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L’avocat(e) et la frontière : s’opposer par le droit au pouvoir discrétionnaire de l’État ?

La préfecture du Pas-de-Calais vient d’interdire aux associations non mandatées par l’État de distribuer de l’aide alimentaire aux personnes migrantes à la rue. Alors que les opposants à cette décision ont saisi les juridictions administratives, Annalisa Lendaro montre le rôle central des avocats dans la contestation des politiques migratoires.

Dans un contexte de contrôles renforcés à la frontière franco-italienne depuis une dizaine d’années, un petit groupe d’avocat·e·s s’est spécialisé dans la défense des demandeurs d’asile et des « délinquants solidaires », c’est-à-dire des personnes engagées localement dans la défense des étrangers. Dans quelle mesure l’expertise de ces professionnel·le·s du droit est-elle perçue et utilisée comme une « arme » (Israël 2009) dans les mobilisations ? Quels enjeux professionnels et réputationnels soulève leur engagement pour la cause des étrangers et en soutien à des militant·e·s ? En s’appuyant sur une enquête de terrain en cours [1], cet article se propose d’éclairer la mise en œuvre des politiques migratoires au prisme des stratégies juridiques, des engagements politiques et des enjeux professionnels pour les avocats et les avocates concernés.

L’exception devenue ordinaire du contrôle des frontières

Depuis le milieu des années 2010 en France, la solidarité envers les migrants est devenue un enjeu judiciaire d’ampleur et sa médiatisation s’est intensifiée (de Massol de Rebetz 2017, Lopez-Sala et Barbero 2019). Dès juin 2015, le gouvernement français prend la décision de réintroduire les contrôles d’identité à sa frontière sud avec l’Italie. Suite aux attentats de Paris et de Nice, l’état d’urgence est instauré et prolongé jusqu’en novembre 2017. Sur ce territoire frontalier, les dispositifs adoptés en réponse à ces événements ont servi – à la fois aux forces de l’ordre et à l’autorité judiciaire – pour répertorier, voire empêcher, dissuader ou sanctionner, les actes de solidarité envers les personnes étrangères en situation de migration (Lendaro 2018).

L’institutionnalisation de l’état d’urgence et du contrôle frontalier
Depuis l’été 2015, des contrôles (identité, véhicules, etc.) ont été réintroduits à la frontière franco-italienne : justifiés dans un premier temps par la nécessité d’adopter des mesures de sécurité préventives en vue de l’organisation de la Conférence de Paris de 2015 (COP 21), ces contrôles se sont intensifiés après les attentats de Paris du 13 novembre 2015 pour « menace grave pour l’ordre public ou la sécurité intérieure ». Censés être temporaires, car répondant à une situation de danger exceptionnel, ces dispositifs ont été prolongés à plusieurs reprises jusqu’à leur inscription dans le droit commun lors de la promulgation de la loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure. Malgré la fin théorique de l’état d’urgence en novembre 2017, les contrôles ont été maintenus jusqu’en mars 2020 alors que le code « frontières Schengen » prévoit une durée maximale de deux ans. Si, avant cette date, les prolongations étaient justifiées par une « menace terroriste persistante », à partir du printemps 2020 l’argument avancé est celui de la lutte contre la pandémie de Covid-19.

Le risque terroriste a ainsi été largement brandi par les pouvoirs publics comme argument légitimant les contrôles policiers (Huysmans 2014) dans une zone-frontière de plus en plus étendue, avec pour conséquence la reconduite presque systématique en Italie des personnes interpellées [2]). Les demandeurs d’asile et les mineurs non accompagnés ne font pas exception, malgré leur éligibilité à l’enregistrement de la procédure pour les premiers, et à la mise à l’abri pour les seconds. Ces dispositifs de contrôle concernent aussi les ressortissants européens, temporairement ou durablement résidents de ces zones-frontières, et particulièrement celles et ceux qui soutiennent ces « indésirables » (Agier 2008). Lorsque ces derniers n’agissent pas dans la discrétion, et parfois malgré cela, ils et elles peuvent par exemple faire l’objet d’enquêtes judiciaires, et doivent se soumettre à de multiples contrôles d’identité près des campements informels et des lieux de distribution de nourriture, voire de leur résidence.

