Objet d’une littérature sociologique abondante, les jeunes habitants des « cités » [1] françaises sont le plus souvent étudiés à partir de leurs formes de sociabilité au sein de ces quartiers (Lepoutre 1997 ; Kokoreff 2003 ; Sauvadet 2006) et/ou de leur rapport aux institutions (Beaud 2003 ; Masclet 2003 ; Marlière 2005 ; Mohammed 2011). En publiant un ouvrage sur la mobilité quotidienne des adolescents résidant au sein des quartiers franciliens classés ZUS [2], Nicolas Oppenchaim propose un angle d’approche original qui permet de dépasser certaines représentations de la figure fantasmée et essentialisée du « jeune de cité » [3]. En se penchant sur les déplacements de ces jeunes hors de leur quartier, il réaffirme les limites de la thèse du « ghetto » (Lapeyronnie 2008) et de l’ancrage exclusif de ces jeunes au sein de leur lieu de résidence.
Tiré d’une thèse de sociologie soutenue en 2011, le livre interroge les liens dynamiques qu’entretiennent l’ancrage résidentiel, la mobilité, la socialisation et la construction identitaire de ces adolescents qui vivent dans des contextes de forte ségrégation urbaine. L’auteur envisage la mobilité à travers trois dimensions : l’accessibilité, déterminée par des critères socio-économiques et territoriaux ; les dispositions, acquises par les adolescents au sein de leur famille et dans leur quartier d’habitation ; et des épreuves, se traduisant par des situations de coprésence avec des citadins d’autres origines sociales et résidentielles (Oppenchaim 2011).
En se basant sur l’exploitation secondaire de trois Enquêtes globales de transport pour les années 1991, 2001 et 2010, l’ouvrage propose d’abord un cadrage statistique des potentiels de mobilité des adolescents franciliens, avec une focale particulière sur ceux résidant dans des quartiers ZUS (chapitre 1). À ce volet statistique s’ajoutent une enquête ethnographique de plus d’un an, effectuée au sein d’une maison de quartier d’une ZUS située en grande couronne francilienne [4], ainsi que des ateliers et 92 entretiens semi-directifs menés auprès d’élèves dans huit établissements scolaires (collèges et lycées) d’Île-de-France. À partir de cette riche enquête de terrain, l’auteur reprend le concept de manière d’habiter (Authier 2001), compris comme « les rapports entretenus par l’individu à son logement, à l’espace local et à l’ensemble de la ville » (p. 23), pour construire une typologie des manières d’habiter une ZUS ou à proximité. Au regard de sa place majeure dans l’ouvrage (chapitres 2, 3 et 4), c’est sur cette typologie qu’on reviendra ici en évoquant son contenu, ses apports mais aussi ses limites.
Des manières d’habiter plurielles, hybrides et évolutives
La typologie élaborée par Nicolas Oppenchaim n’a pas pour objectif de classer les adolescents interrogés, mais « de rendre intelligibles et d’expliquer leurs pratiques » (p. 211). C’est notamment à partir de portraits d’enquêtés que l’auteur montre que ces manières typiques d’habiter ne sont pas figées (chapitre 4). Chacun des idéaux-types se distingue par des caractéristiques surreprésentées (sexe ; âge ; origine sociale et résidentielle ; trajectoire résidentielle ; dispositions des parents vis-à-vis de la mobilité de leurs enfants) et par des différences en ce qui concerne l’ancrage résidentiel, le rapport aux différents modes de transports, les lieux fréquentés et les façons de cohabiter avec les citadins d’autres milieux sociaux et résidentiels. L’auteur propose de distinguer quatre types dans lesquels les garçons sont majoritaires (chapitre 2) et quatre types qui concernent davantage les filles (chapitre 3). Tandis qu’un fort attachement au quartier caractérise les manières d’habiter des « adolescents du quartier », des « associatifs », des « filles de bonne famille » et des « guerrières », d’autres manières d’habiter sont caractérisées par une présence épisodique dans le quartier d’habitation ou un rejet de celui-ci (les « flâneurs », les « passionnés », les « flâneuses exclusives » et les « encadrées »).
