Après une période d’étiage de plus de trente ans, les tours résidentielles sont de retour dans les villes françaises, comme cela a été observé ailleurs en Europe (Appert 2016). Depuis 2015, les projets d’immeubles d’une cinquantaine de mètres de haut (une quinzaine d’étages) constituent en effet un motif récurrent des projets de requalification urbaine. Au service de politiques de densification ou d’« intensification urbaine », la tour de logements est redevenue une figure de l’urbanisation contemporaine en France. Cet engouement pour une forme urbaine discréditée depuis les années 1970 [1] peut surprendre, dans un contexte où le retour des tours est loin de faire l’unanimité (Gilbert 2012 ; Veschambre 2018 ; Kaddour 2019). En 2022, lors de la consultation du très discuté Plan local d’urbanisme parisien, dit PLU « bioclimatique », la présidente de l’association France Nature Environnement, Christine Nedelec, avait ainsi pris ouvertement position contre le projet parisien Nouvel R (ou NewR), pourtant lauréat de la consultation « Inventer Bruneseau » en 2019 [2]. Ce projet, abandonné depuis, proposait de construire dans le 13e arrondissement de Paris une série de tours résidentielles allant jusqu’à 180 m de hauteur. Ce projet, qui n’aurait pas surpris à Londres, aurait été une première à Paris intra-muros, où les constructions résidentielles les plus hautes ne dépassent pas 100 m – soit une trentaine d’étages. Au-delà du cas parisien, la verticalisation est fortement débattue, parmi les professionnels de l’urbanisme et dans le monde politique. D’aucuns doutent par exemple de ses vertus pour augmenter l’offre de logements (alors que c’est un argument porté par les différentes mandatures parisiennes depuis une vingtaine d’années) et pour lutter contre l’étalement urbain.
Ce sujet est loin d’être anodin ou passé de mode, puisqu’on assiste, depuis 2014, à une augmentation importante du nombre de constructions verticales dans les villes françaises et que cette forme urbaine reçoit un soutien certain des pouvoirs publics. Quels sont les enjeux sociaux, économiques et architecturaux de la diffusion de cette nouvelle forme urbaine ? Une enquête menée principalement à Lyon auprès de professionnels de la production (promoteurs, architectes, urbanistes et collectivités locales) permet de comprendre comment cette forme répond à un compromis entre contraintes normatives (concernant en particulier la sécurité incendie) et attentes en matière de rentabilité. Mais en favorisant ce compromis et en mettant l’accent sur des enjeux paysagers, les débats publics et le discours marketing qui promeut ces nouvelles constructions contribuent aussi à minimiser les enjeux sociaux du retour de telles formes urbaines.
Le retour des (petites) tours dans les villes françaises
L’essentiel de la verticalisation des villes en cours n’est pas produit par la construction d’immeubles de très grande hauteur, édifices qui cristallisent pourtant souvent les débats publics et l’attention médiatique. La grande, voire la très grande hauteur reste encore un phénomène exceptionnel en France, limité à certains grands projets métropolitains et plutôt destiné à des usages de bureaux. Quelques exemples récents, comme la tour du tribunal de grande instance (TGI) construite dans le quartier des Batignolles, à Paris, les tours dites DUO et le projet Nouvel R dans le quartier de Paris Rive Gauche illustrent ce retour ponctuel de la très grande hauteur à Paris. En revanche, l’immeuble de hauteur moyenne, compris entre 50 et 65 m (quinze à vingt étages), constitue maintenant une figure banale des projets de requalification urbaine. Elle s’est diffusée à bas bruit dans les métropoles françaises depuis une dizaine d’années.
Photo : G. Mollé, 2019.
Une base de données, réalisée en 2017, a permis de recenser les projets de tours d’habitation de plus de 45 m approuvés par permis de construire, en étude, en construction ou livrés, pour la période comprise entre 2014 et 2026 [3], avec une actualisation effectuée en décembre 2022. Le phénomène de re-verticalisation résidentielle, caractérisé par la construction de nouvelles tours de 45 m ou plus à usage d’habitat, concerne aujourd’hui une trentaine de villes en France [4]. Si, en janvier 2018, la base recensait un peu moins d’une centaine d’édifices (dont un dixième seulement avait été effectivement construit depuis 2014), cinq ans plus tard, début 2023, la progression est nette : 96 tours ont été livrées, 44 sont en construction et 44 projets sont en cours d’instruction (figure 2).
Malgré tout, la phase contemporaine de verticalisation de l’habitat est assez discrète quand on la compare aux années 1955-1975, pendant lesquelles les livraisons annuelles pouvaient atteindre 50 édifices.
