Changer les comportements, instaurer de nouvelles normes techniques et travailler à leur acceptabilité sociale sont autant d’injonctions qui pèsent sur les modes de vie occidentaux pour les rendre plus « soutenables ». Alors que les politiques publiques cherchent à comprendre quels seraient les bons leviers pour les modifier en profondeur et atteindre des objectifs quantifiés, les sciences sociales, en particulier la sociologie et l’anthropologie des usages, cherchent à comprendre quelles pratiques sont en jeux, quels sont leurs dynamiques de changement et à cerner l’ensemble des logiques à l’œuvre, celles-ci étant par souvent contradictoires (Subrémon 2011).
Il est alors intéressant de se concentrer sur les usages de l’énergie, sur lesquels reposent de forts enjeux politiques, économiques et sociétaux, en tant que solutions empiriques aux conflits qui se déroulent dans l’espace domestique. Les habitants, que nous sommes, semblent être les protagonistes de conflits confrontant des prescriptions normatives répondant à des logiques techniques, issues de la pensée de l’ingénieur et de la pensée rationaliste, et des savoirs habitants héritiers de transmissions sociales et culturelles. Les uns imposent des cadres performants pour autant que l’on s’y soumette. Les autres s’apparentent à un bricolage imparfait, mais porteur de sens et de symbolique.
Au quotidien, les habitants investissent leurs logements et résolvent ces conflits par la mise en place d’usages d’appropriation du chez-soi, d’habitudes, de façons de faire. Malgré une structuration normative très forte des usages, nos modes d’habiter, expressions de notre appartenance sociale et culturelle, trouvent à s’immiscer dans les failles ou les espaces laissés vacants par des objets techniques de plus en plus sophistiqués. Ils mettent ainsi en œuvre ce qu’il est possible d’appeler « l’intelligence énergétique ».
Il est possible d’en décrire les caractéristiques à partir d’une analyse des constructions normatives socio-techniques qui structurent fortement la nature même des usages – les normes de confort et les valeurs de contrôle et de productivité. L’objectif est alors de poser « l’intelligence énergétique » comme étant le fruit de la négociation opérée par les habitants entre leurs propres savoir-faire et le donné technique propre à toute habitation moderne [1].
Une certaine idée de son confort
La notion de confort est un objet complexe qui, depuis le XIXe siècle, évolue en suivant les processus d’urbanisation, de sophistication technique, mais aussi selon le rapport à l’intime et aux relations familiales (Le Goff 1994). Adossée à la question de l’énergie, sa définition est souvent d’abord pensée de manière plus restreinte, la réduisant au seul confort thermique – autrement dit, impliquant de n’avoir ni trop chaud ni trop froid dans un espace.
Le confort a été fortement investi d’une dimension technique, issue de la culture des ingénieurs et des architectes, le définissant comme le contrôle artificiel d’un environnement pour affranchir les habitants de la dépendance du climat (Cooper 1982). L’espace habité fut pendant longtemps pensé comme devant répondre à des normes physiologiques de température, d’humidité et de mouvement de l’air.
Dans les années 1980 et 1990, alors qu’émergent la sociologie et l’anthropologie des usages (Paul-Lévy et Ségaud 1983), l’on observe que ces normes de confort trop rigides et mal adaptées, imposées au secteur du bâtiment, entrent en conflit avec des usages domestiques. Comme le remarquait alors Philippe Dard :
« On observe ainsi que plus on affirme des conditions physiques optimales de confort thermique, plus on établit une référence objective pour apprécier les techniques de chauffage et plus on favorise les conditions d’un décalage entre les pratiques réelles des individus et les valeurs sociales auxquelles ceux-ci doivent se référer pour examiner leurs appréciations ou faire valoir leurs droits. » (Dard 1982, p. 132)
Un certain nombre de travaux récents (Subrémon 2009 et 2010) ont permis d’observer que, malgré l’installation de systèmes techniques, pour certains perfectionnés, en hiver, les variations de température à l’intérieur des logements demeurent. Cette variabilité n’est pas toujours reconnue de prime abord par les habitants eux-mêmes, malgré l’évidence du phénomène. Il arrive que la confiance en la technique existe au point qu’il paraît absurde, voire déplacé, de considérer que la température de son logement puisse être différente de celle indiquée sur le thermostat. Ainsi, il n’est pas rare qu’à la question : quelle température fait-il chez vous ? La réponse consiste à lire, in situ, la température indiquée sur le cadran. Les enquêtes empiriques (Subrémon 2009) ont révélé que cette première affirmation ne résiste pas aux relances interrogatives et à la visite des logements. Au contraire, se révèlent des territoires climatiques (espaces au sein d’un même logement où l’on observe des variations notables de la température, de l’humidité, de la luminosité, etc.) qui compartimentent le logement au point d’organiser spatialement les activités domestiques et la vie du ménage et parfois même d’exclure certaines pièces à certaines saisons. Ces caractéristiques climatiques sont bien connues et délimitées par les habitants.
