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Essais

Le circuit économique local, parent pauvre des stratégies métropolitaines ?

Rendre les métropoles françaises plus compétitives et développer leurs exportations pour accroître leurs revenus est aujourd’hui un leitmotiv des politiques économiques locales. Pourtant, selon Boris Chabanel, rien ne sert de capter davantage de revenus si le territoire connaît dans le même temps des fuites croissantes de richesses vers l’extérieur.

Le rôle que doivent jouer les métropoles dans le rebond économique de la France aux yeux des décideurs politiques est désormais bien établi. Parce qu’elles concentrent les ressources clés de l’innovation (industries, services aux entreprises, laboratoires de recherche, établissements d’enseignement, organismes de financement, etc.), les métropoles constituent le creuset de la compétitivité des entreprises sur les marchés mondiaux et la vitrine du « site France » pour attirer les investisseurs étrangers. L’objet de cet article [1] n’est pas de discuter de la pertinence de cette vision, déjà abordée par ailleurs [2], mais d’interroger l’idée selon laquelle l’enjeu économique pour les métropoles tiendrait aujourd’hui, pour l’essentiel, à des questions de compétitivité et d’attractivité. Nous attirons l’attention sur le fait que l’effet d’entraînement des richesses captées à l’extérieur sur l’économie locale est loin d’être automatique : en économie ouverte, les richesses peuvent s’évader du territoire aussi vite qu’elles y sont entrées. Ce constat incite à faire du bon fonctionnement du circuit économique local un enjeu de premier plan pour le développement économique des métropoles.

L’évasion de richesses dans l’angle mort

Bien souvent, les politiques économiques métropolitaines témoignent encore d’une fidélité sans faille, quoique rarement explicite, à un modèle d’analyse économique forgé au début du XXe siècle : la théorie de la base économique. Rappelons que cette dernière, dans son acception classique, fait de l’entrée de revenus extérieurs la principale variable explicative de la croissance économique territoriale, la propagation de ces revenus (dits basiques) par vagues successives de dépenses et de revenus (grâce à l’effet multiplicateur keynésien) permettant de stimuler le reste de l’économie locale (Vollet 2012 ; Ruault 2014). Dans le « logiciel » des décideurs métropolitains, ce cadre théorique se traduit généralement par la primauté donnée à l’attraction et à la compétitivité des activités à vocation exportatrice (largement assimilées aux industries et aux services aux entreprises). Or, si ce raisonnement d’ensemble conserve une certaine pertinence, plusieurs travaux revisitant la théorie de la base économique invitent à approfondir l’analyse de la circulation des revenus entre et au sein des territoires, de façon à mieux cerner les différents mécanismes participant de leur prospérité économique.

L’émergence de la notion d’économie résidentielle a ainsi permis de montrer que la majeure partie des richesses captées par les territoires dépendait non pas de l’exportation mais de leur capacité à attirer à eux de nouveaux résidents ou des visiteurs porteurs de revenus : retraités, touristes, résidents travaillant à l’extérieur du territoire, consommateurs de passage (Davezies 2008, 2010 ; Talandier 2007 ; Davezies et Talandier 2009, 2014 ; Segessemann et Crevoisier 2013 ; Ruault 2014 ; Vollet et al. 2014).

Moins nombreux, certains travaux remettent en question l’idée qu’il suffirait d’injecter du « carburant » dans l’économie locale pour en stimuler la croissance (Vollet 2012 ; Ruault 2014 ; Marlier et al. 2015). L’effet d’entraînement généré par les revenus captés s’avère, en effet, incertain dès lors que le territoire connaît par ailleurs des « fuites » de richesses. Ce phénomène fait naturellement partie de la vie économique de tout territoire ouvert sur l’extérieur. Pour autant, le développement d’un territoire paraît compromis s’il connaît une évasion de richesses durablement supérieure aux richesses captées, comme c’est le cas de la France s’agissant de son solde des échanges extérieurs [3].

À l’échelle d’une région métropolitaine, au moins trois catégories de « fuites » présentent un caractère stratégique (Chabanel 2013).

On observe tout d’abord que les ménages résidents peuvent faire le choix de consommer à l’extérieur du territoire (Ruault 2014). Par exemple, la dernière enquête consommateurs réalisée par la chambre de commerce et d’industrie de Lyon montre que la région lyonnaise connaît une évasion commerciale croissante, en raison principalement de la progression des achats en ligne (Chabanel 2014).

