La sécurisation juridique de leurs pratiques professionnelles est aujourd’hui un enjeu considérable pour les urbanistes. La complexification du droit, marquée par l’inflation législative, réglementaire, procédurale et par l’accroissement du nombre de normes techniques – en particulier liées au développement durable – redéfinit les relations entre les acteurs du champ. L’inégalité d’accès aux ressources juridiques, à l’origine de difficultés pour les collectivités périurbaines et rurales faiblement dotées en ingénierie (Bombenger 2011), soulève de nombreuses inquiétudes dans les milieux politiques, universitaires et professionnels [1].
En France, la hiérarchisation des types de normes juridiques en fonction de leur ordre d’importance [2] joue un rôle primordial dans la façon de traiter le sujet des relations entre le droit et l’urbanisme. En effet, si certains travaux s’appuient sur une définition large du droit (Bourdin et al. 2006), ce sont la législation et la réglementation qui servent, le plus souvent, de base de réflexion. À la différence des pays de common law, la prise en compte de la jurisprudence est loin d’être immédiate en France. Pourtant, ses évolutions conditionnent les pratiques professionnelles, dans la mesure où elle est la principale source du droit administratif, dont dépend essentiellement l’urbanisme. La jurisprudence, définie comme « l’ensemble des décisions des juridictions sur une matière ou dans un pays, en tant qu’elles constituent une source du droit [3] », est souple et mouvante, ce qui oblige les professionnels à adapter leurs pratiques, par exemple en se tenant informés des nombreux arrêts des cours administratives d’appel et en tentant d’en tirer les conséquences opérationnelles.
Les champs de l’urbanisme sont inégalement touchés par l’activité jurisprudentielle, très influente dans les domaines les plus sujets à contentieux. L’exemple traité ici est celui de la planification territoriale, en particulier les procédures d’élaboration des plans locaux d’urbanisme (PLU) [4]. Le propos n’est pas d’en analyser précisément les évolutions jurisprudentielles, mais de saisir leurs conséquences sur les pratiques professionnelles. Nous présenterons tout d’abord l’évolution jurisprudentielle servant de base à notre étude, pour en saisir les nombreux enjeux pratiques et concrets. Nous verrons ensuite qu’il en découle une série de problèmes, essentiellement liés à la capacité des professionnels à prendre en compte les évolutions du droit.
La jurisprudence « Commune de Saint-Lunaire »
Par un arrêt du 10 février 2010, le Conseil d’État oblige les conseils municipaux à appliquer avec la plus grande rigueur l’article L.300-2 du code de l’urbanisme. À ce titre, ils doivent délibérer, dès le premier acte administratif de la procédure d’élaboration ou de révision d’un PLU, « d’une part, et au moins dans leurs grandes lignes, sur les objectifs poursuivis par la commune en projetant d’élaborer ou de réviser un document d’urbanisme, d’autre part, sur les modalités de la concertation avec les habitants, les associations locales et les autres personnes concernées [5] » (pour les collectivités, l’exigence est bien entendu accrue par la nécessité de présenter leurs objectifs au début de la procédure). L’annulation du plan local d’urbanisme de la commune de Saint-Lunaire (Ille-et-Vilaine) est à l’origine de cette jurisprudence. Par une délibération du 27 mars 2002, cette municipalité décida de réviser le plan d’occupation des sols datant de 1991, pour élaborer le PLU, tenant ainsi compte de la loi solidarité et renouvellement urbains (SRU) du 13 décembre 2000. Après une longue procédure contentieuse entre des particuliers et la municipalité, le Conseil d’État trancha en faveur des premiers : cet acte administratif « se borne à relever que la révision de ce document [d’urbanisme] doit désormais prendre la forme d’un plan local d’urbanisme », ce qui n’est guère suffisant au regard de l’article précité du code de l’urbanisme.
