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Débats

Dix ans de « droit à la mobilité », et maintenant ?

La mise à l’agenda d’un droit à la mobilité s’est assortie de nombreuses initiatives. Malgré cela, les transformations économiques, sociales et technologiques des dix dernières années ont accentué les inégalités et multiplié les enjeux. Elles les ont aussi profondément transformés au point de devoir aujourd’hui questionner cette norme qu’est devenue la mobilité.

Il y a dix ans, dès sa création, l’Institut pour la ville en mouvement mettait à l’agenda la question du « droit à la mobilité » dans sa charte fondatrice : « pouvoir se déplacer dans nos sociétés urbanisées est devenu indispensable. Les droits au travail, au logement, à l’éducation, aux loisirs, à la santé…, passent ainsi par une sorte de droit générique qui commande tous les autres, le droit à la mobilité ». Ainsi posée, cette question était moins celle d’un « droit de » (ici : circuler) que celle de la mise en œuvre équitable d’un « droit à » l’accès aux ressources diversifiées dont les individus ont besoin pour se construire.

Le contexte territorial était celui d’une diversification des localisations et des rythmes d’activités (travail de nuit par exemple) et des lieux-ressources que les services publics de transport peinaient à suivre. Le contexte social était celui de l’installation d’une précarité de plus en plus généralisée, privant une partie peu visible de la population de l’accès aux moyens individuels de déplacement et les installant dans des situations d’exclusion et de « trappe de pauvreté » du fait de leur trop faible capacité de mobilité.

La mise à l’agenda d’un nouveau droit-créance : le droit à la mobilité

La plateforme « Mobilité pour l’insertion » mise en place par l’Institut pour la ville en mouvement a permis de sensibiliser les acteurs publics à cette question et au travail des associations de terrain qui prenaient en charge cette question.

Des enquêtes auprès des entreprises ont montré qu’une part des difficultés de recrutement était liée aux difficultés à se rendre dans les entreprises. Les pouvoirs publics ont pris des mesures (le permis à un euro par jour, les bus de nuit, les tarifications « très sociales » des transports publics) ou envisagé de le faire avant d’y renoncer (prise en charge partielle des frais de carburant). Des acteurs publics (l’Agence nationale pour la rénovation urbaine) ont souhaité accompagner leurs projets de rénovation des « quartiers sensibles » d’une « charte des mobilités ». Les associations d’aide à l’insertion ont multiplié leurs actions, et ont démontré qu’on pouvait améliorer significativement la situation des personnes à des coûts publics très raisonnables.

Sur un plan plus cognitif, les dispositifs mis en place ont révélé l’étendue et la diversité des compétences à mobiliser pour la participation à la société mobile de personnes marquées par des handicaps physiques, psychologiques, sociaux, économiques, démontrant que « la mobilité n’est pas qu’une question de transport ».

Des résultats ponctuels, un travail de Sisyphe

Malgré les efforts déployés par les associations, la question telle qu’elle a été posée n’est pas en voie de résorption : la gentrification des centres multifonctionnels, le développement des emplois peu qualifiés hors des centres et la pratique d’horaires « atypiques » se poursuivent.

Les transports publics ne sont une solution pour se rendre au travail que pour une part décroissante des actifs pauvres (de 14,5 à 12,1 % dans le premier décile de revenu entre 1994 et 2008 [1], contre une progression de 20,3 à 20,8 % dans le décile le plus aisé).

Côté voiture, ce n’est pas mieux. Pour la première fois depuis la démocratisation de l’automobile, la proportion de ménages non motorisés dans les ménages du premier décile des revenus augmente (de 43,7 % à 45,5 %). Ceux qui restent motorisés disposent de voitures de plus en plus vieilles (de 8,9 ans à 11,2 ans, contre 8,7 pour l’ensemble de la population), ce qui est cohérent avec le creusement des écarts de revenus entre les salariés peu qualifiés et les autres, mais peut inquiéter quand s’ouvre la « chasse aux vieilles voitures ». Un smicard qui parcourrait en voiture la distance moyenne de 15 km au travail (moyenne française) y laisserait 20 % de son salaire (coût complet, y compris l’amortissement et l’entretien) dont 7 % en carburant, et la situation peut être pire en cas de temps partiel non choisi.

Tout plaide pour une augmentation du problème, si bien que la question mérite indiscutablement de rester en haut de l’agenda. Mais, dans le même temps, elle s’est complexifiée.

