Avec Lire la ville, l’architecte Chantal Deckmyn entend aborder de front la manière dont l’urbain contemporain se rend hostile aux populations les plus fragiles : « Pour ceux qui n’ont pas de maison et sont de fait enfermés dehors […] l’espace public devient un milieu de survie » (p. 13). Une idée sous-tend l’ensemble de sa démarche : l’espace est une condition déterminante de la vie individuelle et sociale. Présenté comme un manuel et soutenu par la Fondation Abbé Pierre et par le groupe mutualiste AG2R La Mondiale, l’ouvrage entend mettre en lumière les bonnes et mauvaises pratiques actuelles. Il reprend le nom de l’association fondée par C. Deckmyn à Marseille en 1997, qui tentait déjà d’apporter des solutions concrètes à ce sujet, mais rejoint plus largement tout un champ de préoccupation récent de la recherche urbaine (Margier 2016). De ce point de vue, le lecteur ne peut que souscrire à la plupart des recommandations destinées aux décideurs et aux aménageurs.
Lire la ville s’inscrit aussi dans un substrat théorique. Principale originalité de l’approche, l’auteure mobilise l’« hospitalité » comme concept central et nécessaire de la fabrique de l’espace public, en jouant sur ses sens passés d’« accueil » mais aussi d’ « asile ». La question des sans-abri ou des plus précaires n’est ici que la porte d’entrée d’une réflexion plus large sur l’aménagement urbain, qui s’inscrit à la fois dans la continuité d’un courant en faveur de la reconquête des rues (Soulier 2012), de la dénonciation de l’urbanisme moderne (Mangin 2004) et des évolutions de la ville au sein de la mondialisation (Mongin 2005 ; Pinson 2020).
Un manuel de l’espace public contemporain
Lire la ville est un manuel clair et maniable qui, à travers dix-neuf thèmes aussi variés que « le sol urbain », « les bancs publics », « les gares », la « nuit urbaine protectrice » ou encore les « toilettes publiques » entame un grand tour international des différentes configurations contemporaines des espaces publics urbains au prisme de leur ouverture ou de leur fermeture. Les architectes, urbanistes ou décideurs politiques pourront y trouver des ressources abondantes. Chaque thème est traité en une dizaine de pages selon une même architecture (introduction ; théorie et pratique ; bénéfices et inconvénients ; bons et mauvais exemples ; marche à suivre ; pour en savoir plus). L’ouvrage est richement illustré d’exemples tirés d’Europe et d’autres continents, même si le cas de Marseille est surreprésenté du fait de la connaissance personnelle qu’a l’auteure de cette ville. Refusant de « montrer du doigt telle ou telle ville » (p. 11), Chantal Deckmyn cite néanmoins la liste des architectes selon elle « précurseurs », comme Lucien Kroll, Alberto Magnaghi, Mathieu Poitevin, Patrick Bouchain en Europe ou encore Whang Shu, Teddy Cruz et Jaime Lerner ailleurs dans le monde.
De ce point de vue, Lire la ville peut être perçu comme un panorama concret des débats menés depuis une vingtaine d’années autour de la ville à taille humaine, dont la figure internationale la plus célèbre aujourd’hui est l’urbaniste danois Jan Gehl (2013). La condamnation de la prolifération des barrières dans l’espace urbain et plus encore la critique de l’infinie ingéniosité des dispositifs « anti-SDF », allant des bancs inclinés au cadenassage des bouches de ventilation, ne feront guère débat. Mais le catalogue va plus loin et prend le parti de retenir jusqu’aux plus infimes interventions, qui ne relèvent pas toutes des pouvoirs publics mais aussi des initiatives individuelles (jusqu’au fait de laisser un savon près d’une fontaine publique pour les passants, p. 72). Par bien des aspects, Lire la ville pourra permettre à ses lecteurs d’ouvrir les yeux sur un quotidien que l’on interroge peu.
Mais ce manuel de la « ville heureuse » et accueillante n’échappe probablement pas à une vision parfois idéalisée du changement urbain, davantage susceptible de répondre aux pratiques urbaines des catégories favorisées, tels les Parking days (p. 114) ou les éclairages artistiques modulables (p. 186). C’est sans doute là un des biais de l’approche par l’extension du concept d’« hospitalité ».
Les usages de l’histoire
L’ouvrage se rattache à un courant de réflexion qui, particulièrement depuis les années 1980, fait de l’espace public le garant de la cohésion sociale, citant à l’appui les analyses de la philosophe Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne (1961) ou du sociologue Erving Goffman dans La Mise en scène de la vie quotidienne (1959). Tout en se rattachant clairement à ce courant, l’ouvrage de Chantal Deckmyn se distingue par le choix de faire du concept d’« hospitalité » le pivot de son approche.
En quoi cela permet-il de renouveler les données du débat ? Plutôt que de renouvellement, il faudrait ici suggérer les potentialités d’un terme qui permet de manier une pluralité d’objectifs en jouant sur le double sens d’« hôte » en français. Le terme autorise en effet un déplacement vers les devoirs des sociétés urbaines, qui sont ceux de la prise en charge et de l’accompagnement des populations les plus fragilisées pour lesquelles l’espace public est d’abord un « asile » (p. 8) du quotidien. Mais il permet aussi d’élargir la focale à l’ensemble des habitants de la ville – ceux qui ont la charge d’accueillir. Encore faut-il que ces derniers soient capables de créer une relation d’hospitalité. La capacité des villes à produire à nouveau un « imaginaire urbain » partagé constitue ici, selon C. Deckmyn, une clé essentielle : « on ne peut faire comme chez soi que si l’hôte est déjà chez lui » (p. 249). Dans un effet miroir, la ville n’est hospitalière que si ses habitants s’y sentent bien.
