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Réinventer le politique contre sa brutalisation

En Grèce, la violence des politiques antimigratoires s’ajoute à celle des mesures économiques d’ajustement. Christiane Vollaire et Philippe Bazin se sont rendus auprès de personnes et de lieux qui opposent à cette violence « un archipel des solidarités ».

Recensé : Christiane Vollaire et Philippe Bazin, Un archipel des solidarités. Grèce, 2017-2020, Paris, Éditions Loco, 2020, 364 p.

Magnifique [1] à tous points de vue, le livre de Christiane Vollaire et Philippe Bazin expose le résultat d’enquêtes menées en Grèce entre 2017 et 2020. Son originalité tient à l’association de deux démarches : philosophie de terrain et photographie documentaire sont mobilisées pour observer la réinvention des rapports de solidarité face aux effets destructeurs des mesures d’ajustement structurel et à la brutalisation policière.

Au moment d’engager ce travail, chacun des auteurs venait de publier un ouvrage aux éditions Créaphis ; les titres résonnaient comme des manifestes : Pour une philosophie de terrain (Vollaire 2017) et Pour une photographie documentaire critique (Bazin 2017). Un archipel des solidarités représente l’aboutissement d’une douzaine d’années de réflexion et de maturation de leur démarche conjuguée.

Archipel : une double perspective

L’expression « archipel des solidarités » relève d’un outil conceptuel que Christiane Vollaire construit de manière heuristique. Un archipel est un ensemble d’îles émergées, portées par un même socle continental immergé. Michel Foucault avait utilisé cette notion géographique « pour désigner, et à cause de Soljenitsyne, l’archipel carcéral, cette dispersion et en même temps le recouvrement universel d’une société par un type de système punitif » (Foucault 2001, p. 32).

L’auteure redouble cette idée par la perspective inverse. Les îles de la mer Égée ont été utilisées par les régimes autoritaires passés pour en faire des lieux de déportation ; cette logique punitive est aujourd’hui réactivée par l’Union européenne dans sa guerre aux migrants (Migreurop 2007). L’archipel égéen n’est d’ailleurs aujourd’hui qu’une petite part d’un très vaste archipel européen des camps qui ne cesse de s’étendre à l’intérieur et à l’extérieur des frontières européennes.

Symétriquement, l’attention est portée sur une multitude d’initiatives locales, dispersées mais surgies d’un socle commun pour faire face à « la violence des gouvernementalités globales ». Ce socle commun, c’est la dynamique historique des mouvements sociaux qui reposent sur des liens de solidarité au sens que ce terme a pris au XIXe siècle : « Relation entre personnes ayant conscience d’une communauté d’intérêts, qui entraîne, pour un élément du groupe, l’obligation morale de ne pas desservir les autres et de leur porter assistance » (Rey 2005). La notion de solidarité est ainsi dégagée de l’usage rhétorique qu’en font les pouvoirs publics pour institutionnaliser à leur profit une « solidarité nationale » qui voile les antagonismes sociaux et politiques. Émile Durkheim (1893) concevait la solidarité comme un principe moral assurant la cohésion d’ensemble d’une société, et que l’hégémonie libérale (dominante au XIXe siècle) détruisait, précipitant les sociétés dans l’anomie.

La Grèce est en Europe le lieu où s’exerce au plus haut point la brutalité du système de domination global sous ses trois facettes articulées : la violence des mesures économiques d’ajustement structurel, celle des politiques antimigratoires européennes et celle de la répression policière. Elle est pour les auteurs « un laboratoire de l’autoritarisme libéral ». Cela leur permet en retour d’appréhender les formes de solidarité comme un laboratoire où s’expérimentent des dynamiques collectives qui s’opposent aux processus d’hégémonisation par le marché [2]. « C’est la question du NOUS politique que nous sommes conduits à poser, dans toutes ses dimensions polémiques et dissensuelles qui ne peuvent le définir qu’à partir des violences auxquelles il se confronte et des refus qu’il nécessite » (p. 12).