Des enjeux renouvelés

La percée massive des nouvelles technologies de l’information et de la communication renouvelle la question de l’accès aux ressources comme alternative au déplacement physique, mais pose aussi la question d’autres compétences à mobiliser. Mobilités physiques et virtuelles sont deux faces de la même médaille.

La transformation de nos rapports au territoire qu’ont produite la voiture et les transports publics s’est déroulée sur plus d’un siècle. Ce n’est pourtant que dans les vingt dernières années que l’on a pris conscience du processus de transformation liée à la mobilité généralisée, le passage de l’autonomie à la dépendance, du « je peux » au « je dois ».

La « déferlante portable » s’est déployée sur une demi-génération. Elle nous permet de mieux ressentir cette transformation d’un luxe et d’un plaisir hier apanage de l’élite en nécessité vitale à laquelle on ne peut échapper même aux niveaux les moins élevés de l’échelle sociale : « Si je n’ai plus de portable, je disparais, c’est comme ça que je trouve une chambre pour dormir » témoigne ainsi un sans domicile fixe (Libération, 28/01/2011). Cette transformation touche tous les domaines de la vie sociale. Alain Ehrenberg décrit dans ses ouvrages [2] cette exigence d’un « individu trajectoire » et un processus qui fait que l’autonomie, qui était une aspiration, devient une condition. Le rapport du médiateur de la République n’est pas en reste, qui s’ouvre sur un constat de « burn-out » de la société et de ses maillons les plus faibles, face au développement de l’incertitude.

Un processus de transformation massif est à l’œuvre, qui touche à la mobilité, et face auquel l’action publique doit se situer.

La mobilité en question

Surtout, le développement de la mobilité pose des problèmes de limites :

  • limites écologiques à la mobilité généralisée qui ne sont plus à rappeler, comme les limites qu’imposera la raréfaction des ressources pétrolières ;
  • limites économiques aux efforts des plus pauvres, même « insérés » et actifs, face à l’augmentation du prix du carburant ;
  • limites physiques de nos villes dans l’accueil des flux qui sont une réalité, d’autant que le confort exigé par les résidents, les passants, les touristes tend à réduire les espaces du mouvement.

Le développement des systèmes de transports publics censés pallier ces inconvénients est handicapé par des besoins de financement public croissant beaucoup plus vite que la richesse nationale. En 2008, plus de 17 milliards d’euros ont été dépensés ou investis dans les transports collectifs urbains, départementaux et régionaux. S’y ajoute, notamment en Île-de-France, l’inconfort et le stress liés à des dysfonctionnements qui semblent compliqués à résoudre. Difficile dans ce contexte d’envisager une extension indéfinie des bassins de vie et d’emploi.

Le problème posé par le droit à la mobilité n’est pas que les limites précédentes risqueraient d’être franchies si l’on aidait la partie de la population en difficulté à se déplacer elle aussi plus facilement. Ce n’est pas l’extension du droit qui est en question mais la croissance indéfinie de la norme de mobilité. Faut-il, pour pouvoir mener une existence normale, être capable de parcourir des distances toujours plus élevées ? Non, semble répondre le grand commerce, qui multiplie désormais les implantations de supérettes et de formats moyens. Oui, pour ceux qui réduisent le maillage hospitalier et juridictionnel du territoire, par exemple.

La capacité de mobilité a été indiscutablement un merveilleux outil de construction de soi et d’extension des univers de choix personnels. Comment peut-elle demeurer (ou redevenir) une capacité partagée si les inégalités se creusent ? Le problème ne risque-t-il pas de s’étendre à la « classe moyenne » si l’heureux développement du monde émergent fait monter les cours du pétrole bien au-delà de ce que nous connaissons ? De nouveaux outils (des véhicules plus légers, plus « urbains », moins coûteux), de nouvelles hybridations (la voiture en commun) ne sont-ils pas à développer ? N’y a-t-il pas dans le champ de l’action publique et de la régulation des marchés urbains, de la régulation du marché de l’emploi d’autres voies à explorer pour que les territoires ressources soient plus accessibles à tous, que l’extension des univers de choix ne passe nécessairement par toujours plus de mobilité ? Comment concilier la nécessaire réponse aux besoins présents des personnes en difficulté de mobilité avec une mobilité à prescrire, et consommer avec plus de modération à l’avenir ?

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Pour citer cet article :

Jean-Pierre Orfeuil, « Dix ans de « droit à la mobilité », et maintenant ? », Métropolitiques, 16 septembre 2011. URL : https://metropolitiques.eu/Dix-ans-de-droit-a-la-mobilite-et.html

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