforation dans les bancs publics ou les poubelles à barreaux » (p. 110) soient d’abord engagées pour « réduire les surfaces potentiellement graffables » ? Dans le même esprit, on peut tout autant douter que graffeurs et graffeuses deviennent – quand, comment, pour qui ? – des « ennemi·es de la nation » (p. 139). À ce niveau, le style pamphlétaire retenu et l’engagement quasi militant des auteurs ne servent qu’imparfaitement « l’objectif initial […] de produire un contre-discours sur le graffiti et de chercher à déconstruire la figure stéréotypée du vandale » (p. 8), puisqu’ils se prêtent eux-mêmes à des opérations d’arrangements et d’omissions qui servent une intention persuasive plus qu’elles n’étayent un argumentaire. À bien des égards, on est tenu de les croire sur parole tant l’administration de la preuve fait défaut.

Leur fascination pour les pratiques du graffiti amène J.-B. Barra et T. Engasser à des biais surestimant l’importance de la lutte antigraffiti dans la conduite des politiques publiques des centres urbains. S’il paraît évident que les politiques urbaines de propreté et de sécurité saisissent les inscriptions sauvages dans la perspective de leur canalisation spatiale, leur analyse prête aux tags une importance qui, en l’absence d’entretiens contextualisés avec les acteur·rices concerné·es (élu·es, technicien·nes), paraît exagérée. Là encore, ils auraient gagné à démontrer comment « l’esthétique propre » se donne à voir sur le terrain de l’antigraffitisme, plus qu’à prêter à ce dernier une dimension centrale dans la gestion autoritaire et globalisée des villes.

Après l’antigraffitisme ?

Pour prolonger la discussion, on peut se demander si, au-delà des rhétoriques, il existe encore une « guerre » (p. 11) contre les graffitis. En l’espace d’un demi-siècle, la culture graffiti a non seulement survécu à travers le monde, mais elle a vu la création de plusieurs marchés différents, vieux de plusieurs décennies, eux aussi. C’est le cas du marché de l’effacement évoqué par l’ouvrage, c’est le cas du matériel spécialisé pour le graffiti en magasins dédiés (avec sprays, marqueurs, encres, buses, rouleaux, masques, etc.), en ligne ou dans les enseignes estampillées « loisirs créatifs ». C’est également le cas pour le marché de l’art autour du street art avec ses galeries, ses cotes et ses diverses formes d’exposition. Ne correspondant ni tout à fait à l’image d’un ennemi qu’il faudrait vaincre, ni à celle d’une culture ou subculture récupérée et digérée par le capitalisme, on peut penser que le graffiti s’est installé bien solidement dans les sociétés à la fin du XXe siècle. Pour le XXIe, on peut parier que l’antigraffitisme va continuer, mais aussi que les graffeur·euses ne vont pas succomber au syndrome de la page blanche.

Bibliographie

  • Agamben, G. 2018. « La gouvernementalité des métropoles » (traduit par D. Almar), Ecorev, vol. 46, n° 1, p. 71-76.
  • Baudrillard, J. 2005. Kool Killer ou l’insurrection par les signes, Paris : Les Partisans du moindre effort.
  • EASME – Executive Agency for Small and Medium-Sized Enterprises. 2020. « Street art and copyright », Intellectual Property Helpdesk, European Innovation Council.
  • Garnier, J.-P. 2012. Un espace indéfendable. L’aménagement urbain à l’heure sécuritaire, Paris : Le Monde à l’envers.
  • Harcourt, B. 2006. L’Illusion de l’ordre. Incivilités et violences urbaines : tolérance zéro ?, Paris : Descartes & Cie.
  • Vaslin, J. 2021. Gouverner les graffitis, Grenoble : Presses universitaires de Grenoble–UGA Éditions.

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Pour citer cet article :

Vincent Becquet & François Brasdefer, « Comprendre l’effacement des graffitis », Métropolitiques, 22 février 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Comprendre-l-effacement-des-graffitis.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2005

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