Cette figure est produite à partir de deux jeux de données différents : (1) la base Emporis, qui recense les gratte-ciel à l’échelle internationale mais dont les données sont incomplètes ; (2) la base Tours, qui tend à l’exhaustivité en ce qui concerne les tours d’habitation contemporaines françaises. Ici, plus de 60 % des tours construites entre 1955 et 1975 ne figurent pas sur la première partie du graphe. Plus d’informations à ce sujet dans notre article précédent (Mollé, Appert et Mathian 2019).
Source : G. Mollé, 2023, à partir de H. Mathian, 2019.
À l’échelle du territoire français, on constate, comme ailleurs en Europe, que les nouvelles tours s’implantent majoritairement dans les métropoles (figure 3). Au-delà de l’Ile-de-France, qui concentre l’essentiel des projets en construction ou réalisés (59), les villes de Nantes (18), Rennes (17), Strasbourg (11), Lyon-Villeurbanne (14) et Marseille (29) sont également particulièrement concernées par le phénomène. À l’échelle intra-métropolitaine, le phénomène de re-verticalisation résidentielle se localise principalement dans les espaces cibles de la requalification urbaine, en particulier les quartiers postindustriels péricentraux bien desservis par les réseaux de transports en commun (Appert 2016 ; Mollé, Appert et Mathian 2019).
Sources : G. Mollé, 2023, à partir de B. Girault, Manuel Appert et Hélène Mathian, 2017.
Photo : G. Mollé, 2020.
Une figure incontestée de la verticalisation résidentielle
Comment expliquer l’uniformité morphologique des constructions verticales contemporaines en France ? 88 % des nouvelles constructions correspondent en effet à des bâtiments dont la hauteur est comprise entre 45 et 59 m.
D’abord par des contraintes réglementaires. D’après l’article R.122-2 du Code de la construction et de l’habitation, les immeubles de plus de 28 m sont considérés comme des IGH (immeuble de grande hauteur), sauf les immeubles à usage d’habitation, pour lesquels le seuil s’élève à 50 m. Les promoteurs cherchent donc à éviter au maximum de construire au-delà de ce seuil, de façon à éviter des contraintes de localisation [5]. Dans le même ordre d’idée, la classification IGH entraîne un coût de gestion considérable, souvent répercuté sur les charges que payent les propriétaires et les locataires. Un service de sécurité unique protégeant l’ensemble des locaux doit être maintenu en permanence, ce qui se traduit concrètement par la présence permanente de pompiers in situ. Les pouvoirs publics en sont conscients :
La norme IGH […] entraîne des charges complémentaires très conséquentes pour le promoteur et les futurs habitants qui peuvent, rapportées au m², atteindre 30-40 €/m². […] Le bureau, pour lequel on va plus haut, permet de noyer ces charges. Pour du logement cela revient beaucoup plus cher. […] Comment faire sortir un gros programme de 200-300 logements et pouvoir assurer la VEFA [vente en état futur d’achèvement ou plus communément « sur plan », ndlr] sur 50 % ? Cela semble très difficile (Direction du pôle urbain, Société publique locale Lyon-Part-Dieu).
Pour autant que l’on puisse considérer la législation IGH comme un plafond coercitif qui complique l’édification de bâtiments de grande hauteur pour le logement, on peut aussi se demander à l’inverse s’il ne sécurise pas l’émergence d’immeubles de hauteurs plus modérées. Les promoteurs et consultants interrogés confirment ainsi les difficultés bien moindres associées à la production d’immeubles d’une quinzaine d’étages :
Pour moi à 50 m ce n’est pas une vraie tour, c’est plus simple puisqu’on s’affranchit de toutes les difficultés, on peut faire de la vente à la découpe par exemple, ce qui amortit considérablement les sommes investies, qui n’ont rien à voir (promoteur, Marseille).
Habituellement, ce sont les projets de très grande hauteur, plus visibles dans le paysage, qui suscitent des oppositions. Rappelons ici par exemple le non au référendum de la mairie de Paris en 2006 (d’Aboville 2015) ou l’exemple du projet de la tour Occitanie (153 m), à Toulouse [6]. Mais la verticalisation « à bas bruit », la multiplication de ces tours d’une quinzaine d’étages, commence à susciter aussi des oppositions. À Lille, les riverains ont par exemple contesté la tour de la Dame de Staël, qui devait s’insérer dans un quartier résidentiel relativement bas ; À Rennes, un projet de plusieurs immeubles en bordure d’un quartier péri-urbain a été abandonné par une coalition entre Verts et riverains (Ségas 2020). À Boulogne-Billancourt, les arguments en faveur de la protection de l’environnement, en particulier des berges de Seine, ont eu raison de l’aménagement sur l’île Seguin de la Seine.
Si la très grande hauteur est un motif récurrent de débat dans les espaces publics (Paquