Fin 2019, autour de 5 millions de Vénézuélien·ne·s ont quitté leur pays, soit 15 % de la population nationale. Le nombre des départs s’est significativement accéléré depuis 2015 (Andreani et Laplace 2018), avec la dégradation des conditions socio-économiques et sanitaires, l’hyperinflation inouïe [2] et le contexte politique se durcissant avec la victoire de l’opposition aux élections législatives de décembre 2015 [3].
En nombre de déplacés, il s’agit de la plus importante crise migratoire au monde, après celle liée au conflit syrien. Elle est inédite pour un pays qui n’est pas considéré comme en guerre et n’a pas subi de cataclysme naturel.
Cette crise vénézuélienne concerne tout le continent sud-américain, et en premier lieu la Colombie qui n’avait ni les dispositifs ni les ressources pour recevoir, si massivement et sur un temps si court, ces voisins avec lesquels la relation migratoire s’est inversée [4].
À partir de 2017, son caractère massif, déjà visible dans les grands centres urbains du continent sud-américain du fait de la place des migrant·e·s vénézuélien·ne·s dans l’économie informelle, s’inscrit de manière sensible dans les paysages andins, traversés à pied de manière inédite.
La situation au pays s’est tellement dégradée qu’on le quitte pour survivre et aider à survivre celles et ceux qui y sont resté·e·s, même si l’on n’a pas les moyens de se payer un ticket de bus pour faire le chemin.
On part même sans documents officiels, parfois sin destino, ou pour rejoindre l’un·e ou l’autre membre de la famille parti·e devant quelques mois ou années plus tôt, qui a assuré qu’iels « se débrouilleront bien ensemble » et « feront bien une petite place » dans des espaces pourtant déjà tendus et précaires, à Cali, Bogota, Quito, Lima, Santiago du Chili...
On la prend donc aussi à pied, cette route incertaine, après avoir passé la frontière vénézuélienne à l’un des points de passage possibles parmi bien d’autres, ici l’emblématique pont Simón Bolivar [5], à Villa de Rosario, près de Cúcuta.
Ces migrants, qui sont nommés los caminantes [6], voyagent le plus souvent en groupe, parfois composé en chemin de compagnons avec lesquels s’inventent alors les conditions de la confiance sur de fragiles promesses ; parfois partis ensemble depuis chez eux, à une dizaine, copains, frères ou cousins, venant flanquer au ventre de qui les croise l’ampleur des creux laissés là-bas.
Initialement, les jeunes hommes étaient très majoritaires. Depuis plusieurs mois, de manière notable, ils et elles marchent aussi en familles, avec des enfants parfois en très bas âge, des jeunes femmes isolées, des personnes à la santé très précaire.
Comprendre d’où j’écris
Sociologue à l’université de Lille, je suis partie vivre à Maracaibo, deuxième ville du pays, entre octobre 2016 et août 2018, pour des raisons personnelles.
J’y ai partagé et rencontré. Je m’y suis engagée.
J’ai été « affectée [7] ».
Celles et ceux qui sont devenu·e·s proches m’ont demandé :
Aide-nous à faire savoir... à trouver des voies pour peut-être aider à mieux faire comprendre... Car comment faire comprendre, faire ressentir... Comment seulement faire imaginer ce qu’on vit ici ?… Comment faire percevoir l’ampleur du cynisme et de la violence des gouvernants mêlés à une géopolitique complexe // approcher au plus près l’effondrement des structures de production d’une société qu’on dit tellement automatiquement la plus riche au monde de ressources pétrolières et minières // approcher le burlesque mortifère de données économiques et monétaires qui (s’)affolent // faire éprouver le désarroi, l’impuissance, mais également les résistances, la foi, les potentialités face à des pertes économiques, sociales, relationnelles qu’on n’arrive parfois plus même à penser…
Je n’ai eu comme humble et fragile réponse, au regard du sérieux et de l’exigence de la demande, que celle de laisser passer à travers moi.
Faire chambre d’écho, de résonance.