Après deux enquêtes menées respectivement auprès de dispensaires autogérés à Thessalonique et Athènes, puis auprès des mouvements de soutien envers les exilés à Lesbos, les auteurs ont élargi leur investigation à de multiples collectifs qui sont autant d’expériences en apparence très hétérogènes, éparpillées dans une dizaine de villes, de régions et d’îles : mouvement d’opposition à une mine d’or, usine autogérée, tissu associatif de quartier, mode de vie alternatif sur l’île d’Ikaria, ou bien encore l’emblématique quartier « rebelle » Exarchia à Athènes. Les auteurs ont pris le risque de la dispersion. Elle s’est avérée heuristique puisqu’elle les a conduits à penser le concept d’archipel des solidarités. L’approche n’est pas typologique : il ne s’agit pas de différencier et classer mais de s’interroger sur les soubassements communs d’une multiplicité d’expérimentations sociales et politiques. Elle s’apparente à la démarche ethnologique dans la lignée de l’anthropologie dynamiste de Georges Balandier (1955), qui insistait sur les reprises d’initiative des sociétés dans le cadre de la situation coloniale.

Le point de vue des sujets

Le livre se compose de trois longs chapitres rédigés par Christiane Vollaire, entre lesquels s’intercalent deux séries photographiques réalisées par Philippe Bazin. Les trois sections du texte placent la focale successivement sur chacune de ces trois modalités de la violence – économique, xénophobe et répressive – en partant de la manière dont les acteurs la subjectivent pour s’efforcer d’en contrer les effets et/ou de s’y opposer.

La qualité de l’écriture permet de suivre aisément l’auteure dans une réflexion pourtant très complexe. Elle retrace la progression de l’investigation en rendant compte des lieux abordés et des conditions de rencontre et d’interlocution avec les sujets. Elle restitue leurs paroles et en dégage une signification philosophique en les éclairant par des concepts qui permettent d’analyser les mobilisations observées dans leur contexte précis. Celles-ci apparaissent à la fois comme des réponses à la situation actuelle et comme le produit de l’histoire politique grecque. L’historicité des situations irrigue tout l’ouvrage et fait l’objet d’un examen plus systématique dans le dernier chapitre.

Le premier carnet photographique est constitué de « Portraits d’entretiens » (figure 1), ceux de trente-quatre des acteurs rencontrés, prises durant leur interlocution avec Christiane Vollaire. Le cadrage fait disparaître le décor pour se concentrer sur les visages et les épaules qui les portent, comme pour souligner leur pleine stature d’acteurs et de sujets politiques. Ce choix révèle l’expressivité des visages, les mouvements qui se dégagent de l’interlocution, les regards dirigés vers la philosophe qui, elle, demeure hors champ, comme le photographe. La photographie restitue la présence des sujets et leur investissement dans l’enquête. Elle leur donne corps… et âme dans le sens où ces corps sont animés : de parole, d’énergie, de réflexion, de volonté, de convictions, de doutes, d’inquiétudes, de colère, de gravité, etc. Ce que la photographie met en évidence dans la forme qui lui est propre, c’est le point de vue des sujets.

Figure 1

À gauche : Professeure de biologie mise d’office en retraite, la responsable de la pharmacie à la clinique solidaire autogérée d’Elliniko (en 2017). À droite : Ingénieur électronicien, engagé dans l’ONG Starfish à Molyvos venant en aide aux migrants arrivant sur les plages du nord de Lesbos (en 2018).
© Philippe Bazin (Un archipel des solidarités, p. 108 et 115).

De lieu en lieu, d’interlocuteur en interlocuteur, le jeu des correspondances entre texte et image permet au lecteur de saisir comment l’enquête s’ancre elle-même, par le dialogue, dans l’archipel des solidarités dont elle révèle l’existence. Le texte se présente comme un prolongement du dialogue engagé lors des entretiens : les acteurs du terrain se faisaient les médiateurs entre les auteurs et leur univers, le mode d’écriture de Christiane Vollaire la constitue à son tour en médiatrice, organisant un dialogue constant entre les sujets de l’enquête et les œuvres philosophiques, entre la singularité des situations et une réflexion générale. Il en va de même de la démarche esthétique de Philippe Bazin. Le lecteur se sent moins spectateur que partie prenante de la communication sur laquelle repose l’ouvrage.

Rester debout

Le premier chapitre, « Face à des politiques économiques destructrices », s’ouvre sur les dispensaires autogérés, à Thessalonique et Athènes, mis en place par des professionnels de la santé en réponse aux effets des mesures d’ajustement structurels imposées à la Grèce : déréliction des infrastructures sanitaires publiques et des systèmes assuranciels (sécurité sociale), effondrement généralisé des revenus (retraites, salaires, privation d’emploi). « La question migratoire », le deuxième chapitre, s’y inscrit d’emblée puisque par exemple les dispensaires autogérés suppléent à l’absence de prise en charge de la santé physique et psychique des « migrants », souvent éprouvée par leur parcours migratoire ; ou bien les soutiennent et les accueillent comme lors d’une grève de la faim engagée par 300 « migrants » en Crète.

