Dans son dernier livre sur la société parisienne à la fin de l’Ancien Régime, dont il est fin connaisseur [1], l’historien australien David Garrioch cherche à comprendre comment Paris, incarnation des Lumières, a pu devenir la scène de la violence révolutionnaire. Le point de vue est celui d’un historien du social avant tout : la ville est appréhendée comme lieu des rapports sociaux. L’auteur s’intéresse ainsi à la manière dont la ville et la vie de ses habitants ont évolué entre 1700 et 1800, pour montrer à quel point les mutations (vie matérielle, idées et pratiques sociales, démographie et religion, politique et institutions) ont eu un effet sensible et durable sur la société et les modes de pensée. Des identités nouvelles, bourgeoises et populaires, liées à la multiplication des liens entre les acteurs, au jeu rénovateur des anciens cadres institutionnels transformés et des circulations entre quartiers vivifiées par les nouvelles pratiques politiques et culturelles, changent l’utilisation de l’espace urbain. L’aérisme médical [2] et l’action policière et administrative libèrent le fleuve, les quais, les ponts et les rues, évacuent les cimetières, réorganisent les hôpitaux. La ville – sa taille, sa topographie générale (le quartier est ici scruté plus que les formes urbaines à proprement parler), le rapport des Parisiens à l’espace – a été une actrice à part entière de sa propre histoire, d’où le choix d’une histoire locale. L’historien a mené l’enquête en trois temps, de manière souple (ce qui entraîne quelques répétitions ici et là) : « L’ordre social du Paris coutumier » (chapitres 1 à 4) ; « Le gouvernement de la ville et le mécontentement populaire » (approvisionnement, police, jansénisme ; chapitres 5 et 6) ; et « Créer une nouvelle Rome » (les évolutions de tous ordres qui ont marqué la ville durant le siècle ; chapitres 7 à 12). L’épilogue brosse à grands traits le « nouveau Paris », un monde plus dur et bien plus turbulent que le Paris coutumier.
L’ordre social dans le territoire parisien
L’ordre social d’une ville marquée par les coutumes, la tradition et un sens profond de la hiérarchie reste prégnant dans la première moitié du siècle. L’appartenance à un corps est déterminante (tribunaux, académies, confréries religieuses, communautés d’arts et métiers…) [3]. L’auteur rappelle que Paris forme une société où chacun sait où est sa place. Pourtant, la mobilité sociale est importante, pour les familles comme pour les groupes professionnels (chirurgiens, avocats, écrivains…).
En empruntant le cheminement des pensionnaires aveugles de l’hôpital des Quinze-Vingts (situé rue Saint-Honoré à l’époque), mis chaque jour dehors pour mendier leur pitance, David Garrioch évoque d’abord la ville, avec ses odeurs fortes et ses bruits familiers, les mouvements quotidiens (achats, processions, promenades, célébrations…), et l’entrecroisement des liens de parenté, de travail et de voisinage qui donne à chaque quartier une puissante emprise affective. Puis l’historien observe la société sur le vif, grâce aux documents d’archives et aux écrits du temps : les pauvres, les compagnons des corporations, le monde de la noblesse, les bourgeois de Paris. Dans cette ville où les disparités de richesse et de statut sont énormes (les indigents forment près d’un tiers de la population en 1700, les nobles et aristocrates 3 % à 4 %), il saisit les rapports, souvent délicats et conflictuels, qui lient – outre les personnes de rang similaire – pauvres et riches, faibles et puissants. Il montre comment le problème croissant de la pauvreté favorise l’essor de nouvelles idéologies sociales et politiques, et l’abandon de la conception organique de la société dans laquelle Dieu donnait aux pauvres une fonction nécessaire.
