Finies les zones tarifaires ! Qu’ils soient Parisiens ou banlieusards, les 3,8 millions de Franciliens abonnés aux transports en commun paient désormais le même prix. Officiellement mis en œuvre le mardi 1er septembre 2015, à trois mois des élections régionales, le tarif unique de 70 € du passe Navigo permet aux usagers de se rendre partout dans la région Île-de-France pour le même tarif. Il s’applique également à la carte Imagine’R et aux abonnements à tarif réduit « Solidarité ». Auparavant, en vertu d’un système de zones, plus le voyageur se rendait loin, plus il payait cher son abonnement.
Cette réforme a été entérinée par le conseil régional et l’Assemblée nationale lors du vote des amendements rectificatifs des budgets 2015. Son financement, estimé entre 400 et 500 millions d’euros, sera assuré en 2016 à hauteur de 261 millions par la région et de 220 millions par les employeurs franciliens à travers le versement transport (VT) [1].
Révolution politique ou continuité ?
Le tarif unique est-il une révolution politique ? En tous les cas, c’est en ces termes que la majorité (Parti socialiste et Europe Écologie – Les Verts) du conseil régional a présenté sa réforme – par exemple, lors du débat sur l’amendement rectificatif de son budget :
« La révolution de la tarification unique est un choix fort de la majorité. […] Elle est un facteur d’unité régionale, un vecteur de transition écologique et sociale et de compétitivité des entreprises franciliennes. Elle constituera un outil de redistribution et de pouvoir d’achat, en direction des usagers dont les conditions de transport sont les moins favorables. [...] À moins d’un an de la conférence mondiale sur le climat […], la carte Navigo constitue un signal déterminant pour les transports collectifs » [2].
De la même façon, lors du vote à l’Assemblée nationale de la loi de finance autorisant l’augmentation du versement transport en Île-de-France, le Premier ministre Manuel Valls a repris l’essentiel de l’argumentaire et du ton du discours régional en affirmant que « le passe Navigo unique [était] bien plus qu’un symbole ».
L’adoption du tarif unique est ainsi directement associée aux investissements majeurs consentis en faveur des transports publics par les pouvoirs publics étatiques et régionaux, dans le but d’engager la région sur la voie du développement durable. Pour autant, le tarif unique n’est pas une rupture brutale. Il s’est imposé progressivement depuis la création en 1975 de la Carte orange, premier abonnement tout-mode à nombre de voyages illimités, décliné sur la base d’un tarif zonal. La fusion des zones tarifaires 5, 6, 7 et 8 entre 2007 et 2011, destinée à diminuer le tarif des résidents les plus éloignés, mais aussi le dézonage de tous les abonnements durant le week-end et les jours fériés (à partir de septembre 2012), la période estivale (à partir de juillet 2013), puis les petites vacances scolaires (à partir d’avril 2014), ont largement anticipé, sinon préparé, cette évolution.
La continuité s’exprime également dans l’objectif principal de la mesure : dynamiser l’usage du transport public pour lutter contre la dépendance et la pollution automobiles – un discours rodé lors de la première crise pétrolière et largement légitimé depuis l’émergence du concept de durabilité urbaine. Enfin, le financement du dézonage se fonde, comme depuis les années 1980, sur le remboursement de la Carte orange des salariés par les employeurs à hauteur de 50 %, puis sur l’augmentation ad hoc du VT – sans beaucoup de considération pour la compétitivité des entreprises les plus petites.
Notes : (i) à partir de 2016, tous les forfaits seront alignés sur le tarif du forfait zones 1‑2 ; (ii) les tarifs du passe Navigo ne tiennent pas compte ici du remboursement par les employeurs.
Source : www.navigo.fr.
Un message brouillé
Le tarif unique constitue bel et bien un signe de solidarité financière envers les populations les plus précaires de la région. Le dézonage des abonnements hebdomadaires à tarif réduit renforcera sans conteste leur capacité économique à se déplacer et ouvrira l’horizon spatial de leur mobilité : ils n’auront plus, en effet, à acheter un complément de parcours pour se rendre dans un lieu situé en dehors de la zone tarifaire de leur abonnement. Pour autant, la « révolution » laisse de côté nombre d’usagers modestes. Il s’agit principalement de ceux qui se déplacent avec des tickets à l’unité, dont le tarif augmente plus fortement que celui de tout autre titre depuis la création la Carte orange [3] ; en effet, l’abonnement constitue pour eux un investissement trop élevé, même à 70 €.
