C’est dans un contexte de crise alimentaire qu’émergent les cantines bio au début des années 2000 à Paris et en région, notamment en Bretagne et en Provence-Alpes-Côte d’Azur. Le but de ces initiatives locales est d’améliorer la qualité des repas servis dans les écoles en introduisant dans les menus des produits « bio » ou certifiés. Certaines de ces initiatives ont poussé assez loin le concept, passant d’opérations ponctuelles (journées « bio », pain « bio ») à des repas composés majoritairement de produits issus de l’agriculture biologique. À titre indicatif, on estimait en 2011 que 1 % des restaurants collectifs (scolaires inclus) proposaient tous les jours des menus entièrement bio et que 11 % d’entre eux proposaient tous les jours un ou plusieurs produits bio (Agence Bio 2011).
Aux origines des cantines bio : qualité, éducation et agriculture de proximité
Construites le plus souvent par des personnes engagées et dans une perspective holistique, les cantines bio s’apparentent aux démarches de services de restauration scolaire durable, définis par Morgan et Sonnino (2007) comme des services de restauration basés sur trois principes :
- servir une alimentation fraîche et nutritive ;
- concevoir l’alimentation comme la résultante d’un processus de négociation s’effectuant à l’échelle de l’école toute entière ;
- s’approvisionner autant que possible localement en respectant la saisonnalité.
Cette définition, tirée d’études de cas approfondies en Europe et aux États-Unis, illustre les attentes et les enjeux de la restauration scolaire. Ils s’expriment avec une acuité différenciée dans des pays aux politiques et pratiques différents, mais les préoccupations convergent sur de nombreux points : qualité nutritionnelle des repas (lutte contre l’obésité), réappropriation de la fonction alimentaire par la communauté scolaire (lutte contre des rationalités industrielles et économiques dominantes), éducation au goût, développement des agricultures locales et soutien à l’agriculture biologique.
Les enjeux sont donc multiples et reliés les uns aux autres. L’idée principale est que la réussite de ces initiatives repose sur leur appropriation par les différents membres de la communauté scolaire : personnel de cuisine, administrations responsables des écoles, enseignants, élèves, parents d’élèves, etc. La plupart de ces initiatives s’appuient sur les « alternative food networks », ou réseaux d’alimentation alternatifs, qui promeuvent le développement d’offres alimentaires alternatives aux offres industrielles standardisées [1] (Murdoch et al. 2000 ; Renting et al. 2003).
L’un des principaux objectifs de ces premières initiatives était le soutien et la promotion de l’agriculture biologique en tant que mode de production respectueuse des territoires et des consommateurs. Mais la mise à l’agenda politique des questions environnementales viendra institutionnaliser ces démarches pionnières pour les diffuser à large échelle, au risque de perdre les ambitions initiales.
Les cantines bio, leviers du développement durable à l’échelle nationale
Le déploiement du Grenelle de l’environnement en 2007, comme processus de consultation et comme cadre réglementaire (lois Grenelle 1 et 2, 2009 et 2010), a identifié l’approvisionnement des restaurants collectifs comme un levier possible de mise en œuvre de la politique environnementale nationale ayant trait à l’agriculture. La restauration collective constituant un débouché stable pour les agriculteurs, l’idée est de favoriser une expansion de la surface agricole dédiée à l’agriculture biologique, avec tout ce que cela peut induire comme conséquences positives – par exemple, en termes de maintien de la biodiversité et de protection contre les pollutions agricoles des ressources en eau. Aussi, le législateur a imposé à l’État et aux collectivités territoriales l’exemplarité en la matière, en fixant, pour les services de restauration collective, un approvisionnement en produits biologiques minimum de 20 % en 2012.
Cette injonction a conduit l’ensemble des acteurs de la restauration collective publique à essayer de mettre en place une organisation leur permettant de se mettre le plus possible en conformité avec la loi. Mais convertir ne serait-ce qu’une petite part de l’approvisionnement au bio est un parcours semé d’embûches techniques (en termes de droit, d’approvisionnement, d’équipement, etc.), institutionnelles (coordination des acteurs, organisation des filières) et territoriales (articulation d’échelles du local au global et des relations de proximité et de distance, ancrage de circuits d’approvisionnement, etc.).
Par ailleurs, cette injonction d’approvisionnement en produits biologiques s’accompagne d’une deuxième obligation, celle de recourir :
« pour une part identique, à des produits saisonniers, des produits à faible impact environnemental, eu égard à leurs conditions de production et de distribution, des produits sous signe d’identification de la qualité et de l’origine ou des produits issus d’exploitations engagées dans une démarche de certification environnementale. » (loi Grenelle 1, 2009, article 48)
La loi du 27 juillet 2010 sur la modernisation de l’agriculture (article 1) vient compléter la politique des Grenelle 1 et 2 en encourageant explicitement les collectivités à recourir aux « circuits courts », entendus ici au sens de la définition du ministère de l’Agriculture et de la pêche (2009), comme des processus de vente directe ou comprenant un intermédiaire au plus. Notons que cette définition ne donne aucune indication de distance kilométrique entre les intermédiaires.
L’objectif est donc triple : d’une part, favoriser la production agricole biologique ; d’autre part, soutenir la production qualifiée de type AOC ou en voie de certification ; et enfin, mais à mots couverts (le code des marchés publics ne le permettant pas), aider les produits régionaux par le biais de la contrainte saisonnière (ou, plus précisément, aider les produits qui ne sont saisonniers que s’ils sont produits dans des dispositifs non hors champ – les tomates sous serre d’Espagne ou de Hollande en hiver restent produites localement).
