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Maquisards urbains

Les migrations clandestines sur les murs de la ville

La question de la visibilité des migrants dans la ville émerge sur la scène photographique contemporaine. À Cherbourg, cette visibilité et cette mémoire contemporaines sont mises en lumière, bien qu’elles occupent une place marginale face à l’histoire officielle de la ville qui commémorent les migrations du XXe siècle vers les États-Unis.

En 2012, une exposition consacrée au Titanic [1] a pris place à la Cité de la mer de Cherbourg pour marquer le 100e anniversaire du départ du paquebot vers les États-Unis. Dans la salle des bagages de l’ancienne gare maritime, un dispositif interactif expose au visiteur l’histoire des milliers d’émigrants qui ont transité ici à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Ainsi, une part importante de l’identité des habitants du Nord-Cotentin se trouve mise en lumière et partagée.

Figure 1. Maquisards urbains, 2013, Pierre Burnel.
Photographie : © Norbert Hardy.

Si l’histoire retient l’épopée transatlantique, en l’idéalisant un peu, il est plus rarement question des migrants qui ont transité par Cherbourg depuis la fin des années 1990. Le projet artistique Maquisards urbains, né de l’initiative de Margaret Bonnissent, animatrice du centre socio-culturel de Flamanville, a pour but de montrer le sort de ceux que l’on nomme les « clandestins ». Avec Pierre Burnel, street artist, et Norbert Hardy, photographe, un dispositif associant collages et photographies est apparu sur les murs de la ville au cours de l’été 2012. Au détour d’un bâtiment ou sur d’anciens wagons de la SNCF, on retrouve de façon éphémère l’image des migrants d’aujourd’hui. Cette démarche artistique vise à la prise de conscience d’un fait d’actualité à travers les regards de chacun des auteurs. Il y a d’abord une représentation picturale in situ réalisée par Pierre Burnel : des silhouettes taille réelle conduisent l’observateur à imaginer le périple des migrants juste avant l’embarquement clandestin à bord d’un ferry. Cette réalité, difficile à saisir parce que souvent cachée, est ainsi rendue visible. Ensuite, Norbert Hardy effectue un travail photographique pour capturer ces images de migrants, vouées à disparaître au gré des intempéries. Les prises de vues donnent une vision d’ensemble et replacent les silhouettes dans l’espace urbain environnant. De cette manière, un imaginaire de l’émigration clandestine à Cherbourg se trouve projeté dans la ville, invitant les habitants et les gens de passage à voir autrement une question qui fait actuellement débat dans la société locale comme nationale. Trois dimensions de cette œuvre semblent particulièrement intéressantes à discuter : sa géographie, l’imaginaire qu’elle convoque et la trace qu’elle laisse.

Géographie de la clandestinité

À proximité immédiate du port transmanche, le collage d’un dessin sur le mur du bar Le Welcome se veut volontairement ironique. Sur les côtes de la Manche, dans le nord du Cotentin comme dans le Calaisis et le Dunkerquois, l’État n’a, en effet, jamais apporté d’autres réponses que des mesures de gestion policière (destructions des camps, interpellations…) et administrative (enfermement, expulsions). Ce sont des riverains, des bénévoles associatifs et des militants qui travaillent, parfois avec le soutien des municipalités ou des collectivités locales, pour que les migrants bénéficient du minimum (manger, se soigner, s’abriter...).

Figure 2. Un collage de Pierre Burnel sur le bar Le Welcome en face du
port transmanche de Cherbourg-Octeville.
© Olivier Thomas, ESO Caen, mars 2013.

D’autres collages ont été réalisés dans des lieux particuliers de la ville, principalement la gare, le port et ses abords. Ce sont donc des espaces du voyage, mais pas seulement. Dans le cadre de leur parcours d’émigration, les migrants clandestins fréquentent différents lieux, souvent situés aux marges de l’espace urbain. Les terrains vagues, les squats, les locaux des associations humanitaires ou caritatives, mais aussi les abords des lieux de transit (wagons désaffectés, friches industrielles...) composent des territoires singuliers qui caractérisent à la fois l’identité de ces migrants et la place qui leur est réservée dans la société. Les murs, les bâtiments, le mobilier urbain qui a été choisi pour coller les œuvres de Pierre Burnel dessinent cette géographie du monde clandestin inscrite dans la ville de Cherbourg depuis maintenant plus de dix ans.

Figure 3. La Quête, 2012, peinture acrylique noire sur papier fin, 200 × 300 cm.
Photographie : © Norbert Hardy.

Plus implicitement, une autre géographie est décelable dans le travail de Pierre Burnel. Inspirés des prises de vues de photographes qui ont travaillé auprès des migrants dans le nord de la France, ses dessins rendent compte du rôle du corps au cours du voyage clandestin. Mobilisé comme dernier « capital » (Laacher 2007, p. 96), le corps des migrants est, en effet, extrêmement sollicité au cours du parcours d’émigration. À la fois « sur-exposé », « sur-exploité » et « sur-consommé » (Dambuyant-Wargny 2004), le corps est un marqueur d’une condition sociale (Thomas 2011). Ici, les attitudes et les postures suggèrent qu’il s’agit de clandestins, l’artiste retenant du corps une silhouette et l’utilisant comme un langage à destination de celui qui se trouve en position d’observateur. Replié sur lui-même en position d’attente et de repos, ou bien courbé, la capuche sur la tête pour éviter de se faire repérer par les polices, c’est à chaque fois une situation du quotidien des clandestins qui est mise en lumière.

