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Essais

La tour Triangle au regard d’un demi-siècle de débats sur la grande hauteur à Paris

La mise en chantier du PLU bioclimatique a mis un coup d’arrêt aux projets de tours à Paris, comme l’illustre le cas de la tour Triangle. Julie Gimbal retrace ici un demi-siècle de rejet de la grande hauteur, une approche typique de la capitale française qui continue à peser sur les décisions.

Le projet de construction de la tour Triangle à la porte de Versailles, à Paris, a connu une histoire chahutée, encore relancée dans le courant de l’été 2022 par un nouvel épisode polémique [1]. Fortement médiatisé, le cas condense un éventail de discours et de griefs, dont une partie notable caractérise la perception et la réception françaises de l’architecture de grande hauteur depuis la fin du XIXe siècle. L’histoire de cette typologie en France révèle en effet combien elle est continuellement un sujet de recherches et de débats, situé alternativement à la marge et au centre de dogmes et d’utopies. Elle attire l’attention d’observateurs nombreux, dont les opérations de validation et de délégitimation retentissent dans les médias généralistes et spécialisés. Car la voix du commentateur professionnel se mêle à celles de l’amateur et du riverain, et les démonstrations éclairées n’échappent pas elles-mêmes aux préjugés critiques.

Le gratte-ciel, la tour, l’Immeuble de grande hauteur (IGH) interrogent la définition culturelle et scientifique de l’architecture, soulevant invariablement le problème de son inscription dans ou à l’extérieur de la ville patrimoniale, dans son acception large. L’histoire spécifiquement parisienne de cette typologie verticale, qui démarre dans la seconde moitié du XIXe siècle avec les Aérodômes de Henri-Jules Borie (Borie 1865), dévoile le spectre des querelles, intrépidités, reculades, déceptions et frustrations qui n’ont de cesse de perturber la démarche de plan, alimentant, du côté de l’opinion, la déconsidération, voire le mépris vis-à-vis de ce stigmate babélien.

Depuis quinze ans, le cas de la tour Triangle cristallise l’opinion quand, de leur côté, maître d’œuvre et maître d’ouvrage alternent dans une jonglerie verbale entre assurance et défense, superlatifs et précautions oratoires. Elle est pour les uns l’objet cristallin chargé de maintenir Paris dans la marche du monde, pour les autres, le double artefact d’un capitalisme féroce et d’une obstination politique. Cette bipolarisation des discours semble limiter la possibilité même de toute observation modérée, qui intégrerait au débat des réflexions sur la densité urbaine, la mixité fonctionnelle et sociale et sur les formes symboliques de la ville (Chadoin 2014), cela, sous l’égide nécessaire du « concept » de ville durable. Si la mise en lien du projet de la tour Triangle avec cette histoire, dans toute son épaisseur, mériterait un long développement, cet article cherche à éclairer l’un des principaux axes problématiques : celui de l’inscription urbaine.

Le retour des tours à Paris

En 2003, au Pavillon de l’Arsenal, le maire de Paris Bertrand Delanoë et les architectes Jean Nouvel, Christian de Portzamparc et Dominique Perrault se réunissaient pour évoquer la hauteur à Paris. Le préambule de la soirée posait le cadre de la discussion : Paris n’a jamais été une ville homogène au tissu uniforme. Dès lors, quelles seraient les conditions pour inventer un tissu contemporain vivant, aux usages et formes mixtes, compatible avec la ville héritée ? « Quelle liberté saurons-nous promouvoir dans un cadre déterminé pour établir le paysage d’un Paris à la fois ville résidentielle et métropole mondiale dotée de points hauts correctement distribués [2] ? », questionnait l’architecte-historien Jean Castex dans son propos introductif. Les exemples du Plan Lafay de 1954 puis du Plan de zonage des hauteurs de 1964 indiquent alors les tentatives passées de déplafonnement sectorisé des hauteurs, en périphérie de l’hypercentre. Cinq ans plus tard, le projet de la tour Triangle était dévoilé, à proximité de la porte de Versailles, dont le principe est lié, à l’évidence, au débat de 2003. Parmi les six sites envisagés par la Ville de Paris pour accueillir le « signal fort » convoité, la porte de Versailles était retenue en tant qu’espace urbain de transition, hétéroclite sur les plans formel et fonctionnel.