Pour la plupart issus de ménages fragilisés, les « adolescents du quartier » sont davantage touchés par l’échec et le décrochage scolaire. Ils passent beaucoup de temps dans l’espace du quartier, au sein duquel s’inscrit la majorité de leur entourage amical. Leur mobilité est caractérisée par un usage précoce, autonome et souvent frauduleux des transports en commun. Peu organisées et souvent effectuées en groupes, leurs sorties sont un moyen de pallier l’ennui, de rencontrer des filles, des connaissances mais également de participer aux grandes festivités urbaines telles que la Fête de la musique ou le réveillon du Nouvel An. Leur mobilité peut se transformer en épreuve lorsqu’ils sont confrontés aux autres citadins (sentiment d’opposition entre « eux » et « nous ») et aux veilleurs d’espaces (contrôleurs, vigiles, policiers, etc.). Ces interactions peuvent même prendre la forme de conflits, dont la résolution implique parfois un repli sur le quartier et un sentiment de stigmatisation.
Les « associatifs », dont les parents occupent plus souvent un emploi stable, appartiennent à des fractions plus intégrées des catégories populaires. Ils sont caractérisés par leur implication dans le tissu associatif local et leurs déplacements se font souvent à proximité du quartier, avec des jeunes de leur âge. Bien que leurs principaux amis soient des garçons du quartier, ils ont un réseau amical plus mixte et des activités de loisirs plus diversifiées que les « adolescents du quartier ». Même s’ils se distinguent des citadins d’autres milieux sociaux, ils ressentent moins la stigmatisation, n’ayant pas ou peu vécu de situations problématiques dans leurs déplacements.
Les « filles de bonne famille » disposent d’un fort ancrage familial et d’une bonne réputation dans le quartier alors que les « guerrières » se positionnent en reprenant certains codes des « adolescents du quartier », le plus souvent lors de leurs déplacements, l’espace local étant dominé par les garçons. Alors que les premières sont protégées par un réseau familial dense au niveau local, les « guerrières » sont souvent issues de familles monoparentales. Les « filles de bonne famille » se déplacent notamment dans les centres commerciaux situés à proximité de leur lieu de résidence, avec des amis ou des membres de leur famille. Ces déplacements n’ont pas pour objectif de faire de nouvelles rencontres et sont encadrés par des restrictions parentales. Elles expriment un sentiment d’étrangeté face à l’univers parisien, sans pour autant se sentir stigmatisées. À l’inverse, les « guerrières » se déplacent plus fréquemment de manière spontanée et en groupe hors de leur lieu de résidence, avec pour objectif de séduire d’autres adolescents ou de transgresser les normes d’interactions habituelles.
Attachés à leur quartier tout y étant de moins en moins présents, les « flâneurs » et les « passionnés » sont à la recherche de davantage de mixité sociale et ethno-raciale. Les premiers, dans leurs fréquents déplacements, sont à la recherche de l’anonymat procuré par la foule urbaine, en opposition au fort contrôle social qui s’exerce dans leur quartier. Ils sont souvent issus des catégories moyennes ou des couches supérieures des catégories populaires. Leur mobilité a pour objectif de faire de nouvelles rencontres amoureuses ou amicales. Ils apprennent à s’adapter à différents contextes, grâce à des confrontations réussies et répétées aux épreuves de la coprésence. Les seconds ont, quant à eux, déserté l’espace du quartier pour pratiquer leur passion, qu’elle soit sportive ou artistique. Celle-ci motive leurs déplacements, qui ont toujours un objectif précis. Ils ont donc une vision strictement fonctionnelle et individuelle de la mobilité et de l’usage des moyens de transport.
