Les formes de la mobilisation électorale se sont transformées en ce qu’elle s’appuie de plus en plus sur les réseaux sociaux et plus largement sur Internet. Pour autant, les répertoires de campagne présentent des invariants. Faire campagne c’est toujours, aujourd’hui comme hier, « serrer les mains et tenir les murs » (Offerlé 1993). La campagne présidentielle est fondée, d’élection en élection, sur une figure immuable et imposée : la rencontre du candidat avec les électeurs dans les « territoires » au « plus près » des « réalités ». La « proximité » est ainsi érigée en mot d’ordre central dans un contexte de « crise de la représentation » pensée comme le produit d’un éloignement entre les élites et les citoyens (Le Bart et Lefebvre 2005).
Le moment électoral est marqué par un double mouvement : la construction d’une légitimité politique qui implique une mise à distance (le candidat incarne une forme d’altérité, il est « distingué [1] » par son programme, sa personnalité, ses compétences…) mais aussi par un rapprochement, en forme d’antidote symbolique (le candidat prétend à la représentation parce que l’électeur peut s’identifier à lui). Ce travail de proximité prend des formes diverses. Il passe par une communication qui vise à favoriser l’identification [2], mais aussi par les déplacements locaux. S’extraire de Paris, lieu du pouvoir, sillonner les « territoires » et s’y immerger, multiplier les contacts avec les citoyens « ordinaires », c’est marquer une forme de proximité puisque le local en est l’expression naturalisée. Les prétendants à l’élection n’entrent en interaction qu’avec une infime proportion des électeurs alors qu’ils en touchent des milliers à travers les médias et les réseaux sociaux. Il s’agit moins d’être proche que d’accréditer une proximité que les médias relaient mais dont ils déconstruisent aussi de plus en plus l’authenticité. Les déplacements et les tournées électorales sont pourtant un temps incontournable.
Où se rendent les candidats ? Comment ? Selon quelles logiques ? Pour quels effets électoraux anticipés ? Cet article s’appuie sur une analyse des réseaux sociaux des candidats (Facebook et Twitter), le dépouillement de la presse locale et nationale et une série d’entretiens avec des membres de plusieurs équipes de campagne.
Un répertoire de campagne largement partagé
Le temps du candidat en campagne, rationalisé, est partagé entre participation à des émissions ou débats télévisés, mobilisation militante, meetings, auditions par des groupes d’intérêt mais aussi déplacements en province. Faire campagne, c’est baliser le territoire national à la rencontre des citoyens et des électeurs et mettre en récit ce parcours. Anne Hidalgo, dans la vidéo d’accueil de son site de campagne [3], exprime ainsi ce qu’est la campagne pour la plupart des candidats :
J’ai parcouru des milliers de kilomètres de Grignan à Avignon, de Douai à Aubenas, de Frontignan au Creusot, de Montpellier à Rennes, de Lille à Perpignan, partout accompagné de mon équipe, cette formidable équipe de France des maires et des élus, grâce à laquelle j’ai eu la chance de rencontrer des centaines d’entre vous, des jeunes et des moins jeunes, vivant en ville petite ou grande, à la campagne, des infirmiers, des professeurs, des agriculteurs, des cadres, des ouvriers et des employés et de trop nombreuses personnes sans emploi, la France dans sa diversité. Je vous ai écouté, j’ai recueilli vos témoignages, vos peurs et vos désirs et grâce à vous j’ai mûri mon projet pour la France.
À la fin de la campagne, la maire de Paris a fait une centaine de déplacements hors de la capitale, visitant la moitié des départements [4]. La campagne de Valérie Pécresse qui s’appuie, elle aussi, sur un dense réseau d’élus locaux, est proche dans son déroulement de celle d’Anne Hidalgo. L’étude de son agenda fait apparaître plusieurs déplacements par semaine. Elle enchaîne en février la Vendée (le 18), les Alpes-Maritimes (le 21), la Manche (le 25) et mi-mars, à un rythme effréné, les villes de Meaux (le 16), Nîmes (le 17), Toulouse (le 18) et Vannes (le 19).