Dans les centres de santé, comme pour le mouvement de lutte contre l’ouverture d’une mine d’or à Skouries, pour le collectif d’ouvriers reprenant leur usine pour en empêcher la fermeture, pour les associations de quartiers cherchant à restaurer une socialité, ou bien dans Exarchia qui affronte la violence policière pour sauvegarder son autonomie, les paroles des acteurs insistent souvent sur un même souci : rester debout, se dresser (ce dont les portraits d’entretien rendent compte). Ainsi s’expriment à la fois la volonté de faire face, de résister et de lutter, mais aussi la différence entre rapports de solidarité et rapports d’assistance.

Figure 2. Parking d’une boîte de nuit ayant servi de camp provisoire pour les exilés (sud de Molyvos, février 2018)

© Philippe Bazin (Un archipel des solidarités, p. 114).

Exils : administration policière vs cogestion

On retrouve ce même principe parmi les mouvements de soutien aux « migrants » qui font l’objet du deuxième chapitre, ainsi que – c’est important de le souligner – dans le point de vue exprimé par les exilés eux-mêmes. Cette section présente diverses initiatives à Thessalonique, Patras ou Athènes avant de se focaliser sur l’île de Lesbos, lieu de « débarquement » des exilés depuis la Turquie toute proche. Le camp de Moria est un hot spot de l’Union européenne : lieu d’enfermement et centre de tri, placé sous une étroite surveillance policière et administrative, tendue vers le refoulement des exilés en Turquie. Par contraste, celui de Pikpa (figure 3) est totalement ouvert et repose sur un système de cogestion entre les exilés qui y résident et le collectif de volontaires.

Figure 3. Camp de réfugiés de Pikpa, cogéré par des activistes locaux et des exilés (Lesbos, février 2018)

© Philippe Bazin (Un archipel des solidarités, p. 234).

De l’examen des situations se dégage une critique de l’action humanitaire qui inscrit les « migrants » dans une relation d’assistance et contribue de fait à la politique de répression et de refoulement. Un autre point intéressant est la critique de l’injonction paradoxale à la vulnérabilité adressée aux exilés, et que ceux-ci formulent d’ailleurs eux-mêmes.

On découvre également que ce n’est pas la première fois que Lesbos reçoit en masse des exilés. Un grand nombre de bénévoles sont les descendants des Grecs expulsés de Turquie en 1922, événement désigné par le terme de catastrophe.

Persécutions, reprises d’initiative et trahisons politiques

Le dernier chapitre, « Le temps long de l’histoire », explore la dimension historique des formes de résistance et de reprises d’initiatives face à la violence politique. Tout l’intérêt de la démarche de Christiane Vollaire est d’entreprendre cette lecture historique à partir de la parole des acteurs, c’est-à-dire de leur conscience politique. Des récurrences apparaissent, déjà évoquées à propos de l’utilisation de ces îles comme archipel punitif.

Ces récurrences se lisent aussi dans le second carnet photographique, « Paysages à l’épreuve de l’histoire ». Philippe Bazin en construit la documentation à partir des traces laissées dans le paysage. Le choix esthétique est comme inverse de celui de la série des portraits d’entretiens : c’est maintenant le décor seul qui apparaît, dans sa matérialité brute, tandis que les acteurs n’y figurent plus que par les empreintes qu’ils y ont laissées. On est au plus loin de la célébration mémorielle qui voile les antagonismes politiques. La démarche documentaire de Philippe Bazin invite plutôt le public à adopter le regard d’un archéologue, qui lit l’histoire sociale et politique à partir des indices matériels inscrits dans le paysage. On y lit la persécution, la destruction et la déportation ; le refuge et le repli ; les reprises d’initiatives, celles qui prennent place dans cet archipel des solidarités et qui constituent le fil directeur de ce livre.