Produits bio et… de proximité
Idéalement, les produits servis en cantine seraient donc bio et « locaux ». Si l’argument le plus couramment avancé est celui de la performance en termes de coûts carbone, celui-ci est loin d’être prouvé, l’approvisionnement en circuits courts n’étant pas nécessairement plus efficace qu’à longue distance. À l’inverse, l’argument du maintien et du développement d’une agriculture saine et ancrée dans les terroirs apparaît plus structurant (Schlich et al. 2006).
Mais l’un des freins à l’approvisionnement local réside dans le code de marché public, qui empêche toute indication de préférence de provenance nationale ou locale des produits. Le récent décret du 25 août 2011 est venu corriger un peu cela en permettant d’intégrer aux critères d’attribution du marché des éléments tels que :
« les performances en matière de protection de l’environnement, les performances en matière de développement des approvisionnements directs de produits de l’agriculture, les performances en matière d’insertion professionnelle des publics en difficulté, le coût global d’utilisation, la rentabilité, le caractère innovant, le service après-vente et l’assistance technique, la date de livraison, le délai de livraison ou d’exécution. » (Article 53)
Reste que servir des repas dans l’esprit « cantine bio » n’est pas une mince affaire, en particulier lorsque cela s’effectue en relation directe avec les producteurs. Gérer le surcoût des repas, identifier les sources d’approvisionnement et les stabiliser, composer avec les contraintes de la législation relative aux marchés publics (impossibilité de la préférence nationale) sont des ingrédients essentiels à la réussite du projet. Cela demande un réajustement des métiers de préparation des produits concernés (produits bruts, cuisson des produits bio, etc.), d’organisation des cuisines, en particulier lorsqu’elles sont centrales et qu’elles approvisionnent plusieurs restaurants scolaires (séparation des stockages et des préparations bio et non-bio) [2]. Il s’agit aussi d’organiser les filières de production et de transformation des produits qui n’étaient jusqu’ici pas spécifiquement orientées vers la restauration collective, dont la demande est très spécifique (grande quantité, régularité, praticité, conformité, etc.).
Du bio au local : vers une dilution de l’objectif initial ?
Force est de constater que la production en agriculture biologique en France est, pour le moment, insuffisante pour répondre à la demande créée par la loi. L’Agence Bio signale, par exemple, que près de 40 % des produits bio consommés en France sont importés (Agence Bio 2009). On observe, par conséquent, dans les discours et dans les pratiques, un glissement du bio au local. Une étude récente effectuée auprès de gestionnaires de restaurants collectifs (scolaires entre autres) dans le 10e arrondissement de Paris a mis en évidence un manque de sensibilisation des acteurs sur le terrain, alors que l’implication de ces mêmes acteurs est cruciale (Ait Ahmed Si 2011). Le manque de connaissances de ces derniers du contexte et des objectifs du développement de l’approvisionnement en bio et/ou local, le déficit d’information, voire l’ignorance, des produits issus des cultures bio et locales constaté témoignent du désintérêt de ces acteurs, alors qu’ils devraient être au cœur du dispositif. Un certain dépit s’observe même chez des cantiniers, qui ont le sentiment que le manger bio/local leur est imposé et que, à juste titre, leur pratique favorise plus l’importation de produits bio plutôt que l’agriculture bio locale.
La diffusion du modèle à large échelle [3], a priori louable, semble donc souffrir d’une simplification des pratiques et des discours focalisés sur l’objectif des 20 % à atteindre. Le sens initial du mouvement porté par les pionniers se perd. Les années à venir diront si l’achat public aura constitué un levier de développement et de maintien de l’agriculture locale (entre autres, bio). Elles diront également si la politique des cantines bio a pu contribuer à recréer le lien initialement recherché entre l’agriculture et ses consommateurs.
Bibliographie
- Ait Ahmed Si, H. 2011. « La restauration collective comme levier de maintien de l’agriculture périurbaine : le cas du 10ème arrondissement de Paris », Rapport de stage, Paris : INRA SADAPT (Proximités).
- Agence Bio (Agence française pour le développement et la promotion de l’agriculture biologique). 2009. L’agriculture biologique. Chiffres clés, Montreuil : Agence Bio.
- Agence Bio. 2011. Observatoire 2011 des produits biologiques en restauration collective, Montreuil : Agence Bio.
- Barnier, M. 2007. Agriculture biologique : Horizon 2012, Grand conseil d’orientation de l’Agence Bio, 12 septembre, Paris : ministère de l’Agriculture et de la pêche.
- Ilbery, B. et Maye, D. 2005. « Alternative or conventional ? An examination of specialist livestock production systems in the Scottish–English borders », in Essex, S., Gilg, A. et Yarwood, R. (dir.), Rural change and sustainability : agriculture, the environment and communities, Wallingford : CABI, p. 85-106.
- Ministère de l’Agriculture et de la pêche. 2009. « Rapport du groupe de travail “Circuits courts de commercialisation” », mars.
- Morgan, K. et Sonnino, R. 2008. The School Food Revolution : Public Food and the Challenge of Sustainable Development, Londres : Earthscan.
- Murdoch, J., Marsden, T. et Banks, J. 2000. « Quality, nature, and embeddedness : some theoretical considerations in the context of the food sector », Economic Geography, vol. 76, n° 2, p. 107-125.
- Renting, H., Marsden, T. K. et Banks, J. 2003. « Understanding alternative food networks : exploring the role of short food supply chains in rural development », Environment and Planning A, vol. 35, n° 3, p. 393-411.
- Schlich, E., Biegler, I., Hardtert, B., Luz, M., Schröder, S., Schroeber, J. et Winnebeck, S. 2006. « La consommation d’énergie finale de différents produits alimentaire : un essai de comparaison », Courrier de l’environnement de l’INRA, n° 53, p. 111-120.