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Paris transformé, histoire(s) occultée(s)

Quartier emblématique du Paris touristique contemporain, le Marais a connu depuis un siècle de profondes transformations. Une vaste opération d’aménagement, lancée sous le régime de Vichy, entraîna le renouvellement de la population de ce quartier perçu alors comme un ghetto juif. Obéissait-elle à une politique antisémite ?, s’interroge Isabelle Backouche.
Recensé : Isabelle Backouche, Paris transformé. Le Marais 1900-1980. De l’îlot insalubre au secteur sauvegardé, Grane, Créaphis, 2016, 435 p.

Dossier : Rénovation urbaine. L’espace comme remède à la question sociale ?

Avant de devenir un quartier attractif et aisé en plein cœur de la capitale, le Marais a longtemps été emblématique d’un Paris populaire et insalubre. En 1920, sa partie sud, en bord de Seine, figure en seizième place sur une liste de dix-sept îlots parisiens déclarés insalubres. En 1941, ce quartier, désigné administrativement comme l’îlot 16 [1], fait l’objet d’une opération d’aménagement de grande ampleur, justifiée officiellement par son insalubrité. En 1965, il devient « secteur sauvegardé » au titre de la loi Malraux de 1962 [2].

Comment rendre compte de ce basculement de l’îlot insalubre au secteur sauvegardé ? Que nous dit l’histoire sociale de cet îlot des transformations de Paris et des choix de politiques urbaines qui les ont sous-tendues ? Au-delà des politiques publiques et de leurs justifications officielles, quelles continuités, quelles ruptures peut-on déceler dans ces transformations au long cours de la capitale au XXe siècle ? Si ces questions en dessinent la toile de fond, l’ouvrage de la spécialiste d’histoire urbaine Isabelle Backouche, Paris transformé. Le Marais 1900-1980. De l’îlot insalubre au secteur sauvegardé, est construit autour d’un événement central, à savoir le lancement dans l’urgence en 1941, sous le régime de Vichy, d’une opération d’aménagement de grande envergure – celle de l’îlot 16 – d’une rare violence à l’égard des habitant·e·s du quartier [3]. De façon surprenante, cette opération intervient alors que l’aménagement des îlots insalubres avait achoppé durant l’entre-deux-guerres sur les questions de relogement et de financement de l’indemnisation des propriétaires et locataires ; en 1941, le contexte de guerre et la crise du logement auraient pu rendre l’opération plus difficile et improbable encore qu’avant la guerre. En outre, l’îlot n’est classé qu’au seizième rang sur la liste des îlots insalubres de 1920. Comment comprendre qu’il soit soudain devenu prioritaire aux yeux des pouvoirs publics ?

Une histoire sociale à hauteur des pratiques et des vies ordinaires

Isabelle Backouche répond à ce tissu de questions – qui ont en grande partie émergé de l’enquête archivistique elle-même – dans son ouvrage qui affirme une posture de recherche originale et forte. C’est d’abord la décision de se concentrer sur une échelle géographique fine et circonscrite : l’îlot 16 est le microcosme, l’« éprouvette expérimentale » (p. 9) pour une étude des rythmes et des modalités de la transformation de Paris. À ce choix s’articule celui d’une temporalité longue : en se penchant sur une période de 80 ans (1900-1980), l’enquête – menée, pour certains de ses versants, en collaboration avec Sarah Gensburger – révèle des continuités au-delà des coupures politiques et, parfois, des ruptures originales. Isabelle Backouche analyse les décisions et les pratiques administratives sans les isoler de l’amont et de l’aval de cette période cruciale des années 1940 et en articulant deux registres souvent dissociés : la description d’un événement exceptionnel et brutal (l’opération de 1941) et l’observation au ras des politiques et pratiques ordinaires sur la durée. En portant le regard non seulement sur les acteurs politiques, administratifs et professionnels mais aussi sur les individus touchés par ces politiques et ces pratiques administratives, elle entend donner la parole aux expulsé·e·s, aux oublié·e·s, faire « une histoire qui paie le juste prix au point de vue des perdants et des dominés – à rebours d’une histoire des vainqueurs » (p. 406). Elle tient remarquablement le pari, grâce à la mobilisation d’un impressionnant matériau d’archives composé de correspondances, d’études, de projets et autres documents administratifs, mais aussi de dossiers relatifs à l’expropriation des propriétaires et à l’expulsion des locataires, complété par des témoignages oraux. Le mode d’écriture à bonne distance des situations et des discours produits ainsi que la qualité des documents restitués (cartes, photographies, extraits d’archives) lui permettent de dresser un tableau vivant et subtil des processus de transformation du quartier.