La jurisprudence s’attaque ici au caractère trop général des objectifs de révision des documents d’urbanisme. La première délibération du conseil municipal, qui a pour but de lancer la procédure d’élaboration du plan, est ainsi précisément visée par la juridiction. Elle doit présenter une argumentation quant aux objectifs et au contenu du document. Les conséquences concrètes sont immédiates puisque, la plupart du temps, les municipalités ne prévoyaient aucunement de telles justifications lors du lancement de leur document. Or, la rétroactivité de la décision du Conseil d’État ouvre d’importantes possibilités de contentieux. S’il est difficile d’évaluer quantitativement le phénomène, l’accroissement du nombre de contentieux est réel et ressenti jusqu’au Parlement. Certains députés, inquiets des conséquences pour les petites communes, soulèvent cette difficulté : « De nombreux documents de planification locale – qu’ils fassent actuellement l’objet de contentieux ou qu’ils soient en cours d’élaboration et susceptibles ultérieurement d’être contestés – sont affectés par ce vice de procédure [6] ». L’inquiétude est d’autant plus grande que les députés se trouvent face à un phénomène qu’ils ne maîtrisent pas. L’impossible contrôle de la situation par les collectivités est renforcée par le flou et l’hétérogénéité produits par l’activité jurisprudentielle.
L’application de la jurisprudence : flou et hétérogénéité du droit
L’affirmation progressive de la jurisprudence a pour effet de rendre floue l’application du droit – on comprend alors le succès des concepts de « droit mou » ou de « droit flexible » (Carbonnier 2001). Le basculement de la réglementation vers la jurisprudence accroît les marges de manœuvre dans l’application du droit. Les exemples suivants montrent que la jurisprudence « Saint-Lunaire » peut induire des logiques différentes dans la prise des décisions administratives.
Tout d’abord, la Cour administrative d’appel de Nancy confirme la légalité d’un PLU, dans la mesure où la délibération initiale prévoyait de réactualiser le document d’urbanisme pour poursuivre les objectifs suivants : « maîtriser le développement de l’urbanisation, préserver le patrimoine bâti et assurer l’intégration des nouvelles constructions, définir les équipements et les opérations d’aménagement de l’espace nécessaires à la commune, protéger et mettre en valeur les espaces naturels et les paysages de la commune, encourager l’artisanat et le commerce local, maintenir et favoriser l’activité agricole [7] ». Cette solution revient à délibérer en s’appuyant sur les tendances très générales de la planification territoriale.
La Cour administrative d’appel de Nantes, quant à elle, confirme aussi la légalité d’un PLU du point de vue de la jurisprudence « Saint-Lunaire », alors que la délibération prend un tout autre visage. Lors de la révision faisant suite à la loi SRU, le document administratif « fait état de la nécessité de procéder à une révision du plan d’occupation des sols en raison du nombre de demandes de modifications parvenues en mairie et de la nécessité de redéfinir certaines règles pour tenir compte des nouvelles conditions économiques et sociologiques [8] ». Cette argumentation, beaucoup plus ténue, convient à la juridiction administrative, ce qui peut sembler étonnant au vu de la nouvelle rigueur exigée.
La Cour administrative d’appel de Lyon permet au contraire d’avoir un aperçu de la contrainte introduite par la nouvelle jurisprudence. Elle précise l’illégalité d’un PLU dont la délibération de révision précisait qu’il était nécessaire « d’intégrer les zones inondables », de planifier le financement des réseaux, de prévoir la suppression des zones NB [9] et de prendre en compte « l’évolution des secteurs urbanisés [10] ». La Cour considère que le document est composé de « mentions excessivement générales, sans réelle consistance et dépourvues, notamment, de toute indication relative aux enjeux et orientations du parti d’aménagement recherché ». Ici, une solution pourtant très territorialisée, précisant les enjeux locaux et tâchant de trouver des réponses adéquates, est considérée comme illégale. Pourtant, pour arriver à un tel niveau de détail, la commune a nécessairement construit une réflexion préalable.
Enfin, le cas de la commune de Sallanches (Haute-Savoie) montre la diffusion rapide de la jurisprudence. La municipalité lance une procédure de révision de son PLU en 2003, puis l’approuve en juin 2011 [11]. Quatre habitants de la commune exercent alors un recours devant le Tribunal administratif de Grenoble invoquant, sur le fond, des problèmes de classement de propriétés. Sur la forme, l’argument mis en valeur se base sur la jurisprudence « Saint-Lunaire », puisque l’argumentation contenue dans la délibération de 2003 est remise en cause par les requérants. Dans sa décision du 28 décembre 2012, le Tribunal administratif suit la jurisprudence en question et annule le PLU, invoquant ce seul moyen, mais sans sanctionner la municipalité sur la forme.