De fait, le tarif unique est surtout une faveur accordée aux abonnés du réseau francilien, privilégiés depuis trente ans par la politique tarifaire. À titre d’exemple, en 2015, « un aller-retour Paris–Montereau coûte 19,90 € à un non-abonné contre moins de 3 € pour un abonné salarié, bénéficiant d’un remboursement par l’entreprise et réalisant 22 fois par mois ce même aller-retour » [4]. Pour ce salarié, l’abonnement mensuel au réseau est donc amorti dès deux aller-retour, pour un non-salarié dès quatre. Avec de tels écarts tarifaires entre l’abonnement et le tarif à l’unité, le nombre d’abonnements ne peut qu’augmenter. Aubaine ponctuelle pour un mois, une semaine, comme les carnets de tickets en leur temps, le tarif unique sera donc un vecteur de facilitation des usages du réseau plutôt que de leur augmentation, c’est-à-dire qu’il se traduira avant tout par un transfert de titres massif qui élargira de façon conséquente la population des « privilégiés ». Initialement conçu comme une prime aux usagers les plus fréquents et un levier de croissance des trafics par induction (nombre de voyages illimités), l’abonnement au réseau apparaît dénaturé de ces rôles car désormais déconnecté des modalités d’usage du réseau.
Selon les responsables régionaux, le dézonage donnerait aussi un signal fort « aux usagers dont les conditions de transport sont les moins favorables ». Dont acte : la qualité de service, en termes de ponctualité et de confort, faisant défaut sur nombre de liaisons RER et de métro pour causes de saturation (des wagons comme des terminus en gare) et d’obsolescence des infrastructures ferrées, la baisse du tarif serait donc une forme de compensation pour « défaut du service ». Voilà un message simple, mais peu rassurant quant à une évolution rapide de la qualité de service, notamment pour les abonnés récents qui pourraient quitter le réseau aussi vite qu’ils l’ont rejoint. Force est de rappeler que le rôle du tarif est indéfectiblement assujetti à la qualité dans la conquête de nouveaux publics : en les déconnectant, le message est pour le moins perturbé.
Enfin, depuis trente ans, les trajets associés aux distances les plus importantes entre les domiciles et les lieux de travail sont les plus subventionnés. Ce faible coût relatif a permis aux ménages d’accéder à un logement plus éloigné mais moins cher et/ou plus grand. Ce mécanisme est donc potentiellement porteur de dispersion résidentielle, d’étalement urbain et finalement de croissance de l’usage de la voiture. En l’absence, toujours de rigueur, d’une politique régionale du logement permettant d’orienter ces choix résidentiels (Wiel 2013), le message envoyé est là aussi contraire à la politique régionale, en matière de densification des territoires cette fois.
Le tarif unique, instrument politique de court ou de long terme ?
La réponse à cette question est liée à une autre fonction de la tarification unique : celle de la déconnexion des tarifs des abonnements avec les coûts de production des services. En 2014, les recettes tarifaires couvraient en moyenne 30 % des coûts de production du réseau francilien. Cette moyenne apparaît très basse au regard des taux constatés dans les métropoles du nord de l’Europe (GART 2009). De plus, elle masque de fortes disparités selon les titres de transport : les recettes issues des cartes Navigo des salariés abonnés aux zones 1‑5 couvrent 15 % des coûts de leurs usages, celles issues des tickets à l’unité 80 %.
La baisse tendancielle de la couverture des coûts par les recettes tarifaires ne peut perdurer sans compromettre gravement la remise à niveau urgente des infrastructures existantes et le développement de l’offre, nécessaires pour réduire la saturation des réseaux et pour accompagner le développement de l’Île-de-France (Crozet 2012). En effet, le besoin de financement est élevé et les coûts de fonctionnement augmentent plus que proportionnellement à la croissance de l’offre et des usages (Orfeuil 2005 ; Faivre d’Arcier 2012).
On peut certes imaginer que les usages tangentiels du réseau régional à l’horizon du Grand Paris Express (pas avant 2030) se développent, rendant caduque une tarification fondée strictement sur des zones radioconcentriques. Pour autant, il est pour le moins aventureux d’imaginer que cette évolution du service en termes de maillage régional et de ponctualité se traduise par des tarifs sans référence aux distances parcourues ! La tarification unique est donc une politique de court terme, non durable en termes économiques. L’inscrire dans le long terme, sur la voie d’un véritable changement de modèle écologique, économique et social, requiert d’annoncer au plus vite la fin des soldes pour les abonnés !
Bibliographie
- Crozet, Y. 2012. « Financement de la mobilité : vous n’avez encore rien vu ! », Infrastructures et Mobilité, n° 122.
- Faivre d’Arcier, B. 2010. « La situation financière des transports publics urbains est-elle durable ? », Les Cahiers scientifiques du transport, n° 58, p. 3‑28.
- Groupement des autorités responsables de transports (GART). 2009. « Quelles perspectives pour le financement des transports collectifs ? », Actes du colloque du GART, 17 juin, p. 13‑86.
- Orfeuil, J.-P. 2005. « L’évolution du financement public des transports urbains », Infrastructures et Mobilité, n° 49.
- Wiel, M. 2013. « L’éparpillement périurbain : controverse ou compromis impossible ? », in Brun, G. (dir.), Ville et Mobilité. Nouveaux regards, Paris : Economica, coll. « Méthodes et approches », p. 7‑105.