Sans s’enfermer complètement dans un schéma chronologique, le livre progresse en trois grandes étapes : il rend d’abord compte de la décision de l’opération d’aménagement menée sous le régime de Vichy, revient ensuite en amont pour en appréhender la genèse à travers une histoire sociale des catégorisations dont fait l’objet l’îlot 16, pour finir par l’analyse des politiques qui y sont déployées après la Libération.

Les politiques urbaines sous le régime de Vichy : histoire(s) occultée(s)

Il n’est facile ni de résumer le livre ni d’en restituer la thèse centrale étant données sa densité et son ambition. Le résultat le plus marquant est sans doute la démonstration du décalage entre les récits politiques, administratifs et professionnels dominants sur l’îlot 16 produits après-guerre et les résultats de l’enquête. Ces récits occultent en effet de façon flagrante la période du régime de Vichy, comme gommée de la mémoire administrative alors même que des dizaines d’immeubles sont détruits et des milliers d’habitant·e·s expulsé·e·s sous l’égide de la préfecture de la Seine et avec la connivence du gouvernement. En désignant la lutte contre l’insalubrité comme le motif central de l’opération de 1941, diverses catégories d’acteurs sociaux ont masqué d’autres motifs dont l’auteure, s’appuyant sur un faisceau d’indices, montre qu’ils sous-tendent une politique de peuplement (Desage, Morel Journel et Sala Pala 2014) visant à chasser la population qui y réside, en particulier une importante population juive : il s’agit bien de « renouveler et sélectionner la population de l’îlot 16 » (p. 8).

Isabelle Backouche met ainsi au jour une « histoire occultée [4] » des politiques urbaines, mais aussi d’une multiplicité de destins individuels touchés par ces politiques, ceux des habitant·e·s expulsé·e·s. Elle montre que la violence de l’évacuation de l’îlot 16 va de pair avec l’intention explicite de renouveler son peuplement par la sélection d’une population très différente « en qualité » : la préfecture de la Seine envisage de réserver les immeubles au relogement d’intellectuels, artistes, professeurs, écrivains, fonctionnaires (p. 60). Les ménages juifs sont les plus touchés par l’opération ; l’enquête décrit des pratiques imprégnées d’une logique discriminatoire en ce qui concerne le relogement et le versement des indemnités (p. 148). D’après nombre d’indices issus des archives, le contexte d’antisémitisme légal est d’une certaine façon saisi par l’administration comme une opportunité pour une opération d’aménagement que l’absence ou le non-retour prévisible de nombreux·ses habitant·e·s juif·ve·s rendent de fait plus facile à réaliser et moins coûteuse.

Catégorisations spatiales, catégorisations sociales

Revenant sur la période antérieure à 1941, Isabelle Backouche analyse ce que la focalisation des acteurs de l’aménagement sur cet îlot doit aux catégorisations imbriquées dont il fait progressivement l’objet : loin d’être seulement désigné comme insalubre, le quartier est également réputé être un « ghetto juif », tout en étant perçu comme un « quartier archéologique » à conserver.

Son livre apporte ici une nouvelle pierre aux travaux existants sur la catégorie d’insalubrité et la construction des problèmes sociaux et urbains (Fijalkow 1998 ; Lévy-Vroelant 1999 ; Topalov 1990) en décrivant finement la manière dont les usages de cette catégorie sont sous-tendus par la stigmatisation d’un espace mais aussi et indissociablement des groupes sociaux qui le peuplent. L’origine, la confession et la pauvreté des habitants – et non les seuls critères sanitaires – sont au cœur de la description qui fonde le verdict d’insalubrité lui-même. Dans la construction du problème par les acteurs en présence (politiques, administratifs ou experts), le lien opéré entre saleté et population étrangère apparaît comme un leitmotiv. Ainsi la catégorie « insalubre » prospère-t-elle dans les discours institutionnels sur fond de xénophobie et d’antisémitisme. La désignation de l’îlot 16 comme îlot insalubre sert dès lors toutes sortes d’objectifs, incluant l’expulsion d’une population jugée indésirable ou, pour certains corps professionnels, la réaffirmation de leur compétence par la mise en exergue de préoccupations hygiénistes.

