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Les classes moyennes noires ou la dureté du rêve américain

Épicentre ancien de la ségrégation raciale, les suburbs étasuniennes accueillent désormais davantage d’Afro-Américains. À partir de son enquête sur les banlieues de New York, Orly Clergé montre la grande hétérogénéité et la fragilité des classes moyennes noires dans une société structurée par le racisme.

Recensé : Orly Clergé, The New Noir. Race, Identity & Diaspora in Black Suburbia, Berkeley : University of California Press, 2019, 320 p.

Une figure évocatrice résume les stéréotypes dont font l’objet les Africains-Américains : les ghettos noirs. Le livre d’Orly Clergé vient questionner la réduction des Noirs des États-Unis à un statut social – pauvre – et un espace – les quartiers délabrés situés généralement, de ce côté de l’Atlantique, dans les centres-villes. « La majorité des Noirs aux États-Unis habite maintenant dans les banlieues », écrit-elle, et à New York, « le nombre de familles noires qui [y] vivent a augmenté de 30 % entre 1990 et 2010 » (p. 12).

C’est là, dans ces espaces résidentiels (ces suburbs, que traduit mal le mot français de « banlieue »), qu’Orly Clergé a vécu et mené une enquête auprès d’habitants souvent interloqués de se voir renvoyés aux clichés habituels sur les Noirs, par exemple celui des parents démissionnaires. Ainsi, cette mère de famille raconte avec un certain agacement les compliments que sa voisine blanche lui faisait, étonnée de son investissement dans les activités extrascolaires de son fils – un comportement exemplaire qu’elle ne remarquerait pas chez une mère blanche (p. 172-173).

En consacrant une longue enquête à la classe moyenne noire habitant en banlieue, Orly Clergé fait voler en éclat une autre idée reçue, celle de la « blancheur de suburbia » (p. 231). Et elle soulève, ce faisant, une question d’importance : l’existence d’une classe moyenne noire ayant, semble-t-il, réalisé le rêve américain est-elle le signe que la « ligne de couleur » (Du Bois 2007) s’est véritablement atténuée ?

L’enquête menée au sein de deux espaces de la banlieue new-yorkaise (dans l’arrondissement du Queens et plus à l’est sur Long Island) a permis à la sociologue de recueillir un matériau d’une grande richesse : sur cette base, elle répond par la négative, tout donnant à voir l’ampleur des transformations survenues ces dernières décennies.

La résistible ouverture des suburbs aux Noirs américains

La constitution et la protection de banlieues résidentielles exclusivement blanches ont été depuis la fin du XIXe siècle les manifestations brutales de la ségrégation raciale, qu’elle soit institutionnalisée ou non. Des contrats visant à interdire les ventes de maisons aux Noirs jusqu’aux attaques physiques quand ces « voisins interdits » (forbidden neighbors) s’y aventuraient tout de même, tout a été fait pour les maintenir dehors. Pourtant, ce que Howard Winant (2001) appelle la grande rupture (Great Break), c’est-à-dire la période d’ébranlement liée aux mouvements politiques des années 1950 à 1970, rebat les cartes, de même que la mobilité sociale à laquelle participent les Noirs dans les décennies de l’après-Seconde Guerre mondiale.

La présence de Noirs à Long Island est ancienne. La profondeur historique du livre d’Orly Clergé, qui remonte jusqu’à l’époque oubliée où l’esclavage existait aussi dans le Nord, est à cet égard précieuse, en plus d’être passionnante. Dès l’entre-deux-guerres, raconte-t-elle, des Noirs de Harlem, pour beaucoup artistes et intellectuels, cherchent plus d’espace dans les banlieues, et, loin de Manhattan, des réminiscences de l’atmosphère du Sud d’où beaucoup viennent. Cela ne se fait pas sans heurts et la défense des espaces résidentiels qui, comme l’explique la sociologue, forment « les laboratoires sociaux où l’expérience américaine de la suprématie blanche est testée et réaffirmée » (p. 91), est féroce.

Ce n’est donc qu’après la Seconde Guerre mondiale que des Noirs de classe moyenne, fuyant en grand nombre la pauvreté de Brooklyn et de Harlem, donnent naissance aux quartiers toujours profondément hétérogènes qu’est allée étudier Orly Clergé : Cascades dans le Queens, composé de 77 % de Noirs, et dont le revenu médian par foyer est de 70 174 dollars (50 303 nationalement) et Great Park plus loin à l’est à Long Island, dont la population est formée de 29 % de Noirs, 32 % de Blancs et 32 % de Latinos, avec un revenu médian de 81 315 dollars.

Le rêve américain est-il devenu réalité ? Les habitants noirs qui ont pu, en dépit des obstacles, s’installer dans ces rues tranquilles bordées de maisons individuelles ont toujours, pour beaucoup d’entre eux, la vie dure. Non seulement ils ont été touchés de plein fouet par la récession de 2008, mais les satisfactions du voisinage ne sont jamais entières, leur appartenance au groupe des classes moyennes étant toujours à prouver. « A fish bowl » (p. 238), c’est ainsi qu’un habitant décrit ces quartiers : un bocal à poisson, où les actions ne cessent d’être scrutées et le statut questionné par les élites locales.

Certes, ils détiennent des attributs des classes moyennes, comme le prestige de l’adresse dans une « suburb », un diplôme de l’enseignement supérieur, des professions stables notamment dans le secteur de l’éducation et de la santé. Mais les trajectoires sont heurtées, marquées par des mobilités sociales ascendantes souvent épuisantes, et des déclassements péniblement freinés. Le chapitre 5 offre de ce point de vue de formidables analyses de trajectoires, indissociablement sociales et migratoires. Car, nous rappelle Orly Clergé à travers l’expression de « Black diasporic suburbs », les « Noirs des banlieues » sont en réalité formés de trois groupes aux histoires très différentes : les Noirs issus de la Grande migration des États du Sud, les Jamaïcains et les Haïtiens [1]. Entre 1964 et 1980, 781 213 immigrés arrivent ainsi des Caraïbes et de Haïti, dont la moitié s’installe à New York.