Ainsi, l’application de la jurisprudence rend difficile l’homogénéisation des pratiques sur le territoire. D’une part, parce qu’elle fragilise les PLU du point de vue juridique et, d’autre part, parce qu’elle laisse le pouvoir au juge administratif. Les urbanistes doivent alors faire évoluer leurs pratiques pour s’adapter à cette nouvelle situation.
De profondes conséquences sur les pratiques et les compétences
Les professionnels doivent tout d’abord gérer de nouvelles temporalités en termes de planification territoriale. En effet, la jurisprudence « Saint-Lunaire » fait émerger une importante contradiction entre, d’un côté, la première délibération, c’est-à-dire un acte ponctuel produit au début de la procédure et, d’autre part, un long processus de constitution d’un document d’urbanisme supposant la formulation d’objectifs politiques et un important travail d’expertise, de concertation et d’enquête publique. Avec l’évolution de la jurisprudence, cette lente construction orchestrée par les urbanistes doit suivre le programme initial désigné dans la première délibération. En conséquence, ils ont l’obligation d’alerter les élus locaux bien en amont du lancement de la procédure d’élaboration du document d’urbanisme et de fournir une argumentation initiale, alors même que la procédure peut durer de nombreuses années.
L’impératif participatif est aussi central dans la jurisprudence « Saint-Lunaire », la première délibération devant préciser « les modalités de la concertation avec les habitants, les associations locales et les autres personnes concernées [12] ». Or, l’implication des habitants n’est pas sans effets sur l’évolution des pratiques des urbanistes (Biau et al. 2013). Par exemple, elle génère une nouvelle complexité dans la conduite de la planification territoriale puisqu’elle suppose que les urbanistes coordonnent les interventions et articulent des dispositifs (Combe 2012). L’anticipation des modalités de la concertation, telle qu’elle est exigée par la jurisprudence, a donc une importance majeure. Elle détermine en effet l’ensemble de la procédure d’élaboration des documents d’urbanisme.
Les urbanistes ont donc l’obligation de faire face à de nouveaux impératifs, dans un contexte d’imprécision des textes législatifs et réglementaires. En effet, l’hétérogénéité des décisions jurisprudentielles s’explique largement par l’absence d’un cadrage juridique adapté. Dans ces conditions, le juge administratif, de plus en plus sollicité, se voit dans l’obligation de résoudre des contentieux qui nécessiteraient le développement d’une expertise approfondie sur le caractère itératif du processus de planification, ou encore sur la richesse de la démarche territoriale – alors que cela ne fait certainement pas partie de sa mission ni de ses compétences.
Du point de vue des praticiens, la maîtrise de ces évolutions jurisprudentielles semble hisser les compétences juridiques au premier rang des savoir-faire de l’urbaniste. Reste un défi de taille pour les professionnels de l’urbain, celui de ne pas sombrer dans un juridicisme exclusif.
Bibliographie
- Biau, V. Fenker, M. et Macaire, É. (dir.) 2013. L’Implication des habitants dans la fabrication de la ville. Métiers et pratiques en question, Paris : Éditions de la Villette, collection « Cahiers du Ramau », n° 6.
- Bombenger, P.-H. 2011. L’Urbanisme en campagne. Pratiques de planification des sols et d’aide à la décision dans des communes rurales françaises, thèse de sciences de l’environnement, université du Québec à Montréal (Canada) et université François-Rabelais de Tours.
- Bourdin, A., Lefeuvre, M.-P. et Melé, P. (dir.) 2006. Les Règles du jeu urbain : entre droit et confiance, Paris : Descartes & Cie.
- Carbonnier, J. 2001. Flexible droit : textes pour une sociologie du droit sans rigueur, Paris : LGDJ (10e éd.).
- Combe, L. 2012. Processus participatifs et urbanisme à l’échelle métropolitaine. Une perspective comparative entre Lyon et Montréal, thèse de géographie, aménagement et urbanisme, université Lyon-2.
- Daoudi, N., Guédas, S., Lange, A., Proisy, C. et Sinou, M. 2014. Loi littoral et documents locaux d’urbanisme. Les difficultés de mise en œuvre de la loi Littoral sur les territoires, rapport de recherche, master de l’Institut français d’urbanisme.