Figure 4. La fuite, 2012, acrylique noire sur papier fin, 200 × 90 cm.
Photographie : © Norbert Hardy.

L’image, l’imaginaire et la visibilité du phénomène

Dans le champ artistique (photographie, peinture...) et/ou dans le champ culturel (cinéma, littérature...), les œuvres qui traitent d’une question sociale suscitent des débats dans la société. Elles portent souvent une dimension politique (au sens « du politique ») parce qu’elles amènent le spectateur à se positionner, ou tout au moins à s’interroger. Ici, le projet Maquisards urbains aborde à l’échelle locale un phénomène qu’il serait facile d’oublier tant les migrants évoluent à la marge. Pour autant, et bien qu’ils sachent se substituer aux regards, les migrants sont présents dans la ville parmi les habitants. Une nouvelle fois, c’est la question de la visibilité de cette population marginalisée qui resurgit (Thomas 2012).

Une œuvre telle que celle de Pierre Burnel et Norbert Hardy participe à la production d’images autour des migrations clandestines. Dans ce dispositif, les auteurs ont travaillé à partir des documents accessibles à tous comme des films, des photos, des livres ou des articles de presse. De là, le street artist a composé dans ses dessins un imaginaire de la présence des clandestins dans l’agglomération de Cherbourg. Les photographies de Norbert Hardy contribuent, quant à elles, à la diffusion de cet imaginaire tout en l’inscrivant au sein du contexte spatial où il prend corps. Que ce soit dans la ville ou dans le cadre d’une exposition, l’œuvre vient ainsi bousculer l’imaginaire collectif des habitants ou des voyageurs au sujet de l’émigration via Cherbourg. Elle déplace le regard vers un phénomène actuel et permet de ne pas laisser croire que les migrations ont cessé avec l’arrêt des traversées transatlantiques.

Il s’agit donc pour les auteurs de faire prendre conscience de la réalité des migrations clandestines et de la proximité du phénomène. Le projet intègre une démarche pédagogique en associant des lycéens au processus de réflexion en amont des expositions. Au cours de l’année scolaire 2012‑2013, des élèves de seconde du lycée Jean-François Millet de Cherbourg-Octeville, accompagnés par des enseignants, ont étudié les migrations clandestines en s’attachant particulièrement à la dimension vécue du voyage et au sens qu’il revêt tant pour le migrant que pour ceux qui en sont spectateurs. Au printemps 2013, la galerie d’art du lycée a accueilli l’exposition Maquisards urbains, à laquelle les élèves ont contribué par l’écriture de textes mais aussi par la lecture et l’interprétation d’extraits des Clandestins, roman de Youssouf Amine Elalamy (2011). La démarche artistique au cœur du projet a ainsi permis la sensibilisation de lycéens concernant les migrations clandestines, dont l’histoire s’écrit en partie à Cherbourg et sur les côtes de la Manche. D’autres collages devraient être réalisés dans le nord de la France, probablement à Calais dans un premier temps. Avec de nouvelles prises de vues et d’autres projets pédagogiques, le travail de sensibilisation inhérent à cette démarche artistique va ainsi se poursuivre dans d’autres lieux.

De la trace des images à la mémoire du fait clandestin

En 2007, la photographe Virginie Laurent posait déjà la question de ce qu’il restera de l’émigration par Cherbourg au cours des années 2000. Dans son travail intitulé « No man’s land » (Laurent 2009), elle s’était intéressée aux objets que les migrants laissaient derrière eux ainsi qu’aux espaces par lesquels ils avaient transité. Elle y inventoriait les traces du passage de voyageurs clandestins et confrontait par la même occasion leur histoire et celle des habitants de l’agglomération. En une dizaine d’années, les clandestins ont laissé une empreinte dans la société locale, que ce soit dans l’espace matériel (camps, locaux associatifs, dispositifs de sécurité sur le port...) ou dans l’imaginaire collectif. Mais, à l’instar des collages de Pierre Burnel, la plupart des traces laissées par les migrants dans la ville va disparaître.

Figure 5. Un collage de Pierre Burnel sur un ancien wagon de la SNCF, gare de Cherbourg.
© Olivier Thomas, ESO Caen, mars 2013.

En face du port transmanche, l’hôtel Atlantique vient rappeler l’émigration de celles et ceux qui ont traversé l’océan il y a un siècle, et l’ouverture d’un espace dédié au sein de la Cité de la mer entretient cette part de l’histoire de la ville et du port. La mémoire collective n’a certes pas nécessairement besoin d’un bâti ou d’un monument pour perdurer, mais elle relève néanmoins d’une construction du passé à partir des normes du présent (Halbwachs 1950). L’histoire des populations qui vivent à la marge sont, le plus souvent, écrites par d’autres. Aujourd’hui, les clandestins marquent nos sociétés sans être véritablement en mesure d’inscrire la mémoire de cette émigration. Le projet Maquisards urbains, qui rassemble artistes, élèves, habitants, bénévoles et militants, participe à cet exercice de mémoire des migrations dites « clandestines ».

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Olivier Thomas, « Maquisards urbains. Les migrations clandestines sur les murs de la ville », Métropolitiques, 30 septembre 2013. URL : https://metropolitiques.eu/Maquisards-urbains.html

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