Une fresque chronologique placée devant l’entrée de l’exposition de la Cité de l’architecture et du patrimoine fixe le cadre : cette fresque retrace le développement de Chandigarh, depuis 1948, date de l’époque où le projet de ville nouvelle est décidé par le Premier ministre Nehru, à la suite de l’indépendance de l’Inde, jusqu’aux extensions et aux transformations les plus récentes, en passant par les années de sa conception et de sa réalisation sous la direction de Le Corbusier et son cousin Pierre Jeanneret, avec leur équipe d’architectes et ingénieurs français, anglais et indiens. Son plan, développé par Jeanneret, avec E. Maxwell Fry and Jane Drew, traduit les principes de ce que Le Corbusier lui-même avait nommé « la ville fonctionnelle » : une trame orthogonale opérant un partage en grand secteurs orthogonaux entourés de grandes voies de circulation, traversés par des espaces verts ainsi que des constructions espacées entre elles, le tout formant un ensemble au sein duquel les fonctions urbaines (dont la circulation, l’habitat, les espaces voués aux commerces ou aux institutions politiques) sont nettement séparées.
© Christian Barani, 2015.
L’habiter aux prises de la modernisation
Il faut attendre d’avoir traversé toute la longueur de la grande salle dans laquelle l’exposition se déploie pour se retrouver devant une maquette et des dessins originaux des célèbres bâtiments et espaces monumentaux de cette ville capitale. En effet, le parti pris des auteurs de l’exposition concerne moins ces architectures canoniques que la planification globale de la ville vue, comme ils l’annoncent dans un texte introductif à l’exposition, « sous l’angle de l’appropriation de la ville par ses habitants et de l’influence de ceux-ci sur son développement ». L’approche prend tout son sens eu égard au fait que cette nouvelle capitale indienne est la pièce maîtresse d’un projet politique plus vaste de création d’une constellation de villes nouvelles dans le but d’impulser la modernisation d’un pays qui n’en aurait pas connu jusque-là. Ainsi, l’exposition invite à un questionnement critique sur l’état actuel de la ville après une cinquantaine d’années d’existence : Chandigarh a-t-elle su s’accommoder de la particularité du contexte culturel indien tout en incarnant une version spécifique de la modernité sociale et politique ?
© Christian Barani, 2015.
L’exposition rappellera à certains les pavillons nationaux de la dernière biennale de Venise (2014, sous la direction d’OMA) sur le thème de l’histoire de l’« absorption », par des pays à travers le monde, d’une modernité porteuse de progrès techniques, esthétiques, sociaux et politiques sans doute souhaitables, mais au prix de heurts parfois violents contre leurs propres cultures. Chandigarh est abordée ici sous un angle similaire et d’une façon qui reflète les compétences de ses commissaires Enrico Chapel, Thierry Mandoul et Rémi Papillaut, à la fois historiens familiers de la recherche à partir de sources d’archives, et architectes-enseignants assurant depuis plusieurs années des enseignements de projet à Chandigarh même avec des étudiants des écoles d’architecture de Toulouse et de Paris-Malaquais.
Parcourir Chandigarh
Il en résulte pour le visiteur une restitution méthodique et extrêmement concrète de la ville à partir de matières diversifiées, mettant continuellement en relation tendue l’histoire du développement des principes d’organisation de la ville par ses concepteurs et ce que ses habitants en font aujourd’hui. Elle repose sur une ingénieuse utilisation de l’architecture de la salle en forme de nef partagée par des arches massives. Chacune des huit travées qui en résultent se voit attribuer un thème permettant de comprendre la fabrication de la ville, et, en rapport avec celle-ci, sa réception par ses habitants. Tout le long d’un mur longitudinal, croisant donc ces thèmes, des documents originaux (dessins, courts écrits et photographies) évoquent la conception de la ville ; en face sont projetées de remarquables vidéos, réalisées in situ par l’artiste Christian Barani pour l’exposition et en rapport avec ces thèmes, selon un principe d’errance libre et patiente ; enfin, entre les deux, une rangée de maquettes très réussies présente des tronçons des architectures et des secteurs urbains. Il en résulte un plan en forme de grille au caractère immersif, invitant à marcher dans tous les sens pour effectuer des mises en relation. Elle construit une visibilité d’une grande clarté et, grâce aux scènes filmées, d’une abondance descriptive telle que, du moins pendant le temps de la visite, la possibilité même d’extériorité par rapport à ce qu’on regarde semble exclue.
