Vingt-cinq ans après le lancement du Plan de traitement des foyers de travailleurs migrants (PTFTM), les objectifs de cette politique nationale semblent être atteints : les derniers foyers ont débuté leur transformation et tous deviendront à terme des résidences sociales (Béguin 2015 ; Mbodj-Pouye 2016). Ces transformations, aussi appelées réhabilitations, ont profondément modifié les architectures de ces habitats singuliers tout en bouleversant le quotidien de leurs habitants. En effet, ces hommes immigrés originaires des anciennes colonies françaises [1], à qui ces espaces étaient réservés depuis leur création dans les années 1950-1960 (Sayad 1980 ; Timera 1996), ont dû faire face à une évolution de leurs conditions matérielles de vie, mais également à de nouvelles injonctions à un « bien habiter » imposées par leurs structures gestionnaires.
Les bâtiments qui sortent de terre aujourd’hui ne ressemblent pourtant en rien à ceux du début des années 2000 et les habitants font face à une augmentation des contraintes techniques et juridiques portant sur leurs manières d’habiter. Cet article retrace ainsi l’histoire de cette politique nationale en articulant deux volets trop souvent pensés séparément : d’une part, la transformation des ambitions architecturales et, de l’autre, l’évolution progressive des objectifs de peuplement [2] de ces bâtiments. Cette histoire à la fois juridique, politique et matérielle des foyers permet de souligner comment ces vingt-cinq dernières années ont été marquées par une intensification de la stigmatisation des populations qualifiées de « ouest-africaines », passant d’individus aux pratiques habitantes problématiques à population indésirable et menacée d’expulsion dans les nouvelles résidences [3].
Tourner la page du foyer : lutter contre la vétusté et les mésusages habitants (1997-2002)
Le PTFTM naît en 1997 [4] à la suite de la signature d’une convention entre l’État et les acteurs du dispositif 1 % Logement, afin de mettre autour de la table des négociations les structures gestionnaires, l’État (Préfecture et services déconcentrés) et les municipalités concernées. L’année suivante, en 1998, la Commission interministérielle pour le logement des populations immigrées, ou CILPI, est créée afin de « piloter le plan [et veiller] à la mise en œuvre des transformations dans le respect des orientations de l’État [5] ». Ces orientations sont alors définies en ces termes : « remédier aux dysfonctionnements [et porter] en priorité sur les foyers pour lesquels l’état du bâti (conditions d’hygiène et sécurité des personnes), et les conditions d’occupation (suroccupation, activités clandestines, etc.) sont particulièrement préoccupantes ». Ainsi, sont pointés du doigt l’état des bâtiments, mais aussi leurs usages habitants, face auxquels le PTFTM devrait agir. Ces usages déviants sont alors presque exclusivement attribués aux populations qualifiées d’ouest-africaines, les populations maghrébines étant évoquées pour illustrer les situations de vieillissement. Pourtant, les pratiques collectives aujourd’hui décriées, comme les activités commerciales ou de culte, étaient valorisées par les pouvoirs publics dans les années 1960 et avaient même orienté l’architecture des premiers foyers « d’Africains noirs [6] ».
C’est en 1996 que le « rapport Cuq » (présenté par le député Henri Cuq à l’Assemblée nationale) entérine cette image négative du foyer en proposant un tableau dépréciatif des bâtiments et de leurs habitants [7] et un ensemble de « solutions » au travers d’un Plan de traitement. La circulaire qui lance ce Plan de traitement annonce ainsi les objectifs généraux : « améliorer les conditions de vie [des] résidents, favoriser leur insertion par le logement […] [et] lutter contre les formes d’isolement et de replis […] communautaires ». Elle évoque, à la marge, la mise en place de « solutions d’externalisation ou de mise aux normes d’activités parallèles […] (cuisines communautaires, ateliers divers, etc.) [8] ».
Cinq ans plus tard, le plan quinquennal est prolongé une première fois [9], car la longueur des travaux et des négociations n’a pas permis de remplir les objectifs convenus en 1997. Si la seconde circulaire poursuit les objectifs de la première, elle développe davantage de préconisations architecturales et enjoint à sortir de la spécificité de genre et d’origine qui a structuré l’histoire de ces bâtiments. Ainsi, les très petites chambres des foyers Sonacotra [10] (4 m²) logeant des travailleurs maghrébins et les dortoirs à douze lits des foyers Aftam à destination des populations ouest-africaines laissent place à des studios individuels dont l’affectation selon l’origine présumée semble disparaître. De plus, ces nouveaux logements individuels, présentés comme le symbole de la « dignité » et « de l’autonomie », semblent adaptés au vieillissement des occupants.
