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Démythifier la périphérie. Plongée dans la « suburbia » des années 1950

Paru en 1960 mais jamais traduit en français, le premier ouvrage de Bennett M. Berger étudie les effets du déménagement d’une usine d’un centre-ville vers une périphérie et démontre que – contrairement à ce que suggéraient les travaux de l’époque – le déplacement des ouvriers vers les « suburbs » ne suffit pas à transformer ceux-ci en membres des classes moyennes. Aujourd’hui encore, ce classique de la sociologie urbaine américaine permet de mieux comprendre un phénomène urbain complexe comme celui de la périurbanisation et invite à la prudence face aux « grands récits » qui tendent à en gommer certains traits.
Recensé : Bennett M. Berger, Working-Class Suburb : A Study of Auto Workers in Suburbia, Berkeley & Los Angeles, University of California Press, 1968 [1960].

Certains ouvrages trouvent rapidement des lecteurs fervents (sans avoir un impact durable pour autant), d’autres sont encensés sur le tard, mais rares sont ceux dont la pertinence parvient à traverser les décennies. Working-Class Suburb : A Study of Auto Workers in Suburbia, publié pour la première fois en 1960 par Bennett M. Berger, fait partie de ces ouvrages précieux. S’il a été assez mal reçu lors de sa sortie – ce qui n’est guère étonnant au vu du pavé qu’il a jeté dans la mare –, la justesse de ses analyses a été progressivement reconnue, ce qui permit d’ailleurs à Bennett M. Berger d’obtenir un poste à l’université de Californie à San Diego, où il travailla jusqu’à sa retraite en 1991. L’auteur, à qui l’on doit aussi Looking for America : Essays on Youth, Suburbia and Other American Obsessions (en 1971) et la direction, en 1990, de Authors of Their Own Lives : Intellectual Autobiographies by Twenty American Sociologists, est pourtant resté peu lu dans le monde francophone – sans doute en partie car aucun de ses ouvrages n’a été traduit en français.

Issu de sa thèse de doctorat, Working-Class Suburb, réédité en 1968, présente une recherche menée dans le cadre d’une étude plus large s’intéressant aux nombreux effets possibles, sur le plan socio-économique, du déménagement d’une usine d’assemblage de Ford depuis le cœur de ville de Richmond, en Californie, vers une périphérie, dans une « communauté semi-rurale ». Berger avait pour mission d’enquêter sur ces travailleurs et leurs familles afin de relever les changements que ce déménagement a pu produire dans leurs vies. Nombre d’entre eux se sont installés dans la banlieue construite à proximité de cette nouvelle usine, quittant une ville où avaient fleuri des logements construits dans l’urgence et à la chaîne, et devenant propriétaires de leur propre petite maison dans cette banlieue. Tous n’ont pas suivi, mais ceux qui purent le faire virent la qualité de leur logement, voire plus largement leur qualité de vie, s’améliorer nettement. L’hypothèse de départ de l’auteur était que le processus de « suburbanization » ne se limitait pas à un étalement urbain, à une extension territoriale de la ville, mais conduirait ces ouvriers et leurs familles à se conduire et à penser comme la classe moyenne. Elle fut rapidement infirmée.

L’« échantillon » interrogé dans l’enquête est composé de 100 ouvriers (sur une population totale de 120 individus) de Ford qui ont travaillé à Richmond puis ont suivi l’entreprise et emménagé dans cette banlieue. Les passations de questionnaires se sont faites à chaque fois en environ une heure, au domicile des enquêtés, le plus souvent en présence de leur femme, en août et septembre 1957, soit deux ans et demi après la relocalisation de l’usine. Les événements étudiés se sont donc produits il y a près de 60 ans, dans un pays confiant et en plein essor. De ces entretiens s’appuyant sur des questionnaires précis (10 pages en annexe), Berger a pu tirer des analyses statistiques (27 tableaux croisés, en annexe également) qui lui servent à étayer son propos. Les questions visent à permettre la comparaison des situations, perceptions et représentations sociales des individus interrogés avant et après le déménagement (avec néanmoins comme limite certaine le fait que les questions sur le passé impliquent des réponses formulées a posteriori, après le déménagement, et leur contenu peut donc en être affecté).