L’État et ses agents, en plus de contourner et de suspendre les procédures et les dispositions juridiques de droit commun dont ils sont théoriquement les garants, participent ainsi largement à la criminalisation des actes de solidarité de simples citoyens, menacés d’être poursuivis pour avoir « favorisé l’entrée et le séjour sur le territoire d’une personne en situation irrégulière » et autres infractions associées (Slama 2017 ; Fekete 2018). Depuis 2016, ces pratiques de solidarité font l’objet de controverses socio-juridiques. Les tribunaux et parfois les plus hautes instances juridiques – jusqu’au Conseil constitutionnel – sont appelés à s’exprimer sur ce qui est légal et ce qui est légitime, ou encore sur ce qui est passible de sanctions. À travers cette judiciarisation de la solidarité, différents projets de société se donnent à voir. L’un subordonné à la volonté des États de limiter et sélectionner leur immigration, l’autre, plus extensif et visant à transformer les principes généraux en droits subjectifs. Ces projets et visions du problème s’affrontent entre autres devant les tribunaux, portés respectivement par les représentants de l’État (préfets, procureurs, policiers, etc.) et par les avocat·e·s qui défendent la cause des « délinquants solidaires » et des personnes en migration.

Qu’est-ce que le « délit de solidarité » ?
Le mal nommé « délit de solidarité » fait référence à une catégorie militante et non à une qualification juridique, désignant la criminalisation de l’aide aux migrants. Selon l’article L. 622-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA), « toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irrégulier d’un étranger en France » risque jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende. Un amendement du code intervenu en 2012 précise dans quelles circonstances la personne aidante peut jouir d’une immunité, notamment que cette dernière doit être accordée aux personnes ayant fourni une aide qui « n’a donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte et consistait à fournir des conseils juridiques ou des prestations de restauration, d’hébergement ou de soins médicaux destinées à assurer des conditions de vie dignes et décentes à l’étranger, ou bien toute aide visant à préserver la dignité ou l’intégrité physique de celui-ci ». Néanmoins, non seulement le risque d’être poursuivi existe toujours, mais les personnes solidaires le sont de plus en plus souvent [3].

Les avocat·e·s et le « délit de solidarité » : tensions et réajustements professionnels

Les recherches sur le cause lawyering [4] et sur ses liens avec les mouvements sociaux (McCann 1994) ont montré, entre autres, que les avocat·es tentent le plus souvent de mettre l’État et ses représentants face à leurs propres manquements juridiques. Les avocat·e·s niçois·e·s les plus sollicités ne font pas exception et interviennent principalement de deux façons : la première consiste à saisir la justice administrative, après avoir documenté des pratiques répétées relevant du non-respect du droit et des procédures de la part des institutions ou des forces de l’ordre (préfecture, PAF, etc.). Le but est de faire reconnaître le caractère abusif, illégal, voire anticonstitutionnel des pratiques des représentants locaux de l’État ; la seconde consiste à défendre des personnes accusées de « délit de solidarité » en procédure pénale, ces professionnel·le·s du droit ayant souvent plusieurs spécialités.

Parmi les trois avocat·e·s ayant défendu la très large majorité des accusé·e·s dans les Alpes-Maritimes, le premier a commencé sa carrière en droit des affaires pour ensuite se rapprocher du droit public, du droit des étrangers et du droit d’asile ; une deuxième est une avocate travailliste et de la famille, ayant plus tardivement défendu de nombreux mineurs non accompagnés ; et la dernière est une jeune pénaliste, qui s’est investie dans ce contentieux après deux ans de stage aux côtés du procureur de Nice.

D’un point de vue professionnel, s’engager dans cette cause en tant qu’avocat·e n’est pas anodin. Il faut notamment savoir passer outre le regard réprobateur de certains magistrats mais aussi des confrères, comme l’indique l’une des avocates :

Quand on est engagé, il faut réussir à s’affranchir du regard des autres. Du regard des magistrats déjà, puis du regard de ses confrères. Parce qu’évidemment, on est tout de suite vu comme étant encarté à gauche. Et mal vu parce que ce n’est pas la pensée dominante (Avocate 3, Nice).

