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Les aventures du graffiti dans les villes

Que peut signifier une politique publique du graffiti ? Dans son ouvrage, Julie Vaslin analyse l’intégration progressive – et parfois contradictoire – du graffiti dans les politiques culturelles de Berlin et Paris, dans les années 2010.

Recensé : Julie Vaslin, Gouverner les graffitis, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2021, 141 p.

Les graffitis, le street art et les peintures murales, qui font partie intégrante de la complexité du paysage urbain, sont indissociables de la texture de l’écologie urbaine. On peut explorer les graffitis du point de vue d’une histoire naturelle de la ville, c’est-à-dire une histoire sans intentionnalité précise, où les graffitis poussent comme de mauvaises herbes sur des terrains vagues – mais on peut aussi aborder les dimensions culturelles, économiques, politiques, administratives et juridiques de ces expressions visuelles litigieuses dans l’espace public. Pendant longtemps, le graffiti est apparu comme un phénomène essentiellement anarchique, une sorte d’« art bâtard des rues mal famées » anonyme, selon le mot de Brassaï [1]. Au fil du temps et en différents lieux, plusieurs politiques publiques ont cherché à réprimer et contenir ces épanchements anarchiques, les traitant le plus souvent comme une sorte de nuisible à éliminer, non sans évoquer les mesures prises à l’égard d’animaux tels que les rats. Cependant, d’autres solutions ont aussi été avancées ; une variété d’approches du graffiti s’est développée, allant de l’éradication (comme dans le cas de l’interminable « guerre contre le graffiti » menée aux États-Unis dans des villes comme Philadelphie ou New York), au confinement spatial (comme l’autorisation de murs de graffiti désignés et de « halls of fame »), en passant par diverses formes de médiation avec les graffeurs (commande publique de peintures murales, par exemple) – ainsi que, finalement, de véritables stratégies de cooptation.

Entre effacement et récupération

Comme le montre Julie Vaslin dans son récent ouvrage sur la gouvernance du graffiti, c’est au milieu des années 1990 que ces dernières stratégies ont pris leur essor, lorsque les industries culturelles ont intégré une bonne partie de la production, des contenus et des styles populaires aux domaines de la musique, du design, de la communication visuelle et des arts visuels. Par la suite, en parallèle de l’approche répressive, une nouvelle politique culturelle pour la gouvernance du graffiti a vu le jour. Alors que des attitudes « contradictoires » en la matière avaient été majoritaires des années 1970 aux années 1990, la montée d’une nouvelle vague d’« art de rue », ayant ses racines dans le graffiti au début des années 2000 (et assez différente du « petit » art de rue d’avant-garde des années 1970 et 1980), a entraîné une profonde transformation de la perception du graffiti par le public. D’une part, un nouveau type de producteurs est apparu, qui se sont définis plus explicitement comme des « artistes » (par opposition aux graffeurs traditionnels, guère à l’aise avec une telle définition). Mais de nouveaux publics plus larges se sont aussi matérialisés, ainsi que de nouveaux entrepreneurs culturels, organisateurs d’événements, conservateurs, marchands d’art, etc. À cet égard, il est important de relever de quelle manière le street art s’est progressivement séparé du graffiti, malgré le fait qu’un grand nombre d’artistes de rue du début des années 2000 étaient issus de la culture du graffiti (ce qui n’est pas le cas des générations suivantes). Il suffit de rappeler comment les artistes de rue ont joué avec un certain nombre de thèmes liés aux politiques d’éradication du graffiti, par exemple la tristement célèbre graffiti-removal-hotline (ligne de téléphone à appeler pour solliciter l’effacement d’un graffiti), ou les tropes de l’infestation par les parasites.

D’autres considérations concernent la géographie urbaine du graffiti et du street art, qui étaient initialement, et par essence, dispersés dans le paysage urbain – une sorte de commentaire nomade des particularités des sites et des lieux urbains, souvent des terrains abandonnés post-industriels, ou des infrastructures de transport conçues pour la fonctionnalité et souvent associées à l’anomie et au manque de sécurité. Mais à la fin des années 1990 et au début des années 2000, la géographie du graffiti a eu tendance à se concentrer sur des sites clés au niveau du quartier ou même de la rue, au point que certains lieux sont devenus de véritables Mecque pour les artistes, les aficionados et, par la suite, les touristes. Le tourisme graffiti dans des lieux emblématiques mondiaux, tels que Hosier Lane à Melbourne (Australie), la East Side Gallery le long de la Mühlenstraße à Berlin, ou la rue Dénoyez à Belleville, attestent ce phénomène. De plus en plus de « quartiers d’art de rue » officiels, comme le 798 à Pékin, ont été lancés, ainsi que des projets promotionnels d’urbanisme temporaire, comme « La Tour Paris 13 », qui, en 2013, a transformé un îlot en attente de démolition en espace d’exposition temporaire pour les « writers » et les artistes de rue. Ainsi, l’histoire du graffiti a croisé les processus urbains de gentrification et de revalorisation des quartiers : l’art de rue servant de plus en plus de « milieu bohème » apte à préparer l’avènement de la prochaine vague d’investissements immobiliers.