Le registre de la proximité est aussi très présent dans la campagne d’Emmanuel Macron. Mobilisé par la gestion de la crise ukrainienne, le président-candidat déclare : je serai « président autant que je le dois » et « candidat autant que je le peux ». Il déclare sa candidature dans une lettre adressée à la PQR (presse quotidienne régionale) qui regroupe en France cinquante-cinq titres en métropole et 43 millions de lecteurs par mois. Il livre une campagne éclair, entre surplomb institutionnel et proximité (avec un slogan éloquent : « avec vous »). S’il refuse de se confronter à ses adversaires politiques, il entend « parler directement aux Français » et axe sa campagne, parcimonieuse, sur les visites de terrain et les rencontres citoyennes que son équipe nomme « conversation avec les Français ». Il essaie ce faisant de retrouver l’esprit participatif du grand débat public qu’il avait engagé en janvier 2019 pour sortir de la crise des gilets jaunes. Marine Le Pen met quant à elle en récit une campagne d’« hyper-proximité » à l’ancienne, centrée sur les villes moyennes et les communes rurales où les « Français ne voient jamais de politique », comme elle le déclare le 5 mars sur sa page Facebook.
Les « séquences de proximité » obéissent à des codes bien établis et des formats routinisés/routiniers : visites d’usines, marchés, rendez-vous avec des associations ou des commerçants, apéros avec des militants, remises de gerbe sur des monuments, selfies… Mais les candidats cherchent aussi à réinventer et à réenchanter cette proximité. La campagne de Marine Le Pen est largement fondée sur l’opération « 5 000 marchés », construite autour d’un réseau de treize bus flanqués de l’image de la candidate et qui sillonnent le pays et affichent une présence lors des marchés. La candidate est convoyée par ses bus lors de ses sorties « terrain ». Yannick Jadot met en avant une nouvelle manière de faire campagne autour d’un label de réunion publique que son équipe a forgé, « la tournée des possibles ». Il s’agit d’organiser des réunions électorales et des « rencontres citoyennes » en plein air dans l’espace public urbain (places emblématiques, lieux de passages, centre-ville…) pour sortir de l’entre-soi des meetings et pour provoquer des rencontres en investissant la rue [5]. Le dispositif est basique : une estrade facilement montable, des kakémonos à l’effigie du candidat, une sonorisation. Dans une campagne qui n’a pas été menée à son terme, Arnaud Montebourg cherche à entrer en contact avec les voyageurs dans les trains TER…
Rares sont les candidats au final qui ne sacrifient pas au folklore de la proximité. Jean-Luc Mélenchon privilégie clairement les émissions de télévision et les grands événements (meetings ou marches) [6]. Ces derniers, construits comme des démonstrations de force, sont censés édifier l’opinion, affirmer une légitimité programmatique et idéologique renforcée par les qualités oratoires du candidat et mettre en scène des innovations technologiques pour capter l’attention des médias (meeting olfactif ou hologrammes). Les cadres de l’Union populaire l’assument : la proximité est une forme dépolitisée de faire campagne dont le « bénéfice visibilité » est peu rentable [7]. Éric Zemmour accorde lui aussi une importance centrale aux meetings. Celui qui lance sa campagne à Villepinte le 5 décembre 2021 mobilise plus de 10 000 spectateurs. Mais il ne néglige pas, pour éviter d’apparaître hors sol, les rencontres de terrain médiatisées sur les réseaux sociaux.