Dessinée par les architectes suisses Jacques Herzog et Pierre de Meuron entre les deux parcelles du Parc des Expositions, la tour de 180 mètres obtient le vote du conseil municipal en 2008, lequel fait volte-face en 2014 alors qu’il conteste notamment l’absence de concours en amont de l’opération, mais aussi la fonction tertiaire de l’édifice. Plutôt qu’au détail de la guerre – picrocholine – qui s’ouvre au conseil de Paris, intéressons-nous à l’essentialisation du discours autour de notions souvent questionnables. Est-il raisonnablement possible de trancher le sujet par une interrogation – « pour ou contre les tours ? » – dont le terme principal pâtit d’une définition univoque ? Si les réseaux sociaux invitent à délibérer en un clic, les sujets complexes appellent un temps long de réflexion collective et des réponses nuancées et argumentées, dont la tourmente politique et médiatique de 2014 n’offre guère d’exemples. Finalement adopté en 2015 à une courte majorité (figure 1), le nouveau permis de construire est déposé en 2017 après l’organisation d’une enquête publique à l’automne 2016, qui pointe les faiblesses du projet (programme, accessibilité, chantier, consommation énergétique, etc.) [3]. Avec un programme corrigé à plusieurs reprises pour plus de mixité et de réversibilité, le chantier est lancé en février 2022 parallèlement à l’enquête du PNF, non sans susciter de nouvelles contestations et critiques.

Figure 1. Résultats du vote, conseil municipal de Paris, 2015

Compte rendu sommaire de séance des lundi 29, mardi 30 juin, mercredi 1er et jeudi 2 juillet 2015, p. 9.

Penser l’architecture de grande hauteur à Paris dans la seconde moitié du xxe siècle

Revenons sur les deux exemples de plans mentionnés au Pavillon de l’Arsenal. Avant la Seconde Guerre mondiale, de nombreuses expérimentations virtuelles autour de l’extension et de la modernisation de Paris font du gratte-ciel l’instrument d’une ville étendue et aérée, mécanisée et rationalisée. La culture d’anticipation du premier après-guerre permet en effet de délester le gratte-ciel de sa qualité d’objet exotique moderne. Le deuxième après-guerre, quant à lui, correspond à l’urgence de répondre à une réalité sociale nouvelle tout en conservant les acquis des avant-gardes. La reconquête de Paris qui se décide alors signe la mutation de l’« anti-verticalité » politique dominante avant-guerre, incarnée par le maintien des principes du décret des hauteurs de 1902, vers la libération assumée et a priori cadrée des hauteurs sur fond de tensions et/ou collusions entre les instances décisionnelles.

En 1954, le président du conseil municipal Bernard Lafay présente à la session de décembre son projet de restructuration de Paris, dont le dessin est signé de la main des architectes Raymond Lopez et Michel Holley (figure 2). « Alerte ! Paris se meurt ! » clame le rapport intitulé Solutions aux problèmes de Paris. La circulation [4]. Cette vaste réforme cartographie les îlots insalubres et induit l’introduction de typologies architecturales nouvelles dans des secteurs déterminés. Sont alors définis un Paris cristallisé – le cœur de la ville ainsi que les 16e et 17e arrondissements – et un Paris insalubre, qui prend la forme d’un vaste croissant où se concentrent les opérations dites de « libération du sol », légitimées par la vétusté et/ou le mauvais emploi de l’espace urbain. Le plan Lafay n’est pas adopté littéralement par le conseil municipal, mais il imprègne la politique des années suivantes, dont le Plan d’urbanisme directeur (PUD) de 1959. Celui-ci est l’œuvre de Raymond Lopez, assisté de Michel Holley au sein du Centre de documentation et d’urbanisme (CDU), créé en 1956 et voté par le conseil municipal la même année ; le CDU est alors fermement encouragé, pour ne pas dire piloté, par la préfecture de la Seine.

Figure 2. « Schéma organique de Paris », rapport Lafay, 1954

Plan extrait de Bernard Lafay, Problèmes de Paris. Contribution aux travaux du conseil municipal : esquisse d’un plan directeur et d’un programme d’action, conseil municipal de Paris, 11 décembre 1954. Voir Jacques Lucan, « Généalogie du regard sur Paris », Paris-Projet, n° 32-33, 1998, p. 29.

Dans la période qui s’étire entre l’émission et l’approbation du PUD, deux autres études confirment et affinent le projet de hauteurs périphériques. Commanditée par le CDU, l’étude de Michel Holley, L’Espace parisien, répond en 1960 à une question fondamentale, qui fait écho au débat de 2003 : « Paris peut-il s’adapter à la vie moderne sans perdre les parures accumulées tout au long de sa prestigieuse histoire [5] ? » Tout en préservant le Paris cristallisé, Holley développe l’idée d’un coefficient d’occupation du sol très faible, comparable au Plot Area Ratio new-yorkais, qui sert de base au développement d’un zoning vertical dans une variété de secteurs insalubres ou anciennement industriels. Le panorama parisien fait office de guide compositionnel : les principes d’échappées visuelles et de plafond des hauteurs sont transférés aux nouveaux quartiers, où ils imposent l’implantation lâche d’une architecture de grande hauteur normée. Aussi le plan de Michel Holley s’affiche-t-il comme l’extension organique de Paris.

