Les élections présidentielles de 2017 ne semblent pas avoir échappé au constat d’ancrage à droite du sud-est de la France. François Fillon réalise dans les Alpes-Maritimes son troisième meilleur score départemental (27,4 % des suffrages exprimés) après la Sarthe (29,1 %), le département dont il est originaire, et les Hauts-de-Seine (28,6 %), le département le plus riche de France. À Nice, le candidat LR vire également en tête avec 26,1 %, soit 6 points de plus que son résultat à l’échelle nationale. Parmi les 20 plus grandes villes françaises, c’est dans cette cité qu’il obtient son résultat le plus élevé après Paris. À l’évidence, Nice a encore manifesté un « penchant droitiste », confirmant l’identité politique « conservatrice » que lui ont reconnue des commentateurs de la vie politique locale (Barelli 1991 ; Basso 2006). Le candidat des Républicains avait d’ailleurs choyé ce fief traditionnel au cours de sa campagne en y organisant deux de ses meetings, le 11 janvier puis le 17 avril, quelques jours avant le premier tour. Il avait également intégré dans son équipe de campagne le président du conseil départemental, Éric Ciotti, et le maire de Cannes, David Lisnard. Cet ancrage de la droite dans le territoire maralpin a pourtant été sérieusement écorné lors du scrutin présidentiel.
Une domination érodée ?
Malgré l’existence de quartiers populaires, où le Parti communiste a été historiquement implanté [1], Nice est très largement contrôlée par la droite parlementaire. Elle est devenue depuis 2008 le fief de Christian Estrosi après avoir longtemps été celui de la famille Médecin, sous le règne de laquelle de nombreuses élites locales se sont formées politiquement. En sus de la municipalité, aucune circonscription législative ni aucun canton ne font défaut à la droite depuis 2015. Elle est, au demeurant, le siège de l’une des fédérations des Républicains les plus importantes, avec environ 12 000 adhérents revendiqués. F. Fillon avait ici devancé ses concurrents au premier tour de la primaire de la droite et du centre. Dans un contexte de participation (carte 1) stable (76,3 %) par rapport au précédent scrutin présidentiel (77,8 %), il pouvait légitimement espérer s’appuyer, à Nice, sur un solide capital électoral. Il n’en a pas moins dû éprouver son érosion ou en partager le bénéfice.
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Son total de voix est très lié statistiquement [2] avec le vote en faveur de Nicolas Sarkozy en 2012 (le coefficient de corrélation r est de 0,91) et, dans une moindre mesure, avec le vote Bayrou (r = 0,61). Mais si les géographies sont identiques, F. Fillon est loin d’avoir atteint les scores de N. Sarkozy puisqu’il a perdu plus de 14 500 voix par rapport à 2012. Il se hisse en tête dans cinq cantons sur neuf de la ville, quand son prédécesseur l’emportait dans la quasi-totalité – 13 sur 14 – des cantons en 2012. F. Fillon est même relégué en quatrième position dans deux cantons populaires à l’est (Nice‑7 et Nice‑8). À l’évidence, sa candidature a reposé sur un socle traditionnel aux bases devenues plus fragiles et plus fuyantes.
Sur le plan géographique, elle a certes bénéficié d’un soutien quasi indéfectible (avec parfois des bureaux à plus de 50 % des suffrages exprimés) de quartiers privilégiés du nord (comme ceux de Gairaut, Cimiez), de l’extrême est (Maeterlinck, Col de Villefranche) ou de l’hypercentre autour de Masséna (carte 2). Mais elle a subi d’importantes pertes de voix par rapport à 2012 dans de très nombreux bureaux de vote distribués sur l’ensemble la ville, qu’il s’agisse de quartiers populaires de l’ouest ou de la vallée du Paillon (comme ceux des Moulins, de l’Ariane ou de Pasteur) ou de quartiers mélangés et plus centraux (comme le Port ou Borriglione), où le différentiel est souvent de plus de 10 points. En résumé, la candidature de F. Fillon a été, à Nice, moins performante pour mobiliser l’électorat plutôt enclin à voter à droite, sans parvenir à mordre sur d’autres électeurs (la relation statistique est, à cet égard, négative avec presque tous les autres votes exprimés en 2012).