Lire la ville ne se limite donc pas à une réflexion sur la (non-)place des sans-abri en ville, bien au contraire. Le vrai sujet de ce manuel est sans doute davantage les conditions d’un réenchantement de l’urbain (désignant ici à la fois la ville ou l’habitant de la ville). Or, de ce point de vue, une double critique pourrait être apportée. La première – qui dépasse probablement le champ d’intervention de l’urbaniste et en tout cas l’objectif de l’auteure – est d’adopter un positionnement essentiellement palliatif dans lequel les interventions spatiales viendraient rendre plus supportables les problèmes de société dont la réponse est de nature politique. Si l’on s’en tient au cadre de réflexion de ce manuel, une seconde critique pointera l’opposition peut-être un peu trop marquée entre le projet d’une ville accueillante propre au XXIe siècle et l’héritage – fermement condamné – de la ville du second XXe siècle. La cible est ici toute trouvée : l’urbanisme moderne, le fonctionnalisme et la Charte d’Athènes font l’objet de toutes les critiques (voir particulièrement p. 20-21 et p. 240-241) et constituent le péché originel de la ville contemporaine. L’ouvrage n’échappe d’ailleurs pas à certains clichés : la table rase serait propre au second XXe siècle et la ville d’avant 1945 apparaîtrait presque comme un modèle idéal. Lire la ville s’inscrit ainsi dans une longue généalogie des manifestes pour la ville.
Cent ans de manifestes pour une ville à échelle humaine
S’il peut paraître – à juste titre – comme un manuel à la fois utile et nécessaire, force est de constater que Lire la ville ne constitue que la dernière occurrence des plaidoyers pour une ville à échelle humaine qui jalonnent depuis plusieurs décennies l’histoire de l’urbain contemporain. La thématique de « l’espace public » a ainsi émergé – sémantiquement – dans le champ urbanistique au milieu des années 1980, il y a donc bientôt quarante ans, pour finir par s’imposer comme un déterminant majeur des politiques urbaines, entraînant des critiques parfois virulentes (Delgado 2016). Ce manuel n’est donc pas sans rappeler l’œuvre abondante de Jan Gehl sur le sujet, depuis Public Spaces, Public Life (1996) jusqu’au premier titre qui l’avait fait connaître internationalement, Life Between Buildings (1987), qui n’est que la traduction en anglais d’un livre paru en danois en 1971. Sous bien des aspects, Lire la ville se rapproche des manuels publiés dans la décennie 1970 et aujourd’hui largement oubliés, comme celui signé en 1974 par l’architecte new-yorkais Simon Breines (1974).
On pourrait même remonter au travail fondateur de Jane Jacobs contre l’urban renewal aux États-Unis (Jacobs 1961), une grande partie des réflexions de Chantal Deckmyn sur le rôle physique de la rue comme espace de contrôle social par les passants et surtout par les commerçants (p. 17 et surtout p. 37 sq.) lui en étant directement redevable. Allons encore plus loin. À la fin de son manuel, Deckmyn affirme que « les fondements de la ville sont anthropologiques et politiques, ensuite seulement viennent les aspects techniques et fonctionnels » (p. 227). Comment ne pas voir ici la reprise, à quatre-vingts ans d’intervalle, des lignes décisives de l’historien américain Lewis Mumford qui – déjà – s’élevait contre l’approche scientifique de la ville dans The Culture of Cities et écrivait : « les phénomènes sociaux sont premiers. L’organisation physique de la ville, ses industries, ses marchés, ses voies de communication et de transport, doivent être assujettis à ses intérêts sociaux » (Mumford 1938). Souligner ces parallèles n’enlève rien à l’utilité de ce manuel, au contraire, mais permet de nuancer la concentration des attaques sur la ville des années 1960-1970 et de rappeler que la fabrique et l’aménagement de la ville ne sont pas une lutte contre les formes urbaines issues d’une période en particulier.
Bibliographie
- Breines, S. et Dean, W. J. 1974. The Pedestrian Revolution. Streets Without Cars, New York : Random House.
- Delgado, M. 2016. L’Espace public comme idéologie, Toulouse : CMDE [2011 pour la version espagnole].
- Gehl, J. 1987. Life Between Buildings. Using Public Space, New York : Van Ostrand Reinhold.
- Gehl, J. 2013. Pour des villes à échelle humaine, Paris : Ecosociété.
- Gehl, J. et Gemzøe, L. 1996. Public Spaces, Public Life, Copenhague : Arkitektens Forlag-Kunstakademiets Forlag.
- Jacobs, J. 1961. The Death and Life of Great American Cities, New York : Random House.
- Mangin, D. 2004. La Ville franchisée. Formes et structures de la ville contemporaine, Paris : Éditions de la Villette.
- Margier, A. 2016. Cohabiter l’espace public. Conflits d’appropriation et rapports de pouvoir à Montréal et à Paris, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
- Mongin, O. 2005, La Condition urbaine. La ville à l’heure de la mondialisation, Paris : Éditions du Seuil.
- Mumford, L. 1938. The Culture of Cities, New York : Harcourt-Brace and Co.
- Pinson, G. 2020. La Ville néolibérale, Paris : PUF.
- Soulier, N. 2012. Reconquérir nos rues. Exemples à travers le monde et pistes d’action, Paris : Ulmer.