En outre, la norme thermique d’une vingtaine de degrés est uniformément acquise. Invariablement, les températures de chauffage déclarées par les habitants s’élèvent entre 19 °C et 21 °C. Cette conformité affichée est assurément une réponse à une prescription technique sur la définition du confort des habitants.
La plupart des habitants rencontrés cherchent tout de même à éviter l’inconfort thermique. Aussi, ils expérimentent rapidement les limites techniques de leurs appareils et leurs installations : l’isolation, quelle que soit sa qualité, ne fait jamais de la maison un espace tout à fait extrait de l’extérieur ; l’orientation de la maison implique aussi une variation climatique évidente ; la qualité des dispositifs de chauffage n’assure pas une dispersion d’un air chaud uniforme. Ainsi, certaines pièces sont humides, sombres, plus froides que d’autres. Le chauffage, même d’appoint, n’est dans tous les cas jamais suffisant. Pour se préserver et garder la chaleur intérieure, des aménagements sont réalisés et participent à la construction du climat intérieur (Subrémon 2010) : en hiver, notamment, on privilégie l’installation à plusieurs dans une même pièce, on s’habille davantage, on se couvre le corps et calfeutre la maison et ses ouvertures (portes, volets, rideaux aux fenêtres), et enfin on privilégie les plats et les boissons chaudes.
Économie domestique et consommation d’énergie
Depuis les années 1950, l’introduction des valeurs économiques – gestion du temps et productivité – dans la sphère domestique par un équipement ménager sophistiqué constitue un autre ensemble normatif qui influe sur le contenu des usages domestiques. Des travaux récents sur la climatisation (Ackermann 2002) et le confort domestique (Shove 2003) ont permis de rendre compte de la façon dont ces valeurs se sont imposées dans l’espace domestique.
Ceux-ci démontrent que les appareils techniques sont, aujourd’hui plus que jamais, chargés de faire gagner du temps et minimiser les efforts nécessaires pour réaliser les tâches domestiques. Il s’agit de permettre aux individus, par l’acquisition d’équipements d’électroménagers, d’acquérir une compétence nouvelle : celle de la gestion du temps domestique. Or il est désormais largement admis que cette acquisition d’appareils ménagers n’a certainement pas soulagé les femmes, encore presque exclusivement chargées du maintien du propre et du rangement dans l’espace domestique (Kaufman 2000). Cela a plutôt eu pour conséquence de spécialiser leurs tâches en les compartimentant, modifiant en profondeur le travail domestique, qui ne fait que suivre une évolution plus large, bien connue par la sociologie du travail et du genre (Denèfle 1989).
L’emploi du temps des membres d’un foyer, l’inventaire de leurs appareils domestiques, la répartition des tâches au sein d’une même famille révèlent que les tâches d’entretien de la maison et de soin apporté aux enfants s’inscrivent dans une inertie sociale que le discours en faveur du progrès technique tendrait à remettre en question (Subrémon 2009). Malgré la multiplication des appareils et leur performance, les femmes ne sont en rien libérées des tâches ménagères. Au contraire, elles sont toujours en charge (presque exclusive) de l’essentiel de ces tâches : l’entretien de la maison, les courses, le ravitaillement, le soin aux enfants. Toutes attestent d’un rythme de vie rapide pour satisfaire leur volonté de tout faire : travailler, être présente à la maison et s’attacher à certaines tâches. Les logements sont, le plus souvent, équipés d’appareils aujourd’hui devenus ordinaires : le lave-linge, le réfrigérateur, le congélateur, parfois le lave-vaisselle et le sèche-linge, la cuisinière et souvent le four à micro-ondes. Malgré les apparences, si cet équipement en machines perfectionnées décharge les femmes de la pénibilité du travail ménager, il ne les soulage pas en temps.