Avec l’analyse des émeutes de l’été 1725 (deux boulangeries pillées) et de 1750 (déclenchées par des arrestations de jeunes garçons par la police), puis de la fermeture du cimetière de Saint-Médard en 1732 (épisode de la lutte anti-janséniste), David Garrioch met au jour les fractures, les réseaux d’autorité et de patronage au sein du quartier, et les rapports entre les habitants de la ville et les pouvoirs centraux. Deux éléments contribuent à la stabilité d’une ville qui continue de s’accroître malgré les tentatives pour limiter son expansion [4] : la force des communautés de quartier, unité spatiale dominée par la paroisse, ses clercs et ses notables, où se nouent les liens de solidarité et d’assistance ; et la déférence et la hiérarchie (des conditions, des métiers, des familles), du moins tant que les conventions qui gouvernent la communauté ne sont pas remis en cause. Pour l’auteur, les luttes religieuses des années 1720‑1760, parce qu’elles ont développé l’indépendance d’esprit, la désacralisation du roi, l’intérêt pour les affaires publiques, y compris chez les gens de condition modeste et à l’instruction limitée, font partie des événements politiques les plus importants de Paris avant la Révolution.
Paris, ville révolutionnaire
Entre les années 1730 et le début des années 1770, l’influence de l’opinion publique grandit : la question religieuse, la libéralisation du commerce des grains, la guerre, la réforme financière, la sacralité royale deviennent des sujets de débat critique que le gouvernement ne parvient pas à contenir. L’idée révolutionnaire que l’intervention du public dans les affaires du royaume est légitime et que le roi doit écouter les opinions de ceux qu’il gouverne se propage à partir de Paris ; les Français ne se définissent plus comme sujets mais comme citoyens. La culture parisienne est plus égalitaire et laïque qu’ailleurs parce qu’elle a été fortement influencée par le jansénisme, qui a favorisé une sensibilité religieuse plus démocratique, individuelle, et encouragé l’esprit de tolérance prêché par les philosophes ; le jansénisme a été pour les classes moyennes parisiennes une école politique. La diffusion des découvertes scientifiques (physique, médecine), renforcée par l’essor de l’édition et de la presse, a joué un rôle considérable, tout comme la croissance de l’économie parisienne (ameublement, textile), dont les complexes réseaux de production et de distribution renforcent les liens entre les quartiers. L’augmentation des déplacements et leur vitesse croissante transforment le caractère de la sociabilité. Les Parisiens instruits, influencés par les idées des Lumières et consommateurs avertis, élargissent leur horizon, aspirent à une culture métropolitaine plus large ; la paroisse joue un rôle de moins en moins actif dans leur vie. Promue par les magistrats, avocats et serviteurs de l’État, l’autorité de la loi dans l’intérêt de tous, indépendamment du rang, prend la place de la coutume et des codes plus anciens de civilité. L’action policière, au territoire étendu, érode le pouvoir des notables locaux. Le déclin du quartier comme unité sociale et économique s’est accompagné de son déclin comme entité administrative et politique.
Par leur action, les autorités ont contribué à élargir la conscience politique et favoriser une culture politique participative. Le développement d’une culture de consommation fut source de tensions sociales fortes, de même que les attentes d’un certain nombre d’habitants restés marqués par la culture coutumière. La révolution parisienne n’a pas surgi de nulle part. Les changements dans les rapports sociaux et dans le gouvernement au cours du siècle ont rendu certains événements possibles ; ils ont fourni le contexte physique, social et culturel de la Révolution. La Révolution a provoqué son lot de tragédies et de désillusions mais a aussi nourri de nouvelles idéologies de l’espérance ; elle a été à la fois « destructrice et remarquablement créatrice ».
On retrouve dans ce livre, avec bonheur, ce qui fait la « griffe » de l’auteur : une pédagogie faite d’une immense érudition (historiographique et archivistique) alliée à un sens aigu du pittoresque qui font plonger instantanément, de manière magistrale, dans le Paris du XVIIIe siècle. David Garrioch sait rendre l’histoire et ses acteurs compréhensibles sans jamais renoncer à la profondeur du discours.