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Enfances blanches et privilégiées dans le Midwest américain

Quelles sont les dimensions spatiales de la domination raciale ? Un ouvrage de la sociologue américaine Margaret Hagerman éclaire la vie de familles blanches et aisées du Midwest en mettant en lumière les processus d’intériorisation par les enfants des privilèges de classe et de race.
Recensé : Margaret A. Hagerman, White Kids : Growing Up with Privilege in a Racially Divided America, New York, New York University Press, 2018, 280 p.

Professeure de sociologie à l’université du Mississippi, Margaret Hagerman nous plonge dans l’étude du phénomène « d’aveuglement à la couleur » (color blindness) des familles blanches et aisées du Midwest américain. Les inégalités raciales demeurent en effet tristement actuelles aux États-Unis, comme le souligne le dernier rapport de l’Académie nationale des sciences américaine : un homme noir a une chance sur mille d’être abattu par un policier (soit 2,5 fois plus de risques qu’un homme blanc), et la précarité des Afro-Américains reste supérieure à celle du reste de la population (PNAS 2019). Derrière le concept d’aveuglement à la couleur, c’est une épistémologie de la domination raciale et des privilèges blancs que l’auteure convoque. Celle-ci souligne que la dimension spatiale de la domination raciale se construit autour des enfants et du noyau familial des familles blanches et aisées du Midwest : depuis le choix du « parfait endroit pour vivre » (chap. 2) à celui des lieux de scolarisation des enfants (chap. 3), en passant par celui des destinations familiales pour les vacances (chap. 5).

En analysant les expériences urbaines d’enfants de familles blanches privilégiées du Midwest, l’auteure se place au croisement des études sur la « blanchité » (whiteness studies) et de celles sur la jeunesse et l’enfance (youth and children studies). Plusieurs travaux récents sur la socialisation des riches et des blancs ont contribué à montrer les multiples dimensions des privilèges des élites, notamment l’accès à l’éducation et aux meilleurs établissements scolaires américains (Khan 2015). Nourries par les études féministes et critiques des années 1980, les whiteness studies promeuvent l’usage du mot « race » de manière courante aux États-Unis, au même titre que le genre et la classe. Ces notions se sont établies comme des catégories d’analyse des rapports sociaux et spatiaux (Kebabza 2006 ; Fassin et Fassin 2006 ; Thomas 2011 ; Hamel et Clair 2012). Avec White Kids, Margaret Hagerman pointe que les États-Unis sont encore loin d’être post-raciaux, en montrant où et comment une socialisation raciale est à l’œuvre dès l’enfance. Partir en vacances, trouver que la police de son quartier est gentille, se projeter dans une grande université ou n’avoir que des camarades blancs, autant d’expériences socio-spatiales que l’auteure analyse dans cet ouvrage.

Les lieux de la blanchité

Le terrain d’enquête est une ville du Midwest fictivement nommée Petersfield. Dotée de plusieurs lacs, celle-ci maintient la population de son aire métropolitaine grâce à son industrie, à la renommée de son université, à la présence de nombreux services fédéraux et à un centre-ville très dynamique. La composition socio-raciale de la ville est également intéressante pour l’étude puisque 80 % de la population de Petersfield est blanche, 7 % noire, 7 % asiatique et 6 % latino-américaine. La population blanche y est donc surreprésentée par rapport aux statistiques nationales, puisque 13 % de la population américaines est noire, 60 % blanche et 18 % hispanique selon les chiffres du Census Bureau en 2016.

Trois quartiers de Petersfield ont été étudiés par Hagerman pour analyser le système des privilèges raciaux. Evergreen et Wheaton Hills sont deux quartiers péricentraux réputés pour leurs établissements scolaires et proches du principal quartier afro-américain de la ville. À l’inverse, Sheridan est une banlieue plus excentrée mais également plus privilégiée, où 96 % des habitants sont blancs et où la valeur médiane des propriétés est de 310 000 dollars.