Une proximité maîtrisée et rationalisée
Les « rencontres » avec les électeurs n’ont rien de spontané. Elles permettent de rationaliser un déplacement lié à un meeting (les candidats peuvent rarement s’absenter de Paris plus de deux jours au risque de manquer des opportunités médiatiques). Elles contribuent à multiplier les événements à l’agenda et à donner corps à l’idée d’une campagne active. Les déplacements sont plus nombreux en début de campagne, à un moment où les candidats sont encore maîtres de leur agenda (les émissions de télévision ou les auditions par les groupes d’intérêt exercent alors de faibles contraintes). Les sorties « terrain » sont parfois liées à une actualité spécifique : journée des femmes, salon de l’Agriculture, etc. Elles touchent ainsi des clientèles ciblées (chasseurs, agriculteurs, monde de la culture, ouvriers en luttes, pieds noirs) à travers des déplacements qui peuvent être thématisés (autour de l’agriculture, la pêche, l’environnement…), ce qui permet d’attirer des journalistes de la presse nationale. La proximité n’a de sens que parce qu’elle est donnée à voir et son impact démultiplié à travers sa médiatisation. La presse locale est largement ciblée. Les titres locaux saisissent l’opportunité du déplacement pour des rencontres avec leurs électeurs qui sont devenues un format de campagne standardisé.
Les candidats ne se rendent d’ailleurs pas n’importe où mais en terrain connu et balisé. Les équipes de campagne qui montent soigneusement les déplacements s’appuient sur des réseaux de militants ou d’élus. Anne Hidalgo et Valérie Pécresse s’adossent sur ceux, denses, des élus de leur parti respectif. La maire de Paris prend appui sur le maillage puissant des maires du Parti socialiste qu’elle fédère sous le label « équipe de France des maires ». De la même manière, les déplacements de Marine Le Pen sont calqués sur le mince réseau d’élus du Rassemblement national, qui ne comporte aucune grande ville à part Perpignan.
Le choix de la proximité répond aussi à des contraintes budgétaires. Faire campagne sur le terrain est en cela une manière d’optimiser des budgets de campagne contraints. Les « petits » déplacements coûtent beaucoup moins chers que les « grands » meetings. La division à gauche et les risques de ne pas dépasser les 5 % au premier tour déclenchant le financement public de la campagne incitent particulièrement les candidats à la prudence. Anne Hidalgo fait ainsi une campagne « low cost [8] », qui vise à ne pas dépasser les 4 millions d’euros, largement financée par les fédérations du parti, plus riches que le siège. La campagne de Fabien Roussel ne s’appuie que sur huit personnes salariées (alors qu’ils sont une cinquantaine dans l’équipe de Jean-Luc Mélenchon). Marine Le Pen oppose sa campagne d’hyper-proximité au « gigantisme » des meetings de son rival Éric Zemmour, mais elle fait de nécessité vertu car elle ne peut dépenser sans compter. Le Rassemblement national a en effet terminé l’année 2020 avec une dette de près de 24 millions d’euros et a peiné à obtenir un prêt bancaire pour financer sa campagne. Les styles et modalités du faire campagne restent donc fortement déductibles des ressources mobilisables et des positions institutionnelles occupées par les partis.
Une rationalité électorale limitée
Le travail de proximité est rationalisé et maîtrisé, mais il n’en demeure pas moins « bricolé », et sa rationalité électorale est limitée (Godmer 2021). Quelle efficacité les acteurs politiques en campagne prêtent-ils à un travail de terrain dont les retombées en termes d’efficacité électorale sont très hypothétiques ? Que valent en effet les rencontres sur le terrain quand un débat télévisé permet de toucher des centaines de milliers d’électeurs ? Les acteurs politiques croient-ils au mythe du travail de terrain qu’ils participent à entretenir ? Comme le montrent les entretiens réalisés, ils ne sont pas dupes des limites de cette dimension du travail électoral, même s’ils prétendent ne pas pouvoir s’y soustraire tant elle relève d’une norme bien établie. La proximité ne fait sens que dans le cadre d’une communication politique plus globale.
Anne Hidalgo joue la carte du territoire pour retourner le stigmate de la « Parisienne ». Fabien Roussel se présente d’autant plus comme « le candidat des territoires », des petites villes et de la « ruralité négligée » qu’il prend pour cible l’écologie des « bobos » urbains. La campagne « horizontale » d’Emmanuel Macron vise à atténuer son image de président jupitérien ou « déconnecté » (l’expression est de Xavier Bertrand). Les équipes de campagne sont aussi bien conscientes que ce travail a des effets surtout indirects et vise des publics internes. Valérie Pécresse cherche d’abord sur le terrain à rassembler élus et militants derrière sa candidature après la primaire de droite. Le « terrain » vise enfin à mobiliser les militants, à les « galvaniser [9] » et à les rétribuer symboliquement par la présence du candidat même si le candidat n’a pas le don d’ubiquité. « Tout le monde veut que le candidat soit partout, il faut gérer les frustrations, les cadres locaux considèrent tous que la priorité, c’est eux », souligne le directeur de cabinet de Fabien Roussel [10].