© Thierry Mandoul, 2015.
En cohérence avec le parti pris pour le bottom-up, le parcours du spectateur à travers la grille commence par le thème de la vie domestique, où l’on évoque la perspective « anthropologique » des concepteurs, soucieux d’adapter leurs approches architecturales de l’habitat proches de la culture et des conditions climatiques locales, mais aussi telle qu’elle se présente aujourd’hui dans le cadre qu’on lui a fixé. Toutefois, à Chandigarh, la recherche d’une approche qui rend compte d’un ensemble de conditions spécifiques n’a pas empêché d’imposer des formes allant à l’encontre du passé urbain et rural de l’Inde. Il y a, par exemple, le fait d’amener à un pays de villes denses, souvent minérales et aux mouvements lents et densément entrelacés, une organisation en trame à densité faible et traversée par des continuités végétales linéaires. Il y a également le fait d’avoir partagé la ville en secteurs distincts et fonctionnellement déterminés, séparés par des artères majeures et irrigués à l’intérieur par un système de circulations clairement hiérarchisées. La force de l’exposition réside dans le fait de faciliter la compréhension de ces aspects de la forme urbaine, tout en invitant simultanément à observer leurs effets sur la vie de tous les jours. Très appréciable aussi est l’aperçu qu’elle offre, grâce surtout aux maquettes, des architectures « ordinaires » de la ville – habitat, équipements – et de l’approche du mobilier, représenté à travers quelques pièces reproduites. Conçus par Jeanneret et d’autres membres de l’équipe d’architectes, ceux-ci traduisent l’influence corbuséenne dans des constructions simples et adaptées. Cependant, arrivé au problème de la capacité d’incarnation d’une vie municipale moderne à travers un ensemble d’équipements publics, on éprouve de la difficulté, en raison du manque d’éléments disponibles ici, à envisager la vie quotidienne de ces services comme partie organique de la vie urbaine plus généralement. On commence à ressentir les limites du parti pris des auteurs de l’exposition, qui restreint la présentation de la vie quotidienne à ce que les vidéos peuvent en montrer.
Des fonctions aux singularités urbaines
Plus forte est l’évocation des espaces collectifs de la capitale aux prises avec des formes de commerce et de pratiques urbaines « informelles » historiquement très courantes dans le pays. C’est le cas également de la confrontation du projet de Chandigarh avec les architectures de la promotion privée, qui constituent l’essentiel de sa croissance récente. Mais les espaces et les édifices du secteur du Capitole tels qu’on les voit, essentiellement vides, ne livrent que peu d’indices de ce qui pourrait les relier à la ville qu’on est en train de découvrir. Et c’est aux historiens et aux urbanistes indiens, dont les entretiens filmés sont proposés en toute fin d’exposition, qu’il revient d’esquisser des pistes de remontée depuis la vie quotidienne vers des questions politiques plus générales.
© Thierry Mandoul, 2015.
Ce n’est sans doute pas anodin que le plan de l’exposition Chandigarh, 50 ans après Le Corbusier prenne la forme d’une grille, alors que celle-ci était un outil de réflexion et de communication majeur dans les années de création de cette ville. On pense d’abord à la grille CIAM [1] publiée en 1948, fondée sur les principes de la célèbre Charte d’Athènes, entamée en 1933, qui fixe la conception de la planification fonctionnelle imaginée par Le Corbusier et ses proches. Cependant, le plan de l’exposition de la Cité du patrimoine ressemble davantage à ceux qui ont été élaborés – sur papier – à l’époque de la réalisation de Chandigarh par de jeunes architectes proches de Le Corbusier qui se réunissent sous le nom collectif de « Team Ten » et se mettent à le critiquer. Mélangeant textes, dessins et photographies, leurs nombreux usages du principe de la grille s’opposent aux simplifications du phénomène urbain opérées par la planification fonctionnelle. Ils proposent une approche plus attentive aux entrelacements des facteurs constitutifs des singularités urbaines et des identités habitantes. La grille que la présente exposition nous invite à parcourir, avec les pieds ainsi que l’intellect, s’apparente à une version renouvelée de ces critiques à la lumière de cinquante ans d’existence de la ville de Chandigarh, ainsi que des pensées des décennies récentes du colonialisme et de la mondialisation.