C’est dans ces trois quartiers que l’auteure a mené une enquête ethnographique pendant deux ans auprès de 36 enfants âgés de 10 à 13 ans, avec pour objectif d’analyser la prise de conscience (ou son absence) des privilèges enfantins de race et de classe. L’échantillon principal est constitué de 20 filles et de 16 garçons, et l’auteure précise dès l’introduction que son livre porte sur leurs représentations du racisme et l’analyse des pratiques urbaines des enfants à travers le prisme racial. La mise en place d’un protocole d’enquête immersif et essentiellement qualitatif dans 30 familles lui a permis de mêler entretiens, observations et participation aux événements familiaux, scolaires et associatifs. Ces 30 familles ont été choisies selon trois critères : le niveau d’étude des parents, leur appartenance à une catégorie socio-professionnelle supérieure et le fait qu’ils soient propriétaires. L’auteure a notamment rencontré plusieurs mères en participant à diverses activités visant à l’intégrer à la vie locale, comme la pratique du yoga ou la fonction de baby-sitter. Cela lui a permis d’assister à de nombreuses activités parascolaires et événements festifs comme les fêtes d’anniversaires, les kermesses des écoles privées et les activités musicales et sportives, auxquelles elle conduisait les enfants en tant que baby-sitter. Sa propre position de femme jeune, blanche et éduquée a largement contribué à la faire accepter dans les cercles familiaux des familles blanches de Petersfield. L’ensemble des 30 familles de l’échantillon était au courant que Margaret Hagerman conduisait une recherche sociologique. En revanche, celle-ci présentait souvent son sujet sous l’angle des discussions sociales au sein de la famille, par peur que l’emploi du mot race dans son objet effraie des parents disposés à participer (p. 223).

Si certains des parents interrogés ont voté pour Barack Obama en 2008 et affichent leur affiliation à des mouvances progressistes ou démocrates, d’autres sont beaucoup plus conservateurs et leur déni du racisme souligne l’homogamie raciale dans laquelle ils vivent, notamment dans le quartier de Sheridan. Aussi, dès l’introduction, l’auteure pose clairement ses questionnements sur la filiation et l’intériorisation des privilèges blancs. Ces enfants privilégiés ont-ils conscience d’être blancs ? Quels codes raciaux les parents transmettent-ils à leurs enfants et comment les comportements qui en découlent pérennisent-ils des espaces de domination blanche ? Où et selon quels processus les privilèges raciaux sont-ils façonnés, et comment les jeunes peuvent-ils les mettre à distance ?

La dimension spatiale de la domination raciale

Le premier chapitre souligne combien le déni du racisme qui prévaut chez ces familles aisées est la modalité la plus frappante de leur privilège de couleur. Si la majorité des parents interrogés enseignent à leurs enfants l’égalité de tous avec les meilleures intentions, ils rattachent essentiellement le racisme à des événements passés, comme l’esclavage, la ségrégation raciale contre laquelle Martin Luther King s’est battu ou les cérémonies de groupes explicitement racistes, comme celles du Ku Klux Klan dans les années 1930. En passant sous silence le fait que des races sociales perdurent de manière structurelle aux États-Unis, ces parents rendent invisibles les discriminations raciales subies par d’autres. Bénéficiant d’une situation de sécurité économique et n’ayant jamais connu le racisme, leurs enfants perçoivent alors leur couleur de peau (blanche) comme étant la norme. « La race n’a plus d’importance aujourd’hui » (p. 16) est ainsi une expression récurrente chez plusieurs enfants de Sheridan.

Le chapitre 2 accorde une attention particulière aux comportements parentaux pour saisir où et comment les adultes transmettent aux générations suivantes une idéologie et des codes raciaux. L’évitement spatial des quartiers noirs par plusieurs parents dans leurs choix de résidence et de scolarisation met en exergue des stratégies de contournement racial qui taisent leur nom. Sur dix familles étudiées dans le quartier de Sheridan, toutes ont choisi d’habiter là pour ne pas inscrire leurs enfants dans les écoles du centre. À l’inverse, l’auteure relève les questionnements de certains parents d’Evergreen sur l’attitude à adopter face à la carte scolaire. Ainsi, certaines familles maintiennent leur progéniture dans les écoles publiques d’Evergreen tout en payant des cours particuliers à la maison pour leurs enfants, par peur que l’apprentissage en classe soit insuffisant.

Aussi, certains lieux institutionnels, à commencer par l’école, créent des espaces d’homogamie raciale où les enfants se construisent une représentation du monde. Hagerman décrit les processus de socialisation au sein des écoles privées, où les « bonnes fréquentations » sont mises en avant par les enfants blancs qui évoquent régulièrement que seules deux élèves noires sont scolarisées à Sheridan, soulignant implicitement que l’école publique est avant tout celles des minorités. Plusieurs enfants blancs construisent alors leur identité sociale en s’opposant aux écoles publiques, qu’ils décrivent comme violentes, où les élèves non blancs perturberaient le déroulement de l’apprentissage.