Les « Noirs des banlieues », un groupe hétérogène

Intégrer cette diversité migratoire à l’analyse s’avère crucial. En écho à des travaux publiés en France (Bréant, Chauvin et Portilla 2018), Orly Clergé montre comment les systèmes de stratification sociale actuels s’expliquent par les positions de départ, qui ressortent à la fois ébranlées et renforcées de la migration. Ainsi, des classes supérieures haïtiennes qui fuient la dictature de Duvalier à partir de la fin des années 1950 peinent à retrouver des marqueurs bourgeois dans les banlieues new-yorkaises, tandis que la confrontation avec le racisme aux États-Unis est soudaine et brutale.

Le racisme constitue en effet une expérience commune du groupe. Cependant – et c’est un autre résultat de l’enquête –, loin de produire une identité noire univoque, elle se traduit par une multitude de « consciences raciales ». Et celles-ci ne se déploient pas seulement en fonction des trajectoires migratoires. Orly Clergé complexifie l’équation en mettant en évidence les manières, conditionnées par la classe, d’être noir.

Dans le chapitre 6, elle propose une analyse d’une finesse qui infirme les jugements parfois lapidaires portés en France sur les travaux sur la « race » venus des campus américains. Il faut en réalité les lire de près. Qu’est-ce qu’explique Orly Clergé ? D’abord, que « l’identité raciale est à la fois imposée et auto-définie » (p. 164). Imposée, parce que des catégories raciales continuent d’être produites et entretenues dans la société étasunienne (Bonilla-Silva 2003). Mais aussi définies par les intéressés qui sont les héritiers du mouvement des droits civiques étasunien tout autant que des luttes décoloniales des Caraïbes. C’est alors tout un spectre de rapport à la « blackness » qui se déploie, à partir de trois pôles : selective blackness, pro blackness et post racial blackness. Dans le premier, l’identification en tant que noir se combine avec des efforts constants pour relativiser l’importance de la race, qui se marquent par le refus d’une sociabilité exclusivement noire. L’espoir, toujours déçu, est ainsi d’échapper aux stéréotypes et de pouvoir jouir sereinement de leur statut social. C’est particulièrement le cas de certains Jamaïcains de classe moyenne qui font l’expérience de la hiérarchie étasunienne mais rechignent à développer une forte conscience raciale, conservant une attitude modérée.

Orly Clergé questionne toutefois l’opposition classique entre la conscience plus profonde, plus étroitement liée à l’histoire de la ségrégation étasunienne, des Noirs américains, et des identités caribéennes façonnées par la classe, pour insister sur l’idée d’un continuum. Là encore, l’héritage politique et le poids des trajectoires sont déterminants. Ainsi, des origines populaires se combinent souvent avec un attachement fort à la « blackness », tandis que la nécessité de réaffirmer un statut suite à une expérience migratoire périlleuse peut passer par une identité « post-raciale », c’est-à-dire des efforts, par conscience aiguë du racisme, pour se dissocier radicalement de la blackness et une distanciation par rapport aux Noirs plus pauvres, accusés de se chercher « des excuses ».

L’affaire se complique encore quand, à ces jeux de classement, s’ajoutent les frontières au sein du groupe. On voit ainsi les Noirs américains affirmer leur supériorité morale par rapport à une diaspora qui n’a pas vécu les mêmes luttes, tandis que les Jamaïcains brandissent des marqueurs culturels (comme l’accent britannique) et que les Haïtiens cherchent à contrer les rejets que suscitent leur langue et leur assignation au « pays le plus pauvre de l’hémisphère ouest ».

Au terme d’un long voyage, des Noirs ont finalement rejoint les espaces typiques de la classe moyenne, à quelques kilomètres de Brooklyn, dont certains étaient originaires, et qui est maintenant prisé par les classes moyennes blanches. Dans la conclusion, Orly Clergé raconte ses retrouvailles avec des amis d’université, dont plusieurs, blancs, se plaignent de leurs problèmes de logement. La fête a lieu à Brooklyn, où la gentrification a gagné les quartiers noirs de Bed-Stuy, Crown Heights et même Flatbush où elle-même a grandi avant que sa famille n’achète une maison en banlieue. « C’était étrange d’être dans un appartement avec des gentrifieurs alors que ma famille avait fait partie du “Vieux Brooklyn” » (p. 229) [2]. Avec brio comme à son habitude, avec une pointe d’ironie et pas mal d’humour, elle nous rappelle, pour qui l’aurait oublié, que les frontières raciales et de classe sont changeantes, mais toujours implacables.

Bibliographie

  • Bonilla-Silva, E. 2003. Racism without Racists. Color-Blind Racism and the Persistence of Racial Inequality in the United States, Lanham, MD : Rowman & Littlefield.
  • Bréant, H., Chauvin, S. et Portilla, A. 2018. « Capital social en migration », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 225.
  • Du Bois, W. E. B. 2007. Les Âmes du peuple noir, Paris : La Découverte.
  • Winant, H. 2001. The World is a Ghetto : Race and Democracy since World War II, New York : Basic Books.

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Pour citer cet article :

Sylvie Tissot, « Les classes moyennes noires ou la dureté du rêve américain », Métropolitiques, 4 décembre 2020. URL : https://metropolitiques.eu/Les-classes-moyennes-noires-ou-la-durete-du-reve-americain.html

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