Les espaces communs sont évoqués plus brièvement en affirmant la nécessité d’un maintien de salles à usage collectif tout en distinguant les activités à maintenir et celles « qui n’ont pas vocation à s’exercer dans une résidence sociale [11] ». Ainsi, plus que la transformation spatiale, les pratiques habitantes sont la cible de la circulaire. Les propositions architecturales demeurent alors volontairement peu détaillées tout en prévoyant des « orientations supplémentaires » lorsque des « enseignements seront tirés » des premières transformations.
La circulaire de 2002 marque en revanche un tournant par rapport à celle de 1997, en faisant référence à de « nouveaux publics » potentiels. On compte quatre occurrences dans le texte qui tente de faire sortir la résidence sociale ex-FTM de l’image d’un logement circonscrit à une population singulière.
L’architecture pour le peuplement (2006-2007)
Alors que la liste des foyers prioritaires à rénover continue de s’allonger face à l’augmentation des critères et à la détérioration des bâtiments non entretenus [12], le plan est de nouveau prolongé à l’occasion de la rédaction d’une nouvelle circulaire en 2006 [13]. Si la précédente se montrait évasive sur la morphologie des nouvelles résidences, la nouvelle est beaucoup plus détaillée et s’accompagne d’un document-cadre. Produit par la CILPI l’année suivante, ce dernier comporte une annexe spécialement dédiée à « l’expérimentation architecturale et technique ». On y trouve des propositions précises visant à contraindre des pratiques jugées indésirables qui serviront de base aux programmes architecturaux lancés par les structures gestionnaires, tant pour les espaces individuels que collectifs.
Concernant les studios, deux éléments centraux apparaissent dans ces documents. Dans un premier temps, la « lutte contre la suroccupation [14] » devient une sous-partie du document-cadre et défend l’installation de mobiliers fixés au sol pour entraver l’installation durable de plusieurs couchages. Cette « lutte contre la suroccupation » se renforce, au cours des années 2010, par l’installation systématique de compteurs d’eau individuels (Guérin 2022). Dans un second temps, la modularité des espaces est recherchée afin qu’ils s’adaptent « aux différentes populations qu’ils pourraient héberger ». Ainsi, il ne s’agit plus uniquement de modifier les pratiques, mais d’anticiper le départ des populations des anciens foyers. En effet, cette nouvelle circulaire marque l’apparition dans les textes d’un objectif de « mixité des publics », où les populations dites « historiques » ne sont plus qu’une des catégories potentiellement concernées par les résidences. Aussi, la mention d’une intégration des « surnuméraires [15] » dans les nouveaux bâtiments, présente dans la circulaire de 1997, disparaît.
À l’instar du studio, la conception des espaces collectifs est particulièrement étudiée. Perçus comme coûteux, ces derniers doivent éviter d’être surdimensionnés afin que « le gestionnaire [puisse] garder la maîtrise de leur utilisation », en particulier face aux « activités informelles [qui] doivent être supprimées ». La défense de la « dignité » est brandie pour justifier la lutte contre les pratiques collectives jugées déviantes. Ainsi, l’espace n’est pas simplement individualisé, mais techniquement outillé pour empêcher les « mauvaises » occupations (caméra de vidéosurveillance, badges, etc.).
Les enseignements tirés des expérimentations réalisées depuis 2002 conduisent les gestionnaires à durcir leurs préconisations et certains stéréotypes : les entrées trop larges risqueraient de « devenir Bamako [16] » ; l’installation de petits commerces et la présence d’une salle de prières pourraient conduire à des tensions avec le quartier. Les négociations et « accommodements raisonnables » avec les pratiques des occupants, bien étudiés par Hélène Béguin (2011) dans les années 2000, disparaissent alors progressivement.