La présence sur le terrain et les interactions présentielles qu’elle génère, même si elles sont fortement cadrées, comportent une part de risque liée à l’accessibilité et à la mise en vulnérabilité du candidat. Les candidats intègrent les risques inhérents à cette exposition. L’expression est devenue commune : la proximité, c’est être à « portée d’engueulade ». Le contact peut se muer en invective et être contre-productif quand il produit de mauvaises images (Éric Zemmour reçoit un œuf sur la tête, Marine Le Pen est malmenée lors de son premier déplacement en Guadeloupe, Emmanuel Macron est invectivé lors d’une émission de France Bleu). Et parfois, la mobilisation n’est pas au rendez-vous sur le terrain, ce qui a donné à la presse l’occasion de souligner le peu d’affluence des sorties d’Anne Hidalgo ou des réunions de la « tournée des possibles » de Yannick Jadot [11].
Inversement, trop maîtriser les relations, c’est s’exposer aux regards critiques des médias, enclins à dévoiler l’inauthenticité et l’artificialité des relations de proximité. Le déplacement peut alors produire des effets négatifs quand il est trop cadré et sécurisé. Une émission comme Quotidien sur TMC moque d’ailleurs en permanence les « pseudos rencontres » avec les « vrais gens » et s’insinue systématiquement dans les coulisses des sorties de terrain. À Moissac, une enquête journalistique montre que les « clients » rencontrés dans une station essence par Éric Zemmour pour évoquer les prix de l’énergie étaient en réalité des militants proches du candidat [12]. Quand Emmanuel Macron se rend pour sa première rencontre citoyenne de campagne, à Poissy (Yvelines), dont le maire Karl Olive (ex-Les Républicains) est un proche, une enquête de France Inter [13] révèle que l’échange présenté comme « libre » a été soigneusement préparé en amont. Pour contrer l’image d’une campagne verrouillée, le candidat change de méthode quelques jours plus tard dans un déplacement à Dijon où quatre-vingts journalistes ont été accrédités. Cette fois, l’équipe de campagne met en avant le terme de « déambulation » et les journalistes évoquent un bain de foule. Emmanuel Macron échange « douze » minutes [14] avec un père de famille qui évoque avec une certaine véhémence ses problèmes de pouvoir d’achat… avant de solliciter un selfie du chef de l’État.
Comme notre analyse le confirme, la médiatisation est donc loin d’avoir supprimé les médiations traditionnelles de campagne et le travail de terrain. L’art de l’homme politique en campagne est toujours de « faire avec ce qu’il a » dans un contexte incertain où il ne maîtrise que très partiellement le jeu auquel il participe. Le travail électoral se déploie ainsi sous « un voile d’ignorance » et la méconnaissance des effets qu’il produit ne fait qu’alimenter encore un peu plus les spéculations . Paradoxalement, le développement des techniques les plus sophistiquées de communication politique conduit, non seulement à accroître cette incertitude, mais aussi à survaloriser les techniques de campagne les plus traditionnelles.
Bibliographie
- Desrumaux, C. et Lefebvre, Rémi. 2016. « Pour une sociologie des répertoires d’actions électorales », Politix, n° 113.
- Godmer, L. 2021. Le Travail électoral. Ethnographie d’une campagne à Paris, Paris : L’Harmattan.
- Le Bart, C. et Lefebvre, R. (dir.). 2005. La Proximité en politique. Rhétoriques, usages, pratiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
- Manin, B. 1995. Principes du gouvernement représentatif, Paris : Calmann-Lévy.
- Offerlé, M. 1993. Un homme, une voix ? Histoire du suffrage universel, Paris : Gallimard, 1993.