De plus, quand bien même les consommateurs se montreraient fidèles à leur bassin de vie, leurs dépenses auront un effet d’entraînement des plus limités si elles se traduisent avant tout par un accroissement des importations du territoire. On peut ainsi s’interroger sur la provenance des produits commercialisés par les enseignes présentes localement. Ce questionnement ne vaut pas seulement pour les activités relevant de l’économie de proximité [4] ; il concerne en définitive l’approvisionnement de l’ensemble du tissu économique local. Par exemple, selon une étude publiée par la métropole de Lyon, la moitié des consommations intermédiaires de l’économie lyonnaise (périmètre : aire urbaine) sont achetées à l’extérieur du territoire (reste de la France ou étranger), pour un montant s’élevant à plus de 38 milliards d’euros et représentant environ 200 000 emplois directs (Chabanel et Florentin 2016).

Enfin, même si la production locale se montre dynamique, ses retombées sur le territoire peuvent être réduites du fait de l’évasion des profits qui peut se produire lorsque le siège social et/ou les actionnaires de l’entreprise ne sont pas résidents. Ce risque paraît d’autant plus vif que les entreprises ont de plus en plus recours à l’émission d’actions sur les marchés pour financer leur développement [5] (Chevalier 2013), qu’elles distribuent une part croissante de leurs profits [6], que la part des investisseurs étrangers dans le capital des entreprises françaises cotées s’est fortement accrue depuis la fin des années 1990 (Le Roux 2013) et que les stratégies de ces acteurs sont de plus en plus guidées par des impératifs de rentabilité financière à court terme.

Au total, les efforts accomplis pour capter des richesses à l’extérieur du territoire constituent une condition nécessaire mais non suffisante de son développement économique. La capacité à retenir les richesses au sein du territoire en constitue le complément logique. Ce qui amène certains auteurs nord-américains à considérer qu’éviter l’évasion d’un euro vers l’extérieur aurait le même impact que capter un euro à l’extérieur du territoire : dans les deux cas, cet euro est « nouveau » pour le territoire et rend possible un accroissement net de l’activité économique (Erickcek et Watts 2007 ; Markusen et Schrock 2009). Cet enjeu paraît cependant encore largement sous-estimé par les politiques économiques à l’œuvre dans les métropoles françaises.

Trois axes stratégiques pour consolider le circuit économique local

La capacité d’un territoire à ancrer les richesses et à enclencher leur effet multiplicateur (sur l’activité, les revenus, l’emploi) met en jeu le fonctionnement du circuit économique local, c’est-à-dire l’ensemble des échanges (production, consommation, distribution, financement…) qui se nouent entre les agents économiques (entreprises, administrations, ménages…) du territoire (Ward et Lewis 2002). On peut faire l’hypothèse que, pour un volume de revenus captés donné, le niveau de développement économique d’un territoire va dépendre de l’intensité des échanges intervenant au sein du circuit économique local. Cet enjeu mérite donc d’être inscrit à l’agenda des politiques économiques des métropoles, et on peut d’ores et déjà ouvrir quelques pistes de réflexion. Comment fonctionne le circuit économique local ? Quels sont les maillons où se jouent les fuites vers l’extérieur et le maintien en circulation des richesses au sein du territoire (cf. figure 1 ci-dessous) ? Au moins trois grands ressorts peuvent être distingués (Chabanel 2013).

Le dynamisme du circuit économique local dépend tout d’abord de la part des dépenses des ménages résidents qui bénéficie au territoire – ce que l’on appelle la propension des ménages à consommer localement (Pecqueur et Talandier 2011). Ce ressort de la consommation locale met en exergue l’importance de l’économie de proximité dans l’amorçage et la poursuite de l’effet multiplicateur : pour consommer, encore faut-il qu’une offre soit disponible à proximité. Ceci met en jeu notamment la capacité des métropoles à proposer une offre de commerces et de services répondant aux nouvelles aspirations de la société de consommation (relation de service, qualité, proximité, e‑shopping, etc.), et à inciter les habitants à privilégier cette offre de façon à soutenir le développement local (Chabanel 2014 ; Talandier 2013, 2014). Rappelons que ces efforts pour favoriser la consommation locale des habitants peuvent également contribuer à attirer des consommateurs venant de l’extérieur du territoire (Ruault 2014).