« Insalubre », l’îlot 16 est donc aussi réputé être un « ghetto juif » au cœur de Paris. Ce préjugé est en vigueur dès le début du XXe siècle. Les archives dévoilent pourtant une réalité sociologique plus nuancée puisque les foyers catégorisés comme juifs par l’administration ne représentent que 23,4 % de la population de l’îlot. La représentation du ghetto n’en est pas moins enracinée, nourrissant la volonté d’une intervention prioritaire sur le quartier. Les immeubles dans lesquels réside une forte proportion de personnes juives comptent parmi les premiers détruits : « les archives, à condition d’être minutieusement croisées, procurent une réponse à la priorité accordée à l’îlot 16 en 1941, après tant d’années d’atermoiements. […] l’îlot 16 s’avère l’indice précieux d’un projet beaucoup plus vaste dont les visées sociales et discriminatoires laissent peu de doutes » (p. 227). L’enquête révèle ainsi « la partie émergée d’un iceberg, une politique publique qui ne dit pas son nom et dont il faudrait approfondir les contours et la consistance » (p. 229).

Le fait que ce présumé « ghetto » soit localisé en plein cœur de la capitale et qu’y soient conservées plusieurs strates successives du Vieux Paris le rend d’autant plus indésirable. Tandis que des architectes modernistes – Le Corbusier (1941) en tête – font de l’insalubrité une arme pour rénover les quartiers anciens, des acteurs d’horizons divers se mobilisent en faveur de la conservation de ce « quartier archéologique ». Cette conception patrimoniale selon laquelle il faut non pas raser le quartier mais le cureter et en changer l’image l’emporte finalement.

Par-delà Vichy : politiques urbaines et construction des « indésirables »

La fin du régime de Vichy vaut-elle rupture avec ces choix de politiques urbaines ? L’ouvrage éclaire au contraire de nombreuses continuités. Ainsi, l’arme législative ad hoc inventée sous ce régime pour intervenir dans l’îlot 16 [5] continue d’être utilisée jusqu’en 1958. Les décrets de décembre 1958 inaugurent alors de nouvelles procédures d’aménagement urbain. Les îlots insalubres sont incorporés dans des zones de rénovation urbaine plus vastes puis, au début des années 1970, la création du groupe interministériel dédié à la résorption de l’habitat insalubre (RHI) ouvre une nouvelle page de l’histoire du traitement de l’insalubrité.

Quant à l’îlot 16, il occupe toujours une place singulière au sortir de la guerre. En grande partie intégré au domaine public, il demeure classé insalubre. La Préfecture de Paris doit donc désormais gérer ce vaste domaine dont les immeubles, frappés par la déclaration d’insalubrité, ne peuvent accueillir commerces et locataires qu’à titre temporaire. Dès janvier 1946, l’idée que l’îlot 16 a fait l’objet de mesures et d’objectifs illégitimes affleure et des habitant·e·s se mobilisent pour demander réparation. Face à l’ampleur des besoins en logement, la question du peuplement des immeubles non démolis mais désormais propriétés de la puissance publique devient centrale pour les pouvoirs publics. Or la définition des ménages prioritaires mène à l’omission des familles juives, pourtant nombreuses, qui ont perdu leur logement. Dans la deuxième moitié des années 1950, l’« élévation » qualitative du peuplement de l’îlot reste érigée en objectif et les « indésirables » sont désignés selon des critères sociaux (les ménages « pauvres ») mais aussi ethnoraciaux (la « communauté juive », mais aussi les « Nord Africains ») (p. 304 sq.). Le relogement est mis en œuvre de façon différenciée. Le peuplement du quartier se transforme progressivement sous l’effet des politiques et pratiques administratives, mais aussi de l’évolution du marché immobilier. En 1965, l’îlot 16 est incorporé au secteur sauvegardé instauré dès 1964 dans le Marais. Les logiques spéculatives montent en puissance, contraignant les habitant·e·s modestes, dont la plupart ne détiennent qu’un bail précaire, à quitter ce quartier de plus en plus convoité par les ménages aisés.

Une politique urbaine antisémite ?

