Alberto Magnaghi, né à Turin en 1941, fondateur et président de la Société des territorialistes (Società dei territorialisti), est surtout connu en France pour son ouvrage Le Projet local (Magnaghi 2003). Cet essai s’est imposé comme l’une des références majeures d’une idée de projet plus attentif aux identités et aux lieux, en opposition avec une supposée tradition moderniste de la planification, considérée comme autoritaire et « a-topique ». C’est depuis la fin des années 1970 que Magnaghi développe ces thèmes, dans un contexte italien marqué par l’essor de la sensibilité (et d’une législation en conséquence, surtout pendant les années 1980) environnementale et patrimoniale. Cependant, remonter aux origines de son parcours révèle une figure complexe et parfois contradictoire. En retracer les mutations successives peut nous éclairer sur une question fondamentale : la manière dont la pensée progressiste, suite à la crise du paradigme « moderniste » de l’aménagement urbain, a abandonné certains thèmes de la tradition marxiste. Ce changement a eu des conséquences remarquables, et peut-être néfastes, sur l’approche qu’une partie de la culture de gauche (si tant est qu’elle existe encore) développe envers l’aménagement de l’espace, et en particulier vis-à-vis des défis que nous impose la question de la métropole. C’est pourquoi cet article se penche sur le « premier » Magnaghi, moins connu en France, mais décisif pour contextualiser ses propos actuels.
La ville-usine, un concept marxiste critique
En 1970, Alberto Magnaghi publie l’ouvrage collectif La città fabbrica (Magnaghi 1970), « la ville-usine ». Ce titre, pour qui connaît l’auteur « territorialiste » d’aujourd’hui, frappe d’emblée. Et plus encore le sous-titre : « contributions pour une analyse de classe du territoire ». Bien qu’il s’agisse d’un ouvrage collectif d’un groupe de chercheurs issus du Politecnico de Milan, la marque de Magnaghi est évidente : les auteurs reprennent le concept de « ville-usine » que Romano Alquati [1] avait mobilisé pour analyser certains cas d’étude italiens. En réalité, ce concept a été introduit par Manfredo Tafuri [2] pour décrire le fordisme comme un modèle qui a imposé à la fois à la ville historique et au territoire un unique dispositif socio-productif de fonctionnement : celui, centralisateur, de l’usine (Tafuri 1969) [3]. Si Tafuri développe une approche analytique marxiste appliquée à l’échelle globale, Alquati accentue la charge politique du concept et le met à l’épreuve à propos de Turin et sa région. Plutôt qu’un lieu physique, l’usine devient un paradigme de fonctionnement métropolitain. L’exode de la campagne vers la métropole et l’appauvrissement socio-culturel des territoires ruraux ou excentrés sont des composantes fondamentales du processus engendré par la ville-usine, dont le problème principal réside dans l’homogénéisation marchande des styles de vie. La ville et le territoire sont entièrement réorganisés par macroprogrammes, dans le but d’« optimiser » leur fonctionnement, à l’image de la production standardisée de l’usine tayloriste.
Une autre initiative éditoriale de Magnaghi prolonge cette approche : les Quaderni del territorio (Cahiers du territoire), dont la publication débute en 1976 [4]. Ils sont emblématiques d’une activité de recherche qui mêle théorisation et terrain, en confirmant et développant la même approche analytique marxiste.
En revanche, au cours des années 1980, les réflexions de l’auteur montrent un glissement conceptuel significatif (Magnaghi 1986, 1989a, 1989b), vers ce qu’on pourrait appeler un changement radical, qui coïncide avec la parution du Projet local et se précisera pendant les décennies suivantes (Magnaghi 2012, 2014, 2017). La figure du territoire – outil de résistance contre l’homogénéisation de la logique de l’usine – perd son potentiel descriptif de la réalité postfordiste : espace de la fragmentation, de la dispersion, de l’individualisme. Cette intuition assez précoce d’un point de vue non seulement italien mais international (Assennato 2018), se trouve abandonnée au profit d’une vision formelle et nostalgique.