Avec un plus fort rejet de leur lieu de résidence et de ses habitants, les « flâneuses exclusives » et les « encadrées » constituent deux manières d’habiter concernant davantage les filles. Les premières ont une mobilité proche de celle des « flâneurs », avec un goût prononcé pour les rencontres éphémères. Elles consacrent leur temps libre à la mobilité, fuyant le quartier dans lequel elles ressentent une crainte de l’agression et du contrôle social. Contrairement aux « flâneurs », elles se déplacent de manière plus solitaire et spontanée et ne fréquentent pas les mêmes lieux. À la recherche de « dépaysement », elles aiment passer du temps dans les transports en commun sans but précis. Les secondes sont plus souvent issues d’une origine ethno-raciale minoritaire dans le quartier. La mobilité de ces filles, qui habitent pour la plupart des quartiers pavillonnaires mitoyens des ZUS, est fortement encadrée par leurs parents, par crainte de rencontres dangereuses ou d’agressions. Elles utilisent peu les réseaux de transport et développent une peur de l’inconnu et de la foule urbaine. Elles apprécient cependant leurs rares sorties, et si l’épreuve de la coprésence est réussie, celle-ci peut diminuer l’influence des injonctions parentales.
Les pratiques de mobilité peuvent être hybrides, à l’instar de celles des « blédards », adolescents primo-arrivants, pour qui le parcours migratoire et l’épreuve du déracinement font varier leur manière d’habiter entre deux types : les « adolescents du quartier », dont ils reprennent les codes, et les « flâneurs », avec qui ils partagent un goût pour la flânerie urbaine, la découverte de la ville et des autres citadins. Par ailleurs, la montée en âge et la survenue d’événements (obtention d’une carte d’abonnement au réseau de transports en commun ; rencontres amoureuses ou amicales avec des personnes extérieures au quartier ; insertion professionnelle) peuvent également changer la manière d’habiter des adolescents, en modifiant leurs habitudes et leurs façons d’agir. Enfin, les épreuves de coprésence avec les autres citadins peuvent se traduire par des réussites ou des échecs, transformant les dispositions initialement acquises.
La mobilité à l’épreuve de l’hétérogénéité des cités
À partir de la description et l’analyse des déplacements des jeunes habitants de certains quartiers franciliens ciblés par la politique de la ville, l’ouvrage de Nicolas Oppenchaim invite à dépasser l’échelle du quartier pour étudier la socialisation et les effets de la ségrégation résidentielle sur les conduites de déplacement. À une époque qui valorise la mobilité (Remy 2015) au point de la transformer en injonction dans les politiques d’insertion (Fol 2009), ce travail apporte des clés de compréhension qui arrivent à point nommé, notamment car il contribue à nourrir les débats sur les effets de la mixité sociale. Ces idéaux-types montrent, en effet, que les effets de la ségrégation socio-spatiale s’appliquent différemment selon les individus et leurs caractéristiques. Ainsi, la mixité sociale induite par la mobilité peut tout autant créer une capacité d’adaptation aux différents milieux sociaux que renforcer l’entre-soi.
Pratique à la fois socialisée et socialisante (Devaux et Oppenchaim 2012), la mobilité des adolescents de cité prend ainsi des formes plurielles, avec de fortes différenciations entre les adolescents des ZUS et entre les ZUS elles-mêmes. L’auteur montre notamment que l’emplacement géographique, la distance aux centralités urbaines et aux réseaux de transport d’un quartier jouent sur le potentiel et les dispositions de mobilité des adolescents qui y vivent. Par exemple, certaines manières d’habiter concernent davantage les adolescents vivant dans des quartiers bien desservis, à l’instar des « guerrières » et des « flâneurs ».