Sur le plan spécifique de l’énergie, la multiplication de ces appareils implique un nouveau statut féminin qui s’apparente à une sorte d’ingénierie domestique, normalisant un peu plus les manières de faire et pesant sur leur facture globale d’énergie consommée. Dans les années 1950 et 1960 en particulier, l’adoption d’appareils électroménagers par les femmes implique une modification des façons de faire la cuisine, de conserver les aliments, de nettoyer son logement, etc. Les campagnes d’électrification des logements, notamment, s’accompagnaient de l’introduction de nouveaux appareils (cuisinières électriques, au gaz, réfrigérateurs, congélateurs, etc.) censés équiper les ménages ou remplacer les appareils considérés comme obsolètes. Cette adoption massive de nouveaux appareils, et donc de nouveaux usages, par injonction teintée d’hygiénisme, a profondément marqué, en le normalisant, le travail domestique féminin (Bulletin d’histoire de l’électricité 1992).
L’intelligence énergétique : un espace laissé vacant par la technique
L’étude du contexte socio-technique des usages de l’énergie donne à voir à la fois des effets extrêmement structurants sur les pratiques professionnelles des ingénieurs, des architectes, et sur les pratiques domestiques. Ces dernières cherchent, tout particulièrement, à se conformer à une offre technique et un discours prescripteur censés les orienter vers la sobriété énergétique et la bonne gestion de la vie domestique. De façon concomitante, les pratiques quotidiennes expriment un écart par rapport à ces injonctions, écart vécu ou non comme une prise de distance réflexive, et qui est, pour partie, l’expression d’un savoir habitant spécifique (de Certeau 1990 et 1994) appelé ici « l’intelligence énergétique » (Subrémon 2009). Celle-ci désigne la connaissance précise que l’on acquiert à habiter un lieu (sa maison, son espace géographique, physique, climatique) au regard de sa consommation d’énergie. Ce savoir énergétique consiste à conjuguer dans un ensemble de pratiques quotidiennes un « faire soi-même », plutôt qu’un recours exclusif à des appareils électroménagers fonctionnant de façon autonome et à des manipulations techniques d’objets complexes auxquels on délègue une partie de la production de son confort domestique.
Au-delà d’un savoir expert, rationnel, « l’intelligence énergétique » est une intelligence à habiter l’espace (espace intime, espace familial et social). Il s’agit moins d’une capacité cérébrale que d’une capacité sensible et tangible : une connaissance fine de l’espace que l’on habite et d’une offre technique disponible que l’on mobilise avec plus ou moins d’adresse. C’est comprendre l’espace qui est le sien, en ouvrant les possibles à de multiples traductions de l’action par l’articulation quotidienne de prescriptions normatives à ses modes d’habiter socialement et culturellement ancrés.
« L’intelligence énergétique » est enfin une proposition qui pourrait ouvrir la voie à penser l’innovation sociale comme une réaction aux interstices laissés vacants par les limites intrinsèques des normes techniques.
Bibliographie
- Ackermann, M. E. 2002. Cool Comfort : America’s Romance with Air Conditioning, Washington, DC : Smithsonian Institution Press.
- Bulletin d’histoire de l’électricité. 1992. « La femme et l’électricité », n° 19-20.
- de Certeau, M. 1990 et 1994. L’Invention du quotidien, tomes I et II, Paris : Folio.
- Cooper, I. 1982. « Comfort and Energy Conservation : A Need for Reconciliation ? », Energy and Buildings, vol. 5, n° 2, p. 83-87.
- Dard, P. 1986. Quand l’énergie se domestique. Observation sur dix ans d’expériences et d’innovations thermiques dans l’habitat, Paris : Plan Construction Architecture.
- Denèfle, S. 1989. « Tant qu’il y aura du linge à laver… », Terrain, n° 12, p. 15-26.
- Kaufman, J.-C. 2000. « Moulinex libère la femme ? », catalogue de l’exposition Les bons génies de la vie domestique, Paris : Centre Georges-Pompidou.
- Le Goff, O. 1994. L’Invention du confort. Naissance d’une forme sociale, Lyon : Presses universitaires de Lyon.
- Paul-Lévy, F. et Ségaud, M. 1983. Anthropologie de l’espace, Paris : Centre Georges-Pompidou.
- Shove, E. 2003. Comfort, Cleanliness and Convenience : The Social Organisation of Normality, Oxford : Berg.
- Subrémon, H. 2009. Habiter avec l’énergie. Pour une anthropologie sensible de la consommation d’énergie, thèse de doctorat de sociologie, université Paris-Ouest Nanterre La Défense.
- Subrémon, H. 2010. « Le climat du chez-soi : une fabrication saisonnière », Ethnologie française, vol. 40, n° 4, p. 707-714.
- Subrémon, H. 2011. L’Anthropologie des usages de l’énergie. Un état des lieux, Paris : Éditions Recherche du PUCA.