Ne pouvant plus trop « écrire sur » mais plutôt « écrire depuis », « dedans ». Laissant place aux dimensions sensibles pour tenter d’être à la hauteur d’une nécessité éthique [8]. J’ai écrit et partagé des textes puis, en lien intime avec ces textes, monté des images et des sons [9]. Entrapercevant, vertigineusement, tout ce à quoi ouvre le montage « considéré comme forme et comme essai. À savoir une forme patiemment élaborée, mais non reclose sur sa certitude (sa certitude intellectuelle, “ceci est le vrai”, sa certitude esthétique, “ceci est le beau”, ou sa certitude morale, “ceci est le bien”). Alors même que, comme pensée élevée à la hauteur d’une colère, elle tranche, prend position et rend lisible la violence du monde » (Didi-Huberman 2009, p. 96).
J’ai quitté le Venezuela.
Mais suis restée en charge de cette demande, en dette.
J’ai alors voyagé en Colombie. J’y ai rencontré le pont et les routes [10]. Et continué ce travail de montage et d’écriture [11].
Entrer dans le temps et le souffle de la marche
Ce montage d’images et de sons propose d’entrer dans les paysages de l’exil, d’accompagner souffle à souffle les corps et les visages en marche.
Pour m’arrêter auprès d’elles et eux lorsqu’iels marchaient, j’étais le plus souvent jusque-là avec des associations locales d’aide aux personnes migrantes de Cúcuta, Pamplona et Bucaramanga [12].
Je me présente souvent comme franco-maracucha (pour partie française et pour partie de Maracaibo), moitié pour rire ensemble – vu l’incongruité de cette proposition –, moitié pour faire comprendre peut-être ce que ce corps de gringa « fabrique » sur ces routes.
Ces deux jours d’août 2019, je suis venue seule rencontrer les personnes arrêtées pour la nuit au refuge de l’ONG humanitaire internationale chrétienne évangélique Samaritan’s Purse, à 3 500 mètres d’altitude sur le Páramo de Santurbán, à quelques kilomètres de la petite ville de Berlín.
J’étais passée le soir, la télévision grand écran faisant face à l’alignement des corps au repos, à l’heure des derniers messages de voix envoyés aux familles grâce aux téléphones empruntés. Je revenais le lendemain matin prendre des sons du petit-déjeuner, de la prière, de la préparation au départ [13].
8 heures du matin. Le 10 août 2019
Les portes du refuge viennent de s’ouvrir.
Les quelque 200 personnes qui s’y sont reposées serrées sur de fins tapis, dans des espaces non mixtes, ont rassemblé leurs maigres affaires avec leurs maigres corps.
Certaines des femmes et des enfants vont pouvoir continuer dans un bus affrété par une association pour soulager les difficultés de leur périple.
Les autres reprennent la marche.
Je reste le micro tendu vers Vladimir, on s’était déjà parlé la veille au soir, il avait recommencé à parler ce matin-là sans même que je l’y invite, je ne veux pas le couper, il s’est mis en route, il a chanté et parlé sans relance aucune pendant 14 minutes, jusqu’à dire simplement « bon ça y est là j’ai fini ».
Mes pas s’étant ajustés aux siens, voilà déjà un quart d’heure que je marche. Le refuge est derrière moi. La ville aussi.
Je suis en route moi aussi.
Sans l’avoir prémédité, sans penser non plus pouvoir accéder ainsi à une meilleure compréhension de cette expérience de l’exil, je marche quelques heures à leurs côtés.
Prenant des images et des sons sans beaucoup parler.
Sans beaucoup demander.
Sans qu’on me demande beaucoup non plus.
Nous étions tou·te·s occupé·e·s à marcher.
Bibliographie
- Andreani, F. et Laplace, L. 2018. « Quand la (contre-)révolution vote avec ses pieds : penser l’explosion migratoire vénézuélienne », Hérodote, n° 171.
- Didi-Huberman, G. 2010. Remontages du temps subi. L’œil de l’histoire, 2, Paris : Éditions de Minuit.
- Favret-Saada, J. 2009. Désorceler, Paris : Éditions de l’Olivier.
- Vásquez Lezama, P. 2019. Pays Hors Service. Venezuela : de l’utopie au chaos, Paris : Buchet Chastel.
Pour aller plus loin
https://soundcloud.com/stephanie-pryen/ (Venezuela en camino, 13 montages sonores, hispanophones, sur les routes et les frontières de l’exil vénézuélien, de Cúcuta (Colombie) à Santiago du Chili, août 2019).