La reproduction des hiérarchies raciales en question

Les trois quartiers étudiés révèlent que les enfants ont très peu conscience des privilèges raciaux. Pour certains enfants de Sheridan, une cartographie raciale mentale se met progressivement en place : ils en viennent à éviter le McDonald’s du centre fréquenté par davantage d’enfants noirs en répétant les opinions de leurs parents sur l’insécurité du quartier. Pour autant, la peur des enfants de paraître raciste dans les entretiens est régulièrement relevée par l’auteure, une réaction qui se rapproche du concept de « fragilité blanche » inventé par la sociologue Robin DiAngelo pour décrire le manque d’habitude et d’endurance des personnes blanches à parler de leur propre couleur de peau (DiAngelo 2018).

L’ouvrage montre toutefois comment certains enfants peuvent se détacher de leur position dominante grâce à une pluralité de relations amicales interraciales ou à l’investissement de leur famille dans des programmes bénévoles, comme du tutorat dans d’autres quartiers de la ville. Certains enfants blancs habitant le quartier d’Evergreen ont conscience des privilèges accompagnant leur couleur de peau, puisque contrairement à ceux de Sheridan, ils sont inscrits à l’école publique et passent régulièrement à proximité du quartier afro-américain. Ils sont capables de décrire les inégalités socio-raciales de manière très précise, s’en révoltent régulièrement et en discutent à l’école avec les enseignants.

En fin de compte, l’ouvrage analyse de manière originale la reproduction des mécanismes de domination en prenant pour sujet d’étude des parents et des enfants blancs aisés du Midwest. Au-delà d’un renversement conceptuel sur le traitement des inégalités raciales aux États-Unis, Margaret Hagerman propose une analyse précise de la construction de la « blanchité » et de la reconduction de son hégémonie symbolique. L’auteure adresse une critique à ce qu’elle nomme « l’innocence apparente d’être blanc » (p. 187) pour remettre en perspective le cadre normatif et restrictif des études sur la domination raciale. Analyser la « blanchité » par le prisme des privilèges enfantins permet de déconstruire la catégorie englobante de « dominants » au même titre que celle des « dominés » (p. 22). En effet, pour Hagerman, l’analyse des rapports de pouvoir et leurs dimensions socio-spatiales s’est focalisée sur les sujets dits opprimés en maintenant dans l’ombre le cycle de privilèges dont jouissent d’autres groupes.

L’intériorisation des privilèges raciaux est pour l’auteure le miroir du racisme institutionnel aux États-Unis, qu’elle n’impute pas aux enfants auprès desquels elle a enquêté, mais à une racialisation hiérarchique et structurelle qui se perpétue à l’échelle du pays. L’ouvrage a la force de questionner des modes de fonctionnements individualistes où ce qui serait bon pour une famille le serait pour une société. M. Hagerman montre au contraire qu’élever un enfant dans un monde où il y aurait davantage de justice sociale pour tous les enfants serait une avancée collective, parentale et institutionnelle pour pallier la reproduction des inégalités.

Bibliographie

  • DiAngelo, R. 2018. White Fragility : Why It’s So Hard for White People to Talk About Racism, Boston : Beacon Press.
  • Fassin, E. et Fassin, D. 2006. De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, Paris : La Découverte.
  • Hamel, C. et Clair, I. 2012. « “Dans le même temps, je découvre que je suis blanche…” Entretien avec Christelle Hamel », Genre, sexualité et société [en ligne], n° 7.
  • Khan, S. 2015. La Nouvelle École des élites, Marseille : Agone.
  • Kebabza, H. 2006. « “L’universel lave-t-il plus blanc ?” : “Race”, racisme et système de privilèges », Les Cahiers du CEDREF, n° 14, p. 145 172.
  • Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America (PNAS). 2019. Risk of being killed by police use of force in the United States by age, race-ethnicity, and sex, Evanston : Northwestern University Press.
  • Thomas, M. E. 2011. Multicultural Girlhood : Racism, Sexuality, and the Conflicted Spaces of American Education, Philadelphie : Temple University Press.

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Pour citer cet article :

Natacha Gourland, « Enfances blanches et privilégiées dans le Midwest américain », Métropolitiques, 9 mars 2020. URL : https://metropolitiques.eu/Enfances-blanches-et-privilegiees-dans-le-Midwest-americain.html

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