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L’ordre public de la police

En interrogeant l’émergence d’une police républicaine dans la Genève du XVIIIe siècle, le livre de Marco Cicchini révèle les liens étroits entre pratiques policières et politiques urbaines. Il contribue ainsi, en compagnie d’autres ouvrages contemporains, à renouveler notre regard sur la police comme « pratique étatique de gouvernement ».

Recensé : Marco Cicchini. 2012. La police de la République. L’ordre public à Genève au XVIIIe siècle, Rennes : Presses universitaires de Rennes.

La police est un sujet d’étude difficile pour les sciences humaines et sociales, parce qu’elle est non seulement une pratique sociale complexe de production de l’ordre public, mais également une politique publique qui a pour principal objet la sécurité. Toute plongée dans l’histoire de la police doit affronter cette complexité de la « chose policière », obligeant à faire un va-et-vient entre l’analyse des transformations institutionnelles, où s’élabore le travail pratique des agents de maintien de l’ordre, et l’étude de l’évolution des questions de sûreté.

C’est ce que montre Marco Cicchini dans sa monographie sur la police de la République de Genève au XVIIIe siècle, en s’inspirant des travaux d’Egon Bittner [1] et des récents développements en histoire sociale des institutions [2]. Il constate ainsi que, loin de n’être qu’une activité répressive des mouvements sociaux, la police a pour but de produire un ordre public qui évolue au gré des circonstances. Pour toutes ces raisons, étudier la police ne consiste pas seulement à scruter les faits et gestes des agents d’une institution. Il s’agit, pour l’auteur, de comprendre comment s’opère la régulation sociale des conflits ou des problèmes matériels dans une ville évoluant fortement au siècle des Lumières (augmentation de la population, arrivée croissante d’immigrés dans une société figée et rigide, rapports fluctuants aux États voisins en raison de la particularité démocratique de cette République). Pour cela, son livre s’organise autour de trois objets principaux de l’ordre public au XVIIIe siècle : les ordonnances de police, qui fixent la norme policière à appliquer ; la question de la déviance, qui, préoccupant de plus en plus les « élites », induit de nouvelles pratiques et dispositifs policiers ; enfin, le rôle des militaires dans l’activité policière.

L’étude des ordonnances de police permet à l’auteur de se défaire de la simple recension des interdits dans les sociétés anciennes. En premier lieu, Marco Cicchini s’attèle à démêler les processus de production de ces normes, objets de débats et d’affrontements politiques entre les groupes dominant la ville (structurés autour de deux pôles : la bourgeoisie, et les familles aristocratiques monopolisant le pouvoir). Cela permet de réintroduire un facteur longtemps occulté par les études sur la police : le politique. En effet, la police est une pratique découlant d’un pouvoir. L’application des normes écrites dépend ainsi des rapports de force ou d’entente qui existent entre dominants et avec la population, largement exclue des prises de décision et pourtant interlocuteur du pouvoir (par les plaintes et les mémoires écrits). Pour le comprendre, Cicchini étudie la diffusion de ces normes (à l’oral ou par l’écrit) et leur réception : sont-elles connues, acceptées, contestées et appliquées ? À travers quelques exemples typiques, tel que le jeu, la santé des animaux et des hommes, les questions de circulation, on comprend que le but des ordonnances est multiple. Tout d’abord, elles édictent une norme qui, par l’accumulation de textes, offre aux agents de police une gamme d’actions possibles sur le terrain. De plus, ces ordonnances permettent la socialisation et l’intégration des nouveaux arrivés en les frottant aux comportements « civilisés » attendus d’eux dans la capitale religieuse de la Réforme. Enfin, ces ordonnances forment, à travers ce corpus enrichi continuellement, un soubassement à toute politique judiciaire qui se révèle, avant tout, pédagogique, dans la mesure où les infractions sont souvent moins réprimées que ce que prescrivent les ordonnances, afin d’apprendre aux contrevenants à éviter les entorses au droit. De la sorte, la police, de par sa dimension judiciaire, revêt l’aspect d’une politique publique de régulation des problèmes et d’intégration des populations. Se pose alors la question de qui fait la police et comment.