La contribution du circuit économique au développement du territoire dépend également de la part de la consommation locale de biens et de services qui est satisfaite par une production locale. Accroître celle-ci implique que les territoires se donnent les moyens de favoriser le développement d’activités venant se substituer aux importations, et d’encourager l’ensemble des entreprises (privées et publiques) à s’approvisionner à proximité lorsque cela est possible. Notons que cette stratégie de substitution peut parfois consister à réduire la consommation d’un produit importé, comme dans le cas de la rénovation énergétique des bâtiments, qui permet en théorie de réduire la consommation d’énergie. Cette problématique suppose notamment de renforcer les outils d’analyse permettant d’identifier précisément les principaux secteurs d’activités « acheteurs » et « fournisseurs » intervenant dans les importations du territoire (voir, par exemple, Chabanel et Florentin 2016). Elle incite également à s’interroger sur la dépendance du territoire à l’égard de produits importés sans lesquels l’économie ne peut fonctionner mais dont l’accessibilité s’annonce de plus en plus difficile à l’avenir : fin de l’énergie bon marché, raréfaction des ressources naturelles (minerais, minéraux, biomasse, etc.), baisse des rendements agricoles… Par ailleurs, comme le suggèrent les réflexions de Jane Jacobs (1992, 2001), en développant des biens et services répondant à la demande de proximité, le tissu économique local renforce dans le même temps sa capacité exportatrice dans la mesure où cette offre peut également être valorisée sur les marchés extérieurs.

Enfin, le bon fonctionnement du circuit économique local renvoie aussi à la part des profits créés localement qui est redistribuée ou réinvestie sur le territoire. S’agissant des grandes firmes, la priorité pour les métropoles consiste sans doute à favoriser le déclenchement de nouveaux investissements locaux, ce qui implique une capacité à comprendre et accompagner leurs stratégies de groupe et de site (Crague 2014). Pour ce qui concerne les entreprises de taille intermédiaire (ETI) et les petites et moyennes entreprises (PME) du territoire, l’enjeu de l’ancrage des profits renvoie directement à la question du financement de leur développement : comment éviter qu’une part croissante du capital des entreprises présentes sur le territoire ne soit détenue par des firmes ou des investisseurs non résidents et privilégiant des objectifs de création de valeur financière à court terme ? Le développement de dispositifs financiers (institutions, produits financiers, etc.) permettant de mobiliser plus largement l’épargne de proximité constitue ici un chantier de première importance (Shuman 2011).

Figure 1. Représentation simplifiée du circuit économique local

Source : élaboration par l’auteur.

Parent pauvre des stratégies métropolitaines, la consolidation du circuit économique local constitue pourtant un levier incontournable pour favoriser le développement de l’activité, de l’emploi et des revenus dans les territoires. Prolongeant les efforts de captation de richesses, le circuit économique local permet d’assurer la diffusion et la démultiplication de ces dernières au sein du territoire. Au moment où le législateur érige les métropoles et les régions en co-responsables du développement économique territorial [7], la dimension multiscalaire du circuit économique en fait un terrain de coopération porteur pour les années à venir.