En 1964, le CDU publie un plan de zonage des hauteurs, synthèse des réflexions menées par un aréopage d’architectes, parmi lesquels Raymond Lopez, Henri Bernard et Jean Dubuisson. Cet Essai de mise en valeur de l’espace parisien pose une question qui, une nouvelle fois, fait écho à la discussion de 2003 : « où construire librement à Paris, sans compromettre le site et le patrimoine artistique [6] ? » La topographie parisienne marquée par les reliefs périphériques continue de justifier le principe de tours venant ceinturer le cœur de ville, comme une image inversée de la ville américaine. En s’appuyant sur des préoccupations avant tout esthétiques, élargies à l’échelle du paysage parisien, la méthode cherche à éviter l’écueil d’une approche purement programmatique.

La présentation rapide de ces plans indique deux choses essentielles : la tour est pensée « en bouquet » dans les secteurs désignés ; sa planification ferme ignore la concertation démocratique, prenant le risque d’intensifier le mécontentement populaire.

Replacer les débats sur le temps long

Les derniers projets parisiens – construits ou proposés – semblent indiquer l’héritage officieux du CDU dans l’approche des tours à Paris et son hybridation avec le principe d’acupuncture que défendait Jean Nouvel au début des années 2000. La tour Triangle s’inscrit dans cette histoire de l’architecture de grande hauteur, que la situation périphérique semblerait légaliser « de fait » : inoffensive, elle permettrait aussi de couturer le Paris intramuros avec les communes limitrophes. Cette vision d’une capitale bicéphale (centre-périphérie) trouve dans l’histoire de la ville de multiples adhérents, mais aussi nombre de pourfendeurs, pour qui la tour est nuisible dans l’absolu et Paris, une ville définitivement horizontale [7].

Si la tour doit être pensée et présentée comme un objet-logo criant sa puissance à la ville entière, alors toute tentative de consultation populaire est effectivement vaine. Largement commentés depuis des années, le marketing urbain et la starchitecture en tant que soutiens de la concurrence entre métropoles et outils de communication éveillent le soupçon d’immoralité (ou d’amoralité) et de vanité à l’opposé des idées de bien commun et d’être ensemble au monde (Younès et Paquot 2000). Mais si la tour était autre chose que ce simple « outil de recharge symbolique » (Chadoin 2014) et démontrait sa capacité à contribuer à l’écosystème urbain – social, culturel et économique –, si elle était contextuelle, « signifiante » du point de vue de l’usage et de l’appropriation, alors son hypothèse pourrait être au moins débattue. Mais des rapports sociaux dans et autour de la tour Triangle, il n’est que peu question [8], tandis que sa contribution à la création du Grand Paris reste brumeuse. L’enrichissement du programme initial (crèche, centre culturel, centre de santé) relève davantage du pis-aller que de la réflexion holistique sur l’impact et le fonctionnement multi-scalaires de la tour. Toutefois, des qualités architecturales du projet sont en miroir négligées par les commentateurs, à l’image de la réversibilité des plateaux, de la réflexion sur l’espace tertiaire post-Covid et des systèmes passifs et à énergies renouvelables (certifications annoncées BREEAM Excellent, HQE Exceptionnel, label Effinergie). D’aucuns pourraient considérer que le visage écoresponsable de la tour Triangle, détaillé au fil des ans, a été fabriqué sur la base des accusations de l’opinion ; mais le temps long du projet de grande hauteur oblige aussi à ajuster les curseurs de la composition architecturale – et absorber les innovations –, sous peine de produire une architecture désuète. Si le long itinéraire de la tour Triangle a permis des adaptations bienvenues, la tour est en réalité prise dans un conflit de paradigmes ou plutôt, exprime le renversement hiérarchique de ces paradigmes en l’espace de quinze ans : celui de l’économie – en crise – de 2008, celui de l’écologie actuellement.

À Paris, la mise en chantier du PLU bioclimatique met un coup d’arrêt aux tours et l’on peut regretter qu’aucun débat de fond, référencé et pluridisciplinaire, n’ait apporté des éléments substantiels, non pas sur la grande hauteur, mais sur le principe de combinaison typologique et la relation entre hauteur, densité, empreinte énergétique et confort de vie. Le nouveau PLU semble prononcer, de fait, l’obsolescence de la tour Triangle, qui reste majoritairement tertiaire, plutôt qu’il n’en souligne l’avant-gardisme salvateur. Nouveau moment « giscardien [9] » dans l’histoire de la tour à Paris, ce futur PLU confirme l’approche manichéenne de l’IGH dans l’aménagement de la capitale, soutenu par une doxa très critique. Car, définitivement, la tour parisienne est res publica, l’affaire de tous, ou presque.

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Pour citer cet article :

Julie Gimbal, « La tour Triangle au regard d’un demi-siècle de débats sur la grande hauteur à Paris », Métropolitiques, 12 octobre 2023. URL : https://metropolitiques.eu/La-tour-Triangle-au-regard-d-un-demi-siecle-de-debats-sur-la-grande-hauteur-a.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1957

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