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Le leadership de la droite disputé
Le leadership sur la ville a en fait été âprement disputé lors de ce scrutin présidentiel, en premier lieu par Marine Le Pen. Arrivée en tête dans 108 communes sur 163 dans les Alpes-Maritimes (principalement dans l’arrière-pays), la candidate du Front national a gagné à Nice 3 000 voix par rapport à 2012 pour talonner F. Fillon (avec 25,2 % des suffrages exprimés et 18,9 % des inscrits). Ce résultat confirme l’ancrage niçois de l’extrême droite déjà éprouvé lors des élections régionales de 2015, même si le FN n’est toujours pas parvenu à conquérir de mandats locaux autres que municipaux. Dans les bureaux de votes, la géographie des voix obtenues par M. Le Pen (carte 3) est fortement corrélée avec celle observée en 2012 (r = 0,89).
La candidate du FN a obtenu ses meilleurs scores dans des quartiers d’habitat social ou à leur immédiate proximité (comme aux Moulins et à l’Ariane, où elle est néanmoins fortement concurrencée par Jean-Luc Mélenchon, souvent en tête). Elle est également bien implantée dans des quartiers péricentraux peuplés traditionnellement de classes populaires et petites-moyennes (comme Saint-Roch à l’est de la ville ou la Madeleine) ou dans des espaces périphériques peu denses (Lingostière). À l’échelle de la ville, son score n’est inférieur à 10 % des suffrages exprimés que dans un seul bureau de vote. Il est lié statistiquement avec les franges stables de la population salariée (r = 0,63) et, parmi tous les candidats, il est celui le plus corrélé avec la catégorie des employés.
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Une telle assise résonne avec une dynamique récente de recomposition locale de l’extrême droite. Souffrant traditionnellement à Nice d’un déficit de ressources organisationnelles, le FN a en effet intégré dans les Alpes-Maritimes, à l’occasion du précédent scrutin régional, un leader de droite solidement implanté sur le territoire niçois (Olivier Bettati [3]) et un leader des identitaires d’extrême droite (Philippe Vardon [4]), devenus tous deux des contempteurs de C. Estrosi et des piliers de l’opposition régionale d’extrême droite dirigée par Marion Maréchal-Le Pen. Ces nouveaux soutiens ont sans nul doute permis de relayer localement la mobilisation autour de la candidate frontiste, qui, de fait, s’est abstenue de meeting à Nice avant le premier tour [5].
La concurrence est aussi venue des candidatures d’Emmanuel Macron et de J.‑L. Mélenchon, qui ont respectivement obtenu à Nice 20,5 % des suffrages exprimés pour le premier et 17,3 % pour le second. E. Macron réalise de bons scores dans le centre-ville (dépassant, par exemple, les 25 % à Masséna, Meyerbeer, les Fleurs, Berlioz, Gioffredo) et sur les collines (Roland-Garros, les Arénas, Scuderi, Ginestière), mais convainc peu dans la plaine du Var et dans les quartiers populaires (carte 4). Après ceux de F. Fillon, les résultats d’E. Macron sont, d’ailleurs, les plus corrélés avec les voix obtenues par N. Sarkozy en 2012 (respectivement r = 0,91 et 0,61) et par François Bayrou (0,61 et 0,63). Cette relation suggère ainsi l’assise droitière à Nice du candidat du mouvement En marche.
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Le vote Mélenchon s’enracine, quant à lui, dans les quartiers d’habitat social de l’Ariane à l’est (49,6 % dans le bureau Piaget, par exemple) et des Moulins à l’ouest (37,5 % dans l’un des bureaux). Il dessine une vallée rouge [6], celle du Paillon (30,1 % et 21,3 % dans les cantons Nice‑7 et Nice‑8), bastion de l’électorat communiste (carte 5). Plus généralement, les résultats évoqués ici témoignent d’une nationalisation du scrutin niçois qui a reflété et contribué à l’ébranlement de la domination locale de la droite parlementaire.