Bibliographie

  • Askenazy, Philippe et Martin, Philippe. 2015. « Promouvoir l’égalité des chances à travers le territoire », Les Notes du Conseil d’analyse économique, n° 20, février.
  • Bouba-Olga, Olivier et Grossetti, Michel. 2015. « La métropolisation, horizon indépassable de la croissance économique ? », Revue de l’OFCE, vol. 2015/7, n° 143.
  • Chabanel, Boris. 2013. « Articuler économie exportatrice et économie de proximité : vers un renouvellement des politiques économiques des métropoles ? », Développer l’économie de proximité, cahier n° 2, Lyon : Grand Lyon – Direction de la prospective et du dialogue public.
  • Chabanel, Boris. 2014. « Le ressort de la consommation locale : prendre le virage de la nouvelle révolution commerciale et mobiliser les consommateurs », Développer l’économie de proximité, cahier n° 4, Lyon : Grand Lyon – Direction de la prospective et du dialogue public.
  • Chabanel, Boris et Florentin, Arnaud. 2016. « Le ressort de la production locale. Développer un nouveau modèle productif et encourager les échanges locaux », Développer l’économie de proximité, cahier n° 5, Lyon : Grand Lyon – Direction de la prospective et du dialogue public.
  • Chabanel, Boris et Talandier, Magali. 2013. « Croissance de l’emploi : la contribution de l’économie de proximité », Développer l’économie de proximité, cahier n° 1, Lyon : Grand Lyon – Direction de la prospective et du dialogue public.
  • Chevalier, Marc. 2013. « La financiarisation dans les comptes », Alternatives économiques, hors‑série n° 97.
  • Crague, Gilles. 2014. Entreprise, management et territoire, Paris : Éditions Hermann.
  • Davezies, Laurent. 2008. La République et ses territoires. La circulation invisible des richesses, Paris : Seuil.
  • Davezies, Laurent. 2010. La Crise et nos territoires : premiers impacts, rapport préparé pour l’Assemblée des communautés de France (AdCF), Paris : Caisse des dépôts et consignations – Institut CDC pour la recherche.
  • Davezies, Laurent et Pech, Thierry. 2014. La Nouvelle Question territoriale, étude pour Terra Nova, 3 septembre.
  • Davezies, Laurent et Talandier, Magali. 2009. Repenser le développement territorial ? Confrontation des modèles d’analyse et des tendances observées dans les pays développés, Paris : Plan urbanisme, construction, architecture (PUCA), collection « Recherche », n° 198.
  • Davezies, Laurent et Talandier, Magali. 2014. L’Émergence de systèmes productivo-résidentiels. Territoires productifs – territoires résidentiels : quelles interactions ?, Paris : Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET)/La Documentation française, collection « Travaux », n° 19.
  • Erickcek, George A. et Watts, Brad R. 2007. Market Gap Analysis for the Greater Grand Rapids Area, rapport soumis au projet People and Land (PAL), mars.
  • Jacobs, Jane. 2001. La Nature des économies, Montréal : Éditions du Boréal.
  • Jacobs, Jane. 1992. Les Villes et la Richesse des nations. Réflexions sur la vie économique, Montréal : Éditions du Boréal.
  • Le Roux, Julien. 2013. « La détention par les non-résidents des actions des sociétés françaises du CAC 40 à fin 2012 », Bulletin de la Banque de France, n° 193.
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  • Ruault, Jean-François. 2014. L’Effet de la consommation de passage sur le développement et l’intégration métropolitaine des territoires en Île-de-France, thèse de doctorat en urbanisme et aménagement de l’espace, université Paris-Est.
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  • Talandier, Magali. 2007. Un nouveau modèle de développement hors métropolisation. Le cas du monde rural français, thèse de doctorat en urbanisme, aménagement et politiques urbaines, université Paris-Est Créteil Val-de-Marne – Institut d’urbanisme de Paris.
  • Talandier, Magali. 2013. « Redéfinir l’enjeu de l’économie présentielle et le rôle des femmes dans les économies locales », Revue de géographie alpine, vol. 101‑1, « Lever le voile : les montagnes au masculin-féminin ».
  • Talandier, Magali. 2014. « Les villes moyennes, des espaces privilégiés de la consommation locale », Métropolitiques, 19 février.
  • Vollet, Dominique. 2012. « Chasse et développement territorial. Vers un cadre d’analyse global », Économie rurale, n° 327‑328, p. 24‑37.
  • Vollet, Dominique ; Aubert, Francis ; Lépicier, Denis ; Frère, Quentin ; et Truchet, Stéphanie. 2014. « L’économie résidentielle ou présentielle : un état des lieux théorique et une application empirique à partir de l’exemple des bassins de vie français », communication présentée au 51e colloque de l’Association de science régionale de langue française (ASRDLF), tenu à Marne-la-Vallée du 7 au 9 juillet.
  • Ward, Bernie et Lewis, Julie. 2002. Plugging the Leaks. Making the Most of Every Pound That Enters Your Local Economy, Londres : New Economics Foundation.

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Pour citer cet article :

Boris Chabanel, « Le circuit économique local, parent pauvre des stratégies métropolitaines ? », Métropolitiques, 31 janvier 2017. URL : https://metropolitiques.eu/Le-circuit-economique-local-parent.html

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