« La banlieue, à la californienne, c’est l’Amérique » [1]

La grande majorité des enquêtés viennent d’un milieu rural ou ouvrier et sont désormais tous propriétaires de leur maison en banlieue (alors teintée d’une connotation très positive aux États-Unis), mais n’ont pas pour autant adopté les traits qui y sont habituellement associés. La banlieue est en effet à l’époque présentée par nombre de médias et de commentateurs (journalistes, auteurs, mais aussi de nombreux chercheurs) comme une transformation d’importance pour la société américaine, en phase avec les autres bouleversements qui l’affectent. Les habitants des banlieues étaient dès lors vus comme appartenant tous à la classe moyenne, promotion sociale rendue possible par le changement de leur lieu de résidence. Bénéficiant d’un confort matériel important, ils seraient en condition de développer un esprit public, cesseraient d’être « démocrates » à la faveur des « républicains », leur religiosité s’en trouverait renforcée, ils adopteraient des loisirs plus raffinés, s’inviteraient les uns les autres pour des dîners ou, encore, discuteraient des bonnes pratiques en matière d’éducation. Comme l’affirme Berger d’un ton moqueur, « La banlieue, à la californienne, c’est l’Amérique » (p. xxi) [2]. Des généralisations biaisées tendent à être tirées à partir d’enquêtes réalisées dans des banlieues de classes moyennes (supérieures) et le pouvoir transformateur des banlieues est magnifié. À partir de cette étude d’une banlieue habitée par des familles appartenant à la working class, l’auteur souligne l’absurdité des généralisations au sujet de la périphérie et soulève le fait qu’il y a plusieurs types de banlieues et de façons de les habiter. Il n’y a pas un « pouvoir mystérieux » [3] (p. xv) à l’œuvre dans les suburbs qui changerait fondamentalement les manières dont ces gens pensent et vivent. S’il existe des banlieues bourgeoises, il existe aussi d’autres formes de banlieues, dont les populations n’adoptent pas le style des premières. En effet, les personnes qu’il a interrogées ont plus en commun avec les quartiers urbains habités par des populations de même niveau économique qu’avec les banlieues bourgeoises.

Il déconstruit pièce par pièce ce qu’il appelle le « myth of suburbia » qui repose sur la croyance que la « banlieue a créé un style de vie distinctif ou une nouvelle nature sociale pour les Américains » [4] (p. xvi). Si l’époque était réellement au déplacement massif de populations vers les banlieues, il ne faut pas confondre ce changement de territoire, vers les « suburbs », avec le terme « suburbia » qui sous-tend des mutations de nature culturelle censées affecter les nouveaux « suburbanites ». Comme le démontre Berger, le « way of life » est déterminé par la combinaison de différentes variables socio-économiques (âge, revenus, emploi, formation, etc.), et non par la seule inscription dans un territoire particulier. Ce rôle essentiel joué par le milieu social des individus le conduit à étudier simultanément la banlieue et la vie de la classe ouvrière. Il n’y a pas à proprement parler de mobilité sociale à l’œuvre, puisque c’est l’ensemble d’une classe qui profite de la hausse du niveau de vie permise par l’époque mais ne passe pas, pour autant, dans la classe supérieure, leur milieu social restant globalement inchangé. Alors que ces nouveaux suburbains ne paraissent pas avoir adopté les loisirs de la classe moyenne, ils sont toutefois susceptibles de développer « un style culturel qui, bien qu’il ne soit pas celui de la classe moyenne banlieusarde, n’est pas non plus celui de la classe ouvrière urbaine du passé » [5] (p. 79). Comme le précise Berger, s’il est vraisemblable que l’« organization man » de William H. Whyte (1956) – archétype du jeune homme diplômé et promis à un bel avenir professionnel au sein d’une organisation – se retrouve dans la banlieue, tous les suburbains ne correspondent pas, pour autant, à ce modèle.

Si ce mythe sert à présenter les États-Unis comme plus homogènes qu’ils ne le sont en réalité, gommant des différences entre communautés pourtant bien présentes au profit d’une figure de citoyen moyen, représentatif, il le fait – comme tous les mythes, explique l’auteur – grâce à l’important réservoir de symboles disponibles et mobilisables. Le travail de Bennett M. Berger, qui dévoile toute une série d’impensés dont la mise en exergue permet de mieux comprendre un phénomène social et urbain, est de grande valeur et les chercheurs contemporains ont tout intérêt à le garder à l’esprit. Il faut en effet se méfier des appellations trop englobantes ou consensuelles qui tendent à opacifier la société au lieu de la rendre plus intelligible. En France, aujourd’hui, le terme « banlieue », par exemple, s’applique à de nombreuses réalités différentes, dont il ne faut pas renoncer à saisir les spécificités. Cette enquête démontre aussi comment la collecte d’un matériau empirique généreux peut servir à appuyer des thèses fortes, sans se cantonner à la seule étude de cas.

Bibliographie

  • Berger, Bennett M. 1971. Looking for America : Essays on Youth, Suburbia and Other American Obsessions, Englewood Cliffs : Prentice Hall.
  • Berger, Bennett M. 1990. Authors of Their Own Lives : Intellectual Autobiographies by Twenty American Sociologists, Berkeley : University of California Press.
  • Whyte, William H. 1956. The Organization Man, New York : Simon and Schuster.

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Pour citer cet article :

Lionel Francou, « Démythifier la périphérie. Plongée dans la « suburbia » des années 1950 », Métropolitiques, 6 juin 2016. URL : https://metropolitiques.eu/Demythifier-la-peripherie-Plongee-dans-la-suburbia-des-annees-1950.html

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