Des circulaires aux expulsions : travailler la démographie
La circulaire de 2006 est le dernier texte étatique orientant la transformation des foyers [17]. Cependant, la durée des travaux projetés aboutit à ne constater leurs effets sur les résidences qu’à partir du milieu des années 2010. Les nouveaux bâtiments disposent d’espaces collectifs très réduits qui contrastent avec les premières résidentialisations dorénavant qualifiées de « restructurations ratées [18] ». Les salles collectives – inaccessibles au cours du premier confinement lié à la Covid-19 – sont définitivement fermées sur décision préfectorale. Les premières résidentialisations – orientées selon les principes de la circulaire de 2002 qui favorisaient la création de généreux espaces collectifs – subissent a posteriori l’évolution des objectifs de restructuration. Cette nouvelle vague de contraintes conduit même à réinscrire certaines résidences récemment rénovées sur la liste de bâtiments à réhabiliter, afin de les faire correspondre aux nouveaux objectifs spatiaux et de peuplement.
Les années 2020 sont également marquées par plusieurs vagues d’expulsions (pour suroccupation ou impayés), jusqu’alors peu nombreuses en raison de leur coût pour les structures. Un gérant parisien affirmait même que cette accélération récente des procédures était liée à une évolution des capacités financières des structures gestionnaires. En effet, en 2015, CDC Habitat est devenue l’actionnaire majoritaire d’Adoma et, en 2018, Batigère reprend le contrôle de Coallia [19]. Ces entrées dans le capital solidifient les finances des structures et renforcent leurs actions juridiques, tout en les rendant moins sensibles aux mouvements de grèves de redevances. Les habitants se heurtent ainsi de plus en plus à une impossibilité de négocier.
Ces expulsions sont particulièrement visibles dans les foyers à réhabiliter, où le départ d’habitants du foyer réduit le nombre de personnes à reloger en résidence. C’est le cas d’habitants du foyer de Boulogne-Billancourt, expulsables depuis mars 2023, pour une dette contractée auprès d’un ancien gestionnaire [20].
Témoin de l’évolution de ces injonctions professionnelles, un gérant parisien témoigne des changements à l’œuvre : « Le changement du discours c’est : “On ne reprend plus d’Africains. Non. On met des femmes. [On ne veut] plus de Noirs”. » Cette politique d’expulsion est ainsi justifiée au nom d’objectifs de « mixité » de genre et d’origine au sein des résidences, eux-mêmes renforcés par l’émergence de populations présentées comme plus légitimes à recevoir un logement très social (réfugiés, demandeurs d’asile, mères célibataires ou mineurs isolés). Ainsi, l’objectif d’abandonner la spécificité démographique à la fin des années 1990 se transforme, vingt-cinq ans plus tard, en une politique visant à faire sortir progressivement des résidences sociales les populations ouest-africaines historiques des foyers. Comme dans d’autres politiques du logement, l’injonction à la mixité devient ici un motif d’exclusion (Tissot 2005).
En retraçant cette histoire du PTFTM, cet article met ainsi en lumière, par une enquête croisant pratiques habitantes, entretiens avec des professionnels et étude de l’appareil réglementaire, le passage d’une politique d’éducation et de contrôle des habitants à un projet de dépeuplement visant spécifiquement les populations dites ouest-africaines, dont la présence dans les foyers et dans la ville est par la même rendue subrepticement indésirable.
Bibliographie
- Béguin, H. 2011. « La transformation des foyers de travailleurs migrants : Des “accommodements raisonnables” », Métropolitiques.
- Béguin, H. 2015. Héberger des migrants ou gérer des logements ? L’Aftam et ses « foyers d’Africains noirs » (1962-2012), thèse de doctorat, Université Paris Est.
- Bernardot, M. 1997. Une politique du logement : la Sonacotra (1956-1992), thèse de doctorat. Université Paris 1.
- Guérin, L. 2022. « Cohabiter dans un studio de travailleurs migrants : contraintes gestionnaires et “arts de faire” », Espaces et sociétés, n° 186‑187, p. 36-50.
- Hmed, C. 2006. Loger les étrangers « isolés » en France : socio-histoire d’une institution d’État : la Sonacotra (1956-2006), thèse de doctorat, Université Paris 1.
- Mbodj-Pouye, A. 2016. « “On n’ignore pas la solidarité”. Transformation des foyers de travailleurs migrants et recompositions des liens de cohabitation », Genèses, n° 104, p. 51‑72.
- Sayad, A. 1980. « Le foyer des sans-famille », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 32-33, p. 89‑103.
- Timera, M. 1996. Les Soninké en France. D’une histoire à l’autre, Paris : Karthala.
- Tissot, S. 2005. « Une “discrimination informelle” ? Usages du concept de mixité sociale dans la gestion des attributions de logements HLM », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 159, p. 54‑69.