« Policiers » étant un terme qui n’existe pas à l’époque, il faut chercher qui faisait la police. Elle incombait en premier lieu aux « magistrats », élus par les citoyens et dépendant des instances politiques (Petit et Grand Conseils) de la République. L’amovibilité des charges apparaissait incongrue aux observateurs des monarchies absolutistes voisines. Elle prenait pourtant sens par l’intégration des agents chargés de la police – auditeurs, huissiers – dans des cursus menant vers les hautes fonctions de gouvernement. Véritable école de « gouvernance », la police apparaît ainsi comme un « art de gouverner » (Michel Foucault) qui implique de s’atteler aux choses matérielles de la cité, mais également aux comportements sociaux sources de désordres. C’est à ce moment que démonstration est faite que la police est à la fois une pratique de souveraineté (défendre l’État contre les brigands sur son territoire) et une politique urbaine (prévenir les contagions, les maladies ou les fléaux tel que l’incendie).

Les agents, sur le terrain, sont alors confrontés à l’obligation d’inventer un métier, afin de trouver leur place au sein des agents de l’État. La prégnance du besoin de sécurité conduit, dès le début du siècle, les autorités à recourir à la garnison pour assurer la main-forte de la police, auparavant entendue comme les décisions prises par les personnes éminentes dans les quartiers. Désormais, la police est le fait d’agents spécialisés, mandatés par l’État et soutenus par la force étatique. Cette intrusion de la puissance publique dans la vie quotidienne ne va pas sans heurts ni contestations, et c’est ce qui explique qu’une codification de l’action et des actes policiers soit nécessaire. Or, cette codification doit rester souple, car elle peut entrer en contradiction avec les évolutions sociétales. Le XVIIIe siècle voit, en effet, croître les besoins de sociabilité, de circulation et d’activité, qui entrent en contradiction avec les règles religieuses strictes qui caractérisent la République genevoise (respect des temps religieux). Le « métier » policier se renouvelle et se transforme ainsi par la confrontation des évolutions séculaires et des règles constitutionnelles prescrites depuis le XVIe siècle, en particulier au moment des conflits politiques qui scandent la vie de Genève (décennie 1750, décennie 1780). De même, le métier évolue par le recrutement croissant d’agents ou d’auxiliaires de police qui ne sont pas élus, mais appointés par le Tribunal du Lieutenant pour seconder les auditeurs : mouches, espions et autres commis (de boucherie, par exemple). Spécialisés ou pas, ces auxiliaires induisent une occupation de l’espace urbain et un rapport à la population qui modifient sensiblement la relation magistrats–peuple. Empreinte de secret et de force, la pratique policière se modifie radicalement en se professionnalisant.

L’idée de transparence et de lumière connote tous les écrits policiers du XVIIIe siècle, qui veulent chasser les ténèbres (et le mal) pour parvenir à l’ordre. Cela implique, pour les autorités, de connaître la ville et la population, et entraîne l’essor – dans l’ensemble de l’Europe – de pratiques aujourd’hui banales : patrouilles de nuit, numérotage des maisons, enregistrement des mouvements migratoires. Or, la genèse de ces pratiques, encore contestées, réside dans la volonté policière du XVIIIe siècle de parvenir à un ordre public stable qui réduit au maximum l’imprévisible, et de disposer de réponses promptes et efficaces aux déviances. Cette configuration sociale de la police transforme alors profondément les relations sociales entre individus, entre groupes, mais également le rapport des citoyens ou habitants à leur ville. Pour toutes ces raisons, la police est une activité qu’il est nécessaire d’étudier pour se déprendre des visions essentialistes qui la figent dans un schéma immuable et empêchent la compréhension de ses ressorts et mécanismes, ce à quoi contribue grandement l’ouvrage de Marco Cicchini en la replaçant dans son cadre essentiel : une pratique étatique de gouvernement.

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Pour citer cet article :

Nicolas Vidoni, « L’ordre public de la police », Métropolitiques, 12 octobre 2012. URL : https://metropolitiques.eu/L-ordre-public-de-la-police.html

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