Ce sont par exemple les villages détruits par l’armée allemande durant l’occupation nazie mais aussi les montagnes où les résistants se réfugièrent avant de lancer l’offensive qui permit de libérer le pays sans intervention extérieure. Après les accords de Yalta, les États-Unis favorisèrent la restauration d’un pouvoir profasciste visant l’anéantissement des forces communistes victorieuses. Cette trahison politique fondatrice qui fait écho dans la conscience des acteurs à la trahison du gouvernement de gauche radicale Syriza, lorsqu’il se soumit en juillet 2015 au énième « plan de sauvetage » qu’il venait tout juste de faire rejeter par référendum.

Les photographies montrent les paysages arides de l’île de Makronissos, où les opposants politiques furent déportés durant la guerre civile de 1946-1949 sans possibilité d’y survivre. Sur l’île d’Ikaria : une forêt et une grotte qui furent des refuges pour les communistes persécutés à cette période (figure 4), puis à nouveau durant la « dictature des colonels » (1967-1974).

Figure 4. Grotte près de Therma ayant permis aux exilés communistes de se cacher lors de la guerre civile, 1946-1949 (avril 2018)

© Philippe Bazin (Un archipel des solidarités, p. 241).

Les traces du passé font écho à celles du passage du présent. Ainsi, à Lesbos, une photographie des gilets de sauvetage abandonnés en masse sur la plage où débarquent les exilés ; les images de l’univers fermé et quadrillé du camp de Moria en saisissent le mode d’administration ; celles de Pikpa donnent à voir les installations bricolées avec des matériaux de récupération (palettes, rondins de bois, cageots, pneus) à proximité des tentes, au milieu d’une forêt de pins.

Au centre du monde, les exilés

Christiane Vollaire et Philippe Bazin se replacent in fine dans l’héritage de Hannah Arendt qui, en retraçant Les Origines du totalitarisme dans L’Impérialisme (1951), avait montré l’acuité de la question des apatrides, des parias produits par le démantèlement des empires ottomans et autrichiens. En plaçant la question migratoire dans le chapitre central de l’ouvrage, les auteurs soulignent à leur tour la place qu’elle occupe dans le système de gouvernementalité global contemporain. D’où l’importance des dynamiques solidaires qui s’y affrontent et reconstituent un « nous politique ». Lorsqu’il retrace avec brio la généalogie du libéralisme autoritaire, Grégoire Chamayou (2018) n’articule cependant pas les politiques xénophobes et racistes avec ce mode de gouvernement qui couple la restriction de l’emprise des États sur l’économie et la police de la société. Les auteurs montrent que la « crise » grecque est paradigmatique : la tutelle sur la politique économique rend manifeste la perte de souveraineté sur l’économie. Et qu’est-ce que le revirement après le référendum de 2015 sinon la négation spectaculaire de la souveraineté populaire (démocratie) : la destruction de la politique. Il résulte du libéralisme autoritaire un acharnement des États à affirmer leur existence et leur souveraineté sur les seules bases du monopole de l’exercice de la violence et surtout du « contrôle des flux migratoires » : spectacle de la brutalité policière et spectacle du refoulement des étrangers. C’est pourquoi la « question migratoire » occupe une position centrale dans la réinvention d’un « nous politique » qui prend place dans l’archipel des solidarités.

Bibliographie

  • Arendt, H. 2002 [1951]. L’Impérialisme. Les origines du totalitarisme 2, Paris : Éditions du Seuil.
  • Balandier, G. 1955. Sociologie actuelle de l’Afrique noire, Paris : PUF.
  • Bazin, P. 2017. Pour une photographie documentaire critique, Paris : Créaphis.
  • Chamayou, G. 2018. La Société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, Paris : La Fabrique.
  • Durkheim, É. 1893. 2013. De la division du travail social, Paris : PUF.
  • Foucault, M. 2001. « Questions à Michel Foucault sur la géographie », in Dits et écrits, tome II, Paris : Gallimard.
  • Migreurop. 2007. Guerre aux migrants. Le livre noir de Ceuta et Melilla, Paris : Syllepse.
  • Rey, A. (dir.). 2005. Dictionnaire culturel en langue française, Paris : Dictionnaire Le Robert.
  • Vollaire, C. 2017. Pour une philosophie de terrain, Paris : Créaphis.

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Pour citer cet article :

Laurent Bazin, « Réinventer le politique contre sa brutalisation », Métropolitiques, 24 janvier 2022. URL : https://metropolitiques.eu/Reinventer-le-politique-contre-sa-brutalisation.html

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