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Une droite sous tension
Le dextrisme niçois – entendu comme une droitisation conservatrice – tient sans doute beaucoup à la structure sociale du territoire, liée à une économie de la rente : poids relatif des personnes âgées (r = 0,44 entre la présence des 65‑79 ans et le vote F. Fillon, et 0,41 pour les plus de 80 ans), des détenteurs d’un patrimoine immobilier (0,52), des professions indépendantes (0,61 pour les agriculteurs, artisans-commerçants et chefs d’entreprises), etc. À Nice, le vote Fillon est, par ailleurs, fortement corrélé avec la présence des catégories et professions intellectuelles supérieures (0,80). A contrario, il l’est négativement avec celle des classes populaires (ouvriers, employés, chômeurs dont le vote est plutôt corrélé avec J.‑L. Mélenchon). Dans une ville où les difficultés sociales (taux de chômage de 10,6 % en 2016, quatre zones urbaines sensibles, population en diminution) sont fortes par rapport à la moyenne des grandes villes françaises et les emplois du tertiaire supérieur plutôt faiblement développés (Chauvot et Pougnard 2014), la composition resserrée du vote Fillon limitait son hégémonie. Cependant, la droitisation de Nice est favorisée par l’imbrication ancienne entre les forces militantes conservatrices et de nombreux réseaux associatifs (comités de quartiers, clubs de boules, associations de commerçants). Reste que les glissements de terrain observés durant le scrutin présidentiel entre les électorats des candidats ne manquent pas de résonner avec une succession d’épisodes récents symptomatiques d’une situation de tensions.
Des tensions sécuritaires traversent la capitale azuréenne. Depuis plusieurs années déjà, la sécurité s’est imposée à l’agenda local comme un enjeu central. Les notables locaux se disputent bien souvent la thématique, à l’image de C. Estrosi, resté le premier adjoint de la ville délégué, entre autres, à la sécurité ou d’É. Ciotti, ancien secrétaire national des Républicains en charge des questions de sécurité. L’un et l’autre en font régulièrement un marqueur lors des campagnes locales pour séduire un large électorat. Ils rivalisent d’initiatives (vidéo-protection, contrôle des équipements scolaires, construction de commissariats) pour prétendre incarner une exemplarité en la matière. L’attentat du 14 juillet 2016, qui a fait 86 morts sur la promenade des Anglais, a contribué à attiser le climat et les positions sécuritaires. Comme au niveau national, mais sans doute de manière plus prégnante, la thématique s’élargit, englobant tant l’insécurité que la menace terroriste. Les controverses récentes autour du passage de réfugiés à la frontière italienne ont également stimulé des prises de position des édiles. Ces épisodes ont donné lieu à une surenchère d’imputations de responsabilité à laquelle le FN s’est largement mêlée. Lors de son déplacement de campagne dans les Alpes-Maritimes le 13 février, M. Le Pen s’est ainsi recueillie sur le lieu de l’attentat avant de visiter le poste-frontière de Menton. Ce sont là deux fronts thématiques où droite gouvernementale et extrême droite revendiquent leur volontarisme, ouvrant la brèche à une porosité des discours et des électeurs.