L’investissement en temps est aussi conséquent, qu’il s’agisse de la préparation des plaidoiries, du rassemblement des pièces pour les recours, voire de la participation aux observations des pratiques policières, ou encore de l’animation de formations collectives destinées aux aidant·es, alors qu’une partie de ce travail n’est souvent pas rémunérée. Cette disponibilité à « ne pas facturer » toutes ses heures de travail est vécue comme le gage d’une forme d’engagement pour la cause. À titre d’exemple, une des avocates rencontrées a dispensé plusieurs formations gratuites pour les soutiens de la vallée de la Roya sur les droits en garde à vue et le « délit de solidarité » en 2017 et 2018, acceptant uniquement d’être défrayée de son déplacement depuis Nice. À ma question sur le sens qu’elle accorde à cette démarche, elle répond : « c’est ma manière de contribuer à la cause, parce que j’estime que l’application qui est faite des textes est vraiment malhonnête et… C’est ma façon à moi aussi de résister un petit peu. […] C’est le rôle de l’avocat que d’organiser cette résistance civile ».

En tant que professionnel·le·s, cet engagement met les avocat·e·s sous tension, d’un double point de vue. Par rapport à leur milieu professionnel d’abord, mais aussi quant à leur rapport au droit et à la justice. Leurs profils sociaux diffèrent, ainsi que leur degré de militance revendiqué : certain·e·s sont membres du Syndicat des avocats de France, d’autres non ; certain·e·s ont construit leur clientèle sur la base d’un engagement politique explicite, quand d’autres s’en tiennent plus éloignés [5].

Malgré cette hétérogénéité des parcours et des postures, les trois avocat·e·s niçois·e·s partagent un certain désenchantement quant à leurs espoirs d’une justice impartiale. Un des avocats, passée l’émotion d’endosser la robe, se montre aujourd’hui plus « réaliste », conscient des limites d’une justice « humaine ». Une autre, connue de longue date par les syndicats, associations et collectifs de la région, parle même d’un assujettissement de la justice au pouvoir politique. Une dernière, rencontrée pendant l’enquête, la plus jeune, découvre le contentieux des étrangers et autour des personnes « solidaires » très vite dans sa carrière. Elle est frappée par les écarts dans les interprétations des textes, mais considère qu’elle doit, en tant qu’avocate, jouer le jeu de cette justice aléatoire :

Certains juges nous recréent le droit. Parfois ça peut avoir des conséquences dramatiques pour les justiciables, mais voilà… nous on continue comme avocats à nous battre. La justice, elle est
humaine. Une fois qu’on a compris ça, je crois qu’on a absolument tout compris. C’est-à-dire, avec sa beauté, mais aussi avec ses grands défauts.

Des expériences édifiantes qui questionnent le rapport au droit

Tout comme les soutiens des migrants, solidaires ou militants, les avocat·e·s passent ainsi par des expériences de prise de conscience qui modifient souvent leur regard sur la justice :

La justice, c’est des êtres humains qui la rendent. […] Moi je me suis radicalisé quand j’ai vu à quel point tout se passe en marge du droit : les zones de rétention, les interdictions à accéder à son client en zone d’attente pas déclarée, [le ou la client·e] à qui on avait séquestré les papiers, ou les mineurs en rétention… (Avocat 1, Nice).

Le combat de l’avocat·e englobe alors le respect du droit, des procédures et surtout des principes qui sont censés orienter leur application. C’est sur ce dernier terrain que ces professionnel·le·s tentent des stratégies juridiques, dans le but d’orienter le raisonnement des magistrats en faveur de principes fondamentaux (la solidarité, la protection de l’enfance, etc.). Une des enquêtées insiste notamment sur l’importance d’inverser les rôles et de pointer les illégalismes des institutions publiques, faisant un constat en demi-teinte sur l’efficacité de cette stratégie :

Nous étaient rapportées quantité de dérives commises par des représentants de l’État, notamment avec la rédaction de faux documents, des entraves à l’exercice au droit d’asile, des mises en danger de personnes vulnérables et plus précisément des mineurs non accompagnés. Donc, fort de ce constat-là, c’était bien beau que de le médiatiser, etc. Sauf que l’on n’avait aucune autorité de quelque nature qu’elle soit. Donc, il nous est vraiment apparu cette fois-ci de faire de la résistance civile et d’organiser une défense politique de tous les solidaires. […] Ça a fonctionné, en tout cas sur le terrain administratif. Ça ne fonctionne pas au niveau pénal, hein…