Intégrations et lignes de faille

Dans son livre, Julie Vaslin s’attaque aux complexités d’une telle transition. S’appuyant sur un travail de terrain précis mené entre 2011 et 2017 à Paris et à Berlin, ainsi que sur une analyse approfondie de la littérature et des données, l’ouvrage prend acte des nombreuses ambivalences qui ont entaché les politiques en matière de graffitis. Vaslin attire l’attention sur un certain nombre de contradictions flagrantes : par exemple, à peu près au même moment où la rue Dénoyez commençait à être officiellement promue par la municipalité parisienne comme un centre dynamique de créativité urbaine, un autre lieu emblématique, tel que 5Pointz dans le Queens, à New York, était fermé et démoli par son propriétaire immobilier privé (comme devaient être effacés, quelques années plus tard, les plus de 5 km d’art le long de l’Avenida 23 de Maio à São Paulo). En dépit de ces difficultés, Vaslin parvient à identifier une tendance à grande échelle vers l’intégration progressive du graffiti dans la politique culturelle, une tendance qu’elle résume comme le déplacement du graffiti « de la souillure à la culture » (p. 33). Ce que l’auteur définit comme la « normalisation » progressive du graffiti dans les politiques urbaines correspond à ce que les milieux radicaux appelaient autrefois la « récupération » de la production souterraine et des pratiques antagonistes par le système culturel officiel.

Une transformation structurelle clé de cette tendance, qui contribue également à expliquer certains des phénomènes susmentionnés, découle de l’échelle à laquelle ces processus se sont déroulés : les politiques publiques de gestion du graffiti ont considérablement évolué, passant d’initiatives locales – souvent menées par les quartiers – à une intégration croissante au niveau urbain, régional et, dans certains cas, national. À cet égard, le livre de Vaslin accomplit un excellent travail en documentant plusieurs cas de cadres institutionnels fragmentaires qui se mettent progressivement en place pour accueillir et encadrer les pratiques de graffiti. Les entretiens avec les administrateurs locaux sont particulièrement précieux pour révéler la manière dont certains discours se sont imposés dans l’arène des politiques publiques, et comment des stratégies de mise en tourisme ont été envisagées, bien sûr toujours avec des variations locales (les spécificités de Paris et de Berlin ne sont pas ignorées). L’analyse des médiateurs et des organisateurs en tant que niche de plus en plus spécialisée de l’entrepreneuriat urbain consacrée à la promotion du graffiti est également très précieuse.

En résumé, Julie Vaslin a écrit une introduction concise, accessible et bien documentée sur les complexités et les paradoxes inhérents à la gouvernance urbaine du graffiti. Pour insérer ici une remarque critique, il me semble toutefois que nous devrions être prudents quant à l’approbation d’un seul récit principal linéaire. En fait, je pense qu’il pourrait être plus profitable de considérer les tensions et les contradictions inhérentes à la gouvernance du graffiti comme un phénomène qui, au lieu d’être transitoire, est destiné à perdurer. Plutôt qu’un simple changement de statut du graffiti, de dévalorisant à valorisant, remarquons que c’est au sein même du domaine du graffiti qu’un certain nombre de lignes de faille sont apparues, avec l’émergence de sous-genres distincts, allant de l’artiste professionnel intégré n’exposant que dans des galeries à l’équipe de graffeurs illégaux et cascadeurs. Certains cas célèbres, tels que la destruction iconoclaste par Blu de ses propres œuvres d’art pour protester contre leur marchandisation, prouvent que cette ligne de rupture n’est pas toujours indolore [2]. C’est pourquoi la notion de « synthèse divergente », issue de la philosophie de Gilles Deleuze, peut s’avérer utile pour prendre en compte les dynamiques simultanées, divergentes et non symétriques de l’appréciation du graffiti (l’« art » n’étant que l’une d’entre elles). C’est par ces dynamiques hétérogènes que des circuits de valorisation opposés sont produits dans le même champ socio-esthétique [3].

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Pour citer cet article :

Andrea Mubi Brighenti & traduit par Olivier Gaudin, « Les aventures du graffiti dans les villes », Métropolitiques, 16 juin 2022. URL : https://metropolitiques.eu/Les-aventures-du-graffiti-dans-les-villes.html

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