La campagne présidentielle a également révélé des tensions, couvées lors des précédents scrutins, au sein de la droite locale. Précisément, ces dernières années ont vu se développer une rivalité entre ses deux principaux leaders, C. Estrosi et É. Ciotti, qui se sont partagé les positions de pouvoir local : au premier, la scène métropolitaine et régionale ; au second, celle départementale. Les régionales de 2015 ont avivé cette concurrence, dès lors qu’É. Ciotti, pressenti pour conduire la liste de son parti en Provence-Alpes-Côte d’Azur, s’était fait doubler par C. Estrosi, adoubé par N. Sarkozy. La campagne présidentielle n’a fait que renforcer cette rivalité. Lors des primaires, É. Ciotti avait immédiatement apporté son soutien à F. Fillon quand C. Estrosi, sarkozyste, s’est montré réservé pour le rallier après le premier tour. Lors de la campagne, sifflets en meetings et critiques sur les propositions programmatiques ont renforcé cette démarcation et contraint nombre d’élus locaux à prendre position. L’échec de F. Fillon, au soir du 23 avril, a rejailli sur les enjeux du second tour : à l’appel de C. Estrosi « à ce qu’aucune voix ne fasse défaut » à E. Macron face au FN, É. Ciotti a préféré « refuser les combinaisons partisanes ». Luttes et recompositions politiques locales démontrent que la campagne de F. Fillon a clivé, y compris au sein de sa famille politique, et a pâti des divisions au sein d’une formation partisane tiraillée et en partie démobilisée.
L’élection présidentielle a révélé à Nice les ressorts fragiles de la candidature de F. Fillon, qui n’est pas parvenu à s’appuyer sur la forte assise locale de la droite. Doit-on y voir le signe d’une redistribution en cours des positions de pouvoir local dans la capitale azuréenne et d’une concurrence politique plus ouverte ? Rien n’est moins sûr : quand il s’agit de conquérir des mandats locaux, la droite peut se prévaloir à Nice d’une base électorale fidèle et d’une force militante capable de réduire l’incertitude de la compétition électorale. Les résultats présidentiels (et notamment le resserrement des scores entre les principaux candidats) pourraient toutefois déclencher dans les circonscriptions législatives maralpines des triangulaires, voire des quadrangulaires. Dans ces conditions, la compétition électorale pourrait s’avérer bien plus incertaine qu’un duel face à l’extrême droite.
Annexe 1. Quelques précisions méthodologiques Comme l’ensemble des articles de ce dossier thématique « Élection présidentielle : le vote des grandes villes françaises au microscope », les analyses proposées par les auteurs sont appuyées sur des cartes réalisées par Christophe Batardy (ingénieur d’études CNRS – UMR ESO) à l’échelle des bureaux de vote [7]. Les fonds de carte des bureaux de l’ensemble des villes au sommaire du dossier ont été produits grâce au travail d’actualisation de la base de données CARTELEC mené par Céline Colange (ingénieure de recherche CNRS – UMR IDEES). En complément de ces cartes, les auteurs ont pu mobiliser une matrice des corrélations statistiques (annexe 2) entre les comportements électoraux au premier tour du scrutin présidentiel de 2017, les votes observés au premier tour de la présidentielle de 2012 (de manière à pouvoir resituer politiquement les résultats), et quelques variables socioéconomiques diffusées par l’INSEE (de manière à pouvoir éclairer sociologiquement les résultats). Le problème d’inadéquation entre ces trois fonds de carte (découpage des bureaux en 2017, tracé des bureaux en 2012, périmètre des IRIS de l’INSEE en 2014) a été résolu par la ventilation de l’ensemble des données dans la maille spatiale des bureaux millésimés 2017, en s’inspirant de travaux développés dans le cadre de l’ANR CARTELEC (Beauguitte et Colange 2013) [8]. La production des matériaux cartographiques et statistiques a été coordonnée par Jean Rivière. Annexe 2. Matrice des corrélations |
Bibliographie
- Barelli, H. 1991. « Les Niçois sont-ils de droite ? Essai de définition d’une identité politique », Cahiers de la Méditerranée, n° 43, p. 69‑86.
- Basso, J. 2006. « Une vie politique complexe », in A. Ruggiero (dir.), Nouvelle histoire de Nice, Toulouse : Privat, p. 275‑309.
- Beauguitte, L. et Colange, C. 2013. Analyser les comportements électoraux à l’échelle du bureau de vote, mémoire scientifique de l’ANR CARTELEC.
- Chauvot, N. et Pougnard, J. 2014. « Métropole Nice–Côte d’Azur. Une croissance démographique à retrouver », INSEE Analyses, n° 7, 4 p.