Malgré des résultats pour l’instant mitigés sur le terrain pénal, le droit continue d’être perçu par cette avocate comme l’instrument de résistance le plus approprié. Lorsque je lui demande ce qu’elle pense des pratiques de désobéissance, elle n’hésite pas et en appelle à une justice qui protégerait les justiciables des abus de l’État :

Je pense que ça doit d’abord passer par le droit, quoi qu’il arrive, parce que c’est le plus intelligent, dans la mesure où tout le monde se fait attaquer, se fait considérer comme des délinquants. Sauf qu’en réalité, des délits, il n’y en a pas ; en réalité, c’est l’État qui les commet et je crois qu’il est absolument indispensable qu’à un moment donné, une juridiction qui est censée être indépendante du pouvoir politique rétablisse les choses.

La requalification des actes reprochés à leurs clients en pratique légitimes, et donc non sanctionnables, est au cœur du travail de sensibilisation que les avocat·e·s déploient vis-à-vis des juges. Leur tentative de rapprocher l’interprétation du droit des magistrats des principes censés l’orienter à leurs yeux représente ce que les avocat·e·s qualifient de « combat pour la défense de l’État de droit » (Avocat 1). Cette posture, largement partagée dans le champ juridique (Willemez 2015), ne fait pas l’unanimité parmi les militant·e·s. En effet, certains sont porteurs d’une vision plus critique encore du système judiciaire et des contraintes de vocabulaire, de format et de temporalité qu’il impose à leurs revendications (Chappe 2010). De ce fait, ils peuvent reprocher aux avocat·es de vouloir « rester dans les clous [6] ». Mais si les militant·e·s sont ainsi amené·e·s à penser leur action dans les catégories juridiques, les avocat·es, à l’inverse, sont souvent contraints de sortir du strict registre du droit pour préparer leur défense.

Dans cette contribution, nous avons voulu pointer les enjeux et les limites du combat judiciaire des avocat·e·s défendant les personnes mobilisées en faveur des étrangers qui, dans un contexte saturé de normes, juridiques et morales, jouent un rôle à la fois dans l’évolution des pratiques de solidarité et de la jurisprudence en la matière.

Ces avocat·e·s, dont les profils et les degrés d’engagement pour la cause varient sensiblement, tentent de convaincre les juges de la conformité des pratiques des « solidaires » à la loi et, notamment, à ses principes supérieurs. Cependant, le décalage est parfois criant entre les conceptions du combat et donc des registres les plus pertinents à mobiliser. Certains de leurs clients ou de leurs clientes assument haut et fort en effet, y compris devant le juge, le choix de désobéir à la loi. Dans ce contexte, comment le recours au droit et à la justice peut-il faire office d’arme pour contrer les processus de criminalisation de la solidarité ?

Les avocat·e·s niçois·e·s voient le tribunal comme une arène fondamentale pour légitimer la cause : face à la multiplication des attaques en justice dont les soutiens aux migrants font l’objet, la riposte doit avoir lieu devant le juge, à qui l’on s’en remet pour trancher sur ce qui est (il)légal et (il)légitime. Cette posture, qui relève d’une disposition professionnelle propre aux juristes (Willemez 2015), peut évoluer au fil des expériences judiciaires, plus ou moins décevantes. Néanmoins, malgré les déceptions vis-à-vis de son impartialité, la volonté de contribuer à l’émergence d’un système judiciaire plus équitable et respectueux des valeurs supérieures est l’un des moteurs de l’engagement des avocat·e·s. Le respect de la loi et des procédures est jugé souhaitable, car elles sont censées limiter le pouvoir discrétionnaire des agents de l’État et garantir les droits fondamentaux des migrants et de leurs soutiens.

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Pour citer cet article :

Annalisa Lendaro, « L’avocat(e) et la frontière : s’opposer par le droit au pouvoir discrétionnaire de l’État ? », Métropolitiques, 8 octobre 2020. URL : https://metropolitiques.eu/L-avocat-e-et-la-frontiere-s-opposer-par-le-droit-au-pouvoir-discretionnaire-de.html

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