Une nouvelle rhétorique culturaliste et historiciste
Les références culturalistes l’emportent et l’occurrence du terme de communauté dans Le Projet local en témoigne de manière flagrante. Si la longue tradition de ce courant n’a jamais cessé d’alimenter le débat au sein de la culture du projet urbain – de Ruskin à Mumford – Magnaghi est influencé par certains auteurs des années 1970 et 1980 : Leonardo Benevolo, Christian Norberg-Schulz (Norberg-Schulz 1981) et, dans une moindre mesure, Kenneth Frampton (Frampton 1987). Benevolo a probablement joué un rôle majeur. Son Histoire de la ville (Benevolo 1975) montre comment l’histoire peut alimenter un récit nostalgique. L’ouvrage, traduit en maintes langues et lu par des générations d’étudiants en Italie et au-delà, déploie une hypothèse dominante : l’éclatement de la forme de la ville provoqué par les processus capitalistes. Cette interprétation n’est pas propre à Benevolo, puisque Manuel Castells l’avait déjà développée (Castells 1981 [1972], p. 26-29). Si Benevolo ne se limite pas, comme Castells ou Tafuri, à décrire la réalité contemporaine de manière désenchantée et parfois angoissée, il assume souvent un ton de stigmatisation envers la modernité. C’est le cas, entre autres, du chapitre consacré à la Rome baroque, décrite comme l’époque de l’apogée d’un certain « équilibre urbain » : « […] le développement anarchique de Rome capitale […] a contribué à ruiner l’équilibre de cet organisme exceptionnel. La physionomie originelle – monumentale et populaire – demeure évidente dans de nombreux quartiers épargnés par les démolitions, et résiste avec ténacité au “développement contemporain” » (Benevolo 1993, p. 298). La rhétorique de la résistance, l’idée d’un âge d’or de la forme urbaine, autrement dit la nostalgie de temps révolus, rejoignent la montée en puissance du thème du patrimoine et du récit du « naturalisme esthétisant » en adoptant le lexique des « biens culturels et paysagers » – i beni culturali e paesaggistici (Ferrari 2016).
Cette logique de la « protection » est encore plus explicite dans les prises de position récentes de Magnaghi : « à l’heure actuelle, je m’occupe principalement de contrer l’urbanisation du monde » (Magnaghi 2016). La « biorégion urbaine », enclave protégée, s’oppose à la stratégie de ceux qui voudraient combattre de l’intérieur les maux de la métropole et ses mécanismes producteurs d’inégalités. Le modèle fordiste aurait imposé au territoire – Magnaghi cite souvent l’exemple de l’Italie et de son industrialisation, tardive mais massive, de la seconde moitié du XXe siècle – une déterritorialisation. Reconstruire la « complexité identitaire, locale, autoproduite » passerait aujourd’hui par une « reterritorialisation ». Concrètement, il s’agirait d’établir un nouveau « pacte entre les acteurs locaux » afin d’atteindre « la valorisation du patrimoine et la sauvegarde de l’environnement (soutenabilité environnementale) », essentiellement pour garantir le renouvellement « des caractéristiques territoriales (soutenabilité territoriale) ». Il faudrait contrer la « réduction du citoyen urbain à une prothèse de l’usine » (Magnaghi 2016).
Ainsi, Magnaghi adopte – avec Benevolo et d’autres – une approche typiquement historiciste, qui s’inscrit dans la tradition de l’idéalisme de Benedetto Croce, figure hégémonique de la culture italienne au XXe siècle [5]. L’esthétique qui en découle est très souvent celle du bourg toscan, agglomération urbaine à taille humaine entretenant un rapport d’équilibre harmonieux avec l’environnement. Ce n’est pas un hasard si la Società dei territorialisti (Société des territorialistes), fondée en 2011, a son siège à Florence et collabore avec de nombreuses institutions et acteurs locaux en Toscane.
Les limites d’une posture nostalgique
Le concept tafurien de ville-usine, adopté par Magnaghi pendant les années 1970, saisissait une question fondamentale : la ville-usine est un principe générateur – nous irions jusqu’à dire un dispositif, si la méfiance de Tafuri envers Foucault n’était pas connue de tous. Une logique de rationalisation qui, à partir de l’usine, a contaminé la métropole, au point que cette dernière serait devenue un vaste appareil de production. Cette réflexion considère les rapports de production et l’économie comme des « producteurs » de la forme urbaine et territoriale. Surtout, elle saisit la nature instable et en mutation perpétuelle de l’espace du « capitalisme tardif ». À ce sujet, Bernardo Secchi, dans une recension pour la revue Casabella de La città nella storia d’Europa de Benevolo (Benevolo 1993), juge de manière positive son approche analytique, mais conteste l’idéalisation de la ville historique. L’urbaniste italien avait déjà eu l’occasion de se confronter à Magnaghi à plusieurs reprises, faisant apparaître leurs oppositions [6]. Secchi considère cette posture nostalgique comme emblématique d’une « incompréhension substantielle du monde contemporain et du projet dont ce monde est le résultat contradictoire et problématique » (Secchi 1993). Il saisit la discontinuité et le déséquilibre comme la règle de la métropole contemporaine, un thème qui constituera le fil rouge de son ouvrage La città del ventesimo secolo (Secchi 2009). C’est pourquoi l’espace contemporain oppose une résistance évidente à la description. Son approche reprend la leçon tafurienne et montre son actualité à une époque où le repli nostalgique de Magnaghi s’affirme avec la rhétorique mainstream des « biens communs ». C’est principalement un « rétrécissement du regard » qui s’opère. J’entends par là une volonté affichée de s’en tenir à des territoires périphériques, en abandonnant la métropole et tout ce qui est urbain à son destin, au profit d’une « ville de villages », d’enclaves à protéger, de communautés « inter-locales » (Magnaghi 1989c). Des réalités forcément marginales dans les territoires contemporains. La rhétorique consensuelle du naturalisme esthétisant, de l’artisanat stéréotypé et de l’identité figée devient prédominante. L’aspect conflictuel – certes symptôme d’inégalités, mais également levier de subversion – est totalement négligé, au profit d’une notion de protection et d’entre-soi où l’homogénéité sociale et les facteurs identitaires dominent.