Il reste que les ZUS franciliennes forment un paysage contrasté (Musiedlak 2011) et se distinguent par d’autres éléments contextuels non pris en compte dans l’ouvrage (indicateurs de revenus, de précarité ou encore de structure de la population), qui peuvent être des variables explicatives des pratiques de mobilité de leurs habitants. Le choix de s’appuyer sur le découpage de la politique de la ville est probablement trop ambitieux tant il présente le risque d’homogénéiser un ensemble de quartiers disparates. De plus, en intégrant dans son échantillon les adolescents habitant des quartiers situés à proximité des ZUS, l’auteur complexifie l’objet d’étude, les types d’espaces situés à proximité des ZUS n’étant pas systématiquement similaires (Préteceille 2003). Plusieurs questions restent ainsi en suspens : est-ce la même chose d’habiter une ZUS et à proximité d’une ZUS ? Toutes les « cités » sont-elles des ZUS, et inversement ? On peut, en outre, s’interroger sur le caractère généralisable de la typologie pour des contextes tels que les quartiers populaires situés en périphérie des villes moyennes, territoires dont l’intérêt scientifique est souvent sous-estimé (Demazière 2014) et au sein desquels l’anonymat urbain est moindre et la stigmatisation potentiellement plus prononcée.
En définitive, le débat reste ouvert quant à l’échelle d’analyse la plus pertinente pour étudier les « cités ». Si l’auteur rappelle à juste titre que certaines généralisations discutables ont pu être effectuées à partir de l’étude de cas particuliers (Gilbert 2011), l’analyse peut également perdre en finesse lorsque les territoires étudiés sont trop nombreux et singuliers.
Bibliographie
- Authier, J.-Y. 2001. Espace et socialisation. Regards sociologiques sur les dimensions spatiales de la vie sociale, habilitation à diriger des recherches, université Lyon‑2.
- Beaud, S. 2003. 80 % au bac… et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris : La Découverte.
- Demazière, C. 2014. « Pourquoi et comment analyser les villes moyennes ? Un potentiel pour la recherche urbaine », Métropolitiques, 29 janvier.
- Devaux, J. et Oppenchaim, N. 2012. « La mobilité des adolescents : une pratique socialisée et socialisante », Métropolitiques, 28 novembre.
- Fol, S. 2009. La Mobilité des pauvres. Pratiques d’habitants et politiques publiques, Paris : Belin.
- Gilbert, P. 2011. « “Ghetto”, “relégation”, “effets de quartier”. Critique d’une représentation des cités », Métropolitiques, 9 février.
- Kokoreff, M. 2003. La Force des quartiers. De la délinquance à l’engagement politique, Paris : Payot.
- Lapeyronnie, D. 2008. Ghetto urbain. Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui, Paris : Robert Laffont.
- Lepoutre, D. 1997. Cœur de banlieue. Codes, rites et langages, Paris : Odile Jacob.
- Marlière, É. 2005. « La police et les “jeunes de cité” », Agora débats/jeunesses, n° 39, p. 94‑104.
- Masclet, O. 2003. La Gauche et les cités. Enquête sur un rendez-vous manqué, Paris : La Dispute.
- Mohammed, M. 2011. La Formation des bandes. Entre la famille, l’école et la rue, Paris : Presses universitaires de France.
- Musiedlak, Y. 2011. « Les ZUS franciliennes, un paysage contrasté », Alapage, n° 356, Montigny-le-Bretonneux : INSEE Île-de-France.
- Oppenchaim, Nicolas. 2011. Mobilité quotidienne, socialisation et ségrégation : une analyse à partir des manières d’habiter des adolescents de zones urbaines sensibles, thèse de sociologie, université Paris-Est.
- Préteceille, E. 2003. La Division sociale de l’espace francilien. Typologie socioprofessionnelle 1999 et transformations de l’espace résidentiel 1990‑99, Paris : Observatoire sociologique du changement (Fondation nationale des sciences politiques (FNSP)/Centre national de la recherche scientifique(CNRS)).
- Remy, J. 2015. L’Espace, un objet central de la sociologie, Toulouse : Érès.
- Sauvadet, T. 2006. Le Capital guerrier. Concurrence et solidarité entre jeunes de cités, Paris : Armand Colin.
- Truong, F. 2010. « Le “jeune de banlieue” n’existe pas », Libération, 4 novembre.