Que retenir, en conclusion, de cet ouvrage très dense ? Le premier aspect qui retient l’attention est le caractère ambitieux d’une histoire sociale « par le bas », grâce à laquelle le livre apporte des éclairages neufs sur de nombreuses questions souvent traitées à un niveau plus macroscopique (Zalc et al. 2012) ou de façon cloisonnée : histoire de l’antisémitisme et de la Shoah, construction et usages sociaux de la catégorie d’insalubrité, centralité et invisibilisation des enjeux de peuplement dans les politiques urbaines, catégorisations administratives officielles et officieuses des populations « désirables » et « indésirables », violence des pratiques de relogement, recomposition des réseaux d’architectes, débats autour de l’aménagement du Grand Paris, gentrification ou encore mobilisations et résistances d’habitant·e·s. Mais on retiendra avant tout la manière dont l’auteure soulève la question – sans toujours y répondre de façon directe, et en semblant parfois même hésiter à en formuler les termes – du lien entre traitement de l’îlot 16 et antisémitisme d’État, refusant d’établir tant une relation évidente qu’une totale autonomie entre aménagement urbain et persécution raciale (p. 215). « Ces hommes étaient-ils tous antisémites ou xénophobes ? », se demande-t-elle en conclusion (p. 405) au sujet des acteurs qui ont pris part à l’aménagement de l’îlot 16. Les résultats mêmes de l’enquête invitent pourtant à déplacer la question et à sortir du registre du procès ou de l’intention pour rendre raison de la complexité et de l’enchevêtrement des processus par lesquels les personnes juives ou présumées juives sont devenues les principales victimes de l’opération de 1941, puis sont restées parmi les perdantes des politiques urbaines menées après-guerre.

L’antisémitisme légal en vigueur sous le régime de Vichy a clairement constitué pour les pouvoirs publics (au premier rang desquels la préfecture de la Seine) une opportunité pour transformer le quartier et favoriser son appropriation par certains groupes sociaux. Mais par-delà cette période, ce qu’éclaire l’ouvrage, ce sont les continuités dans les mécanismes plus ordinaires, articulés et souvent peu visibles – catégorisations, stigmatisation, discrimination, ségrégation, violence – par lesquels les institutions contribuent à la reproduction d’un ordre social à dimension ethnoraciale en suivant des représentations, des intérêts et des motivations eux-mêmes pluriels (Carmichael et Hamilton 1967). Nul besoin aux individus d’être racistes, antisémites ou xénophobes pour participer à la fabrication de ces politiques et pratiques. Il resterait ici à nouer une discussion plus directe avec les débats de sciences sociales portant sur la définition de l’antisémitisme et du racisme, les articulations entre racisme et discrimination et la conceptualisation plus globale des mécanismes de la production institutionnelle d’un ordre ethnoracial à l’œuvre tant dans les politiques urbaines que dans d’autres champs d’action publique [6]. L’ouvrage montre en tout état de cause le caractère trop réducteur d’une lecture uniquement classiste des rapports sociaux de domination (Mouvements 2019).

À la construction d’un ordre social inégalitaire par les politiques urbaines répond enfin, sur toute la période étudiée, la vigueur constamment renouvelée des contestations et des résistances d’individus et de collectifs habitants pleinement conscients des injustices subies et revendiquant leur droit à la ville. Isabelle Backouche nous fait entendre leurs voix et c’est là, indéniablement, l’une des grandes forces de son livre.

Bibliographie

  • Backouche, I., Gensburger, S. et Le Bourhis, E. 2017. « Opportunités et antisémitisme. Le logement à Paris, 1943-1944 », Politika [en ligne].
  • Carmichael, S. et Hamilton, C.V. 1967. Black Power. The Politics of Liberation in America, New York : Vintage Books.
  • Desage, F., Morel Journel, C. et Sala Pala, V. (dir.). 2014. Le Peuplement comme politiques, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
  • Fijalkow, Y. 1998. La Construction des îlots insalubres : Paris 1850-1945, Paris : L’Harmattan.
  • Gribaudi, M. 2014. Paris ville ouvrière. Une histoire occultée, 1789-1848, Paris : La Découverte.
  • Lévy-Vroelant, C. 1999. « Le diagnostic d’insalubrité et ses conséquences sur la ville. Paris 1894-1960 », Population, vol. 54, n° 4-5, p. 707-743.
  • Mouvements. 2019. Dossier « Intersectionnalité ».
  • Topalov, C. 1990. « De la question sociale aux problèmes urbains : les réformateurs et le peuple des métropoles au tournant du XXe siècle », Revue internationale des sciences sociales, n° 125, p. 359-376.
  • Zalc, C., Bruttmann, T., Ermakoff, I. et Mariot, N. (dir.). 2012. Pour une microhistoire de la Shoah, Paris : Éditions du Seuil.

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Pour citer cet article :

Valérie Sala Pala, « Paris transformé, histoire(s) occultée(s) », Métropolitiques, 22 avril 2019. URL : https://metropolitiques.eu/Paris-transforme-histoire-s-occultee-s.html

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