Ce déplacement de l’urbain au rural engendre l’affirmation d’une approche « formaliste », en lien avec l’« idealismo crociano » mentionné plus haut. L’esthétisation du territoire, le désir de formes stables et délimitées et le rêve de l’homogénéité masquent des questions éminemment politiques : à l’heure où la société est de plus en plus secouée et insaisissable d’un point de vue socio-culturel, comment le genius loci pourrait-il constituer un outil analytique et opérationnel efficace ? De quelle manière les racines et l’identité, en inventant « une anthropologie imaginaire de la différence » (Bettini 2017, p. 10), pourraient-elles répondre à l’angoisse de l’homogénéisation postmoderne ? Des questions complexes et ouvertes qui nous interrogent tous, pour lesquelles le « projet local » se présente comme une réponse, à mon sens, inadéquate voire dangereuse.
Bibliographie
- Assennato, M. 2018. Progetto e metropoli. Saggio sulla critica operaista dell’architettura, Macerata : Quodlibet (en cours de publication, par aimable concession de l’auteur).
- Benevolo, L. 1975. Storia della città, Rome-Bari : Laterza (éd. fr. : 1983. Histoire de la ville, Marseille : Parenthèses).
- Benevolo, L. 1993. La Ville dans l’histoire européenne, Paris : Éditions du Seuil.
- Bettini, M. 2017. Contre les racines, Paris : Flammarion.
- Castells, M. 1981 [1972]. La Question urbaine, Paris : François Maspero.
- Dematteis, G., Indovina, F., Magnaghi, A., Piroddi, E., Scandurra, E. et Secchi, B. 1999. I futuri della città. Tesi a confronto, Milan : Franco Angeli.
- Ferrari, F. 2016. Paysages réactionnaires. Petit essai contre la nostalgie de la nature, Paris : Eterotopia France.
- Frampton, K. 1987. « Pour un régionalisme critique et une architecture de résistance », Critique, n° 476-477, p. 66-81.
- Gramsci, A. 2015 [1978]. « La philosophie de Benedetto Croce », in Cahiers de prison n° 10, 11, 12 et 13, Paris : Gallimard.
- Magnaghi, A. 1986. « Lo sviluppo locale come alternativa strategica », in AA.VV., Nei giardini del palazzo d’inverno, Milan : Franco Angeli.
- Magnaghi, A. 1989a. « Dalla cosmopoli alla città di villaggi », in G. Paba (dir.), La città e il limite, Florence : La Casa Usher.
- Magnaghi, A. 1989b. « Da Metropolis a Ecopolis : elementi di un progetto per la città ecologica », in M. Manzoni (dir.), Etica e Metropoli, Milan : Guerini e associati.
- Magnaghi, A. 1989c. « Ecopolis : per una città di villaggi », Housing, n° 3, Milan : Clup.
- Magnaghi, A. 2000. Il progetto locale, Turin : Bollati Boringhieri, (éd. fr. : 2003. Le Projet local, Liège : Mardaga).
- Magnaghi, A. (dir.). 2012. Il territorio bene comune, Florence : Firenze University Press.
- Magnaghi, A. 2014. La Biorégion urbaine, petit traité sur le territoire bien commun, Paris : Eterotopia France.
- Magnaghi, A. 2016. « Dalla città fabbrica al pianeta degli slum », cycle Sguardi sulla città, conférence du 26 mai à la librairie Calusca (Milan).
- Magnaghi, A. 2017. La Conscience du lieu, Paris : Eterotopia France.
- Magnaghi, A., Peretti, A., Sarfatti, R. et Stevan, C. 1970. La città fabbrica. Contributi per un’analisi di classe del territorio, Milan : Clup.
- Mongin, O. 2005. « De la lutte des classes à la lutte des lieux. Le projet local d’Alberto Magnaghi et la renovatio urbanis de Bernardo Secchi », Esprit, n° 10, p. 113-125.
- Norberg-Schulz, C. 1981 [1979]. Genius loci, Bruxelles : Mardaga.
- Secchi, B. 1993. « L’arte di prendere le distanze », Casabella, n° 606, p. 37-39.
- Secchi, B. 2009 [2005]. La Ville du vingtième siècle, Paris : Éditions Recherches.
- Tafuri, M. 1969. « Per una critica dell’ideologia architettonica », Contropiano. Materiali Marxisti, n° 1, p. 50.
- Tafuri, M. 1976 [1968]. Théories et histoire de l’architecture, Paris : SADG.
- Tafuri, M. 1979 [1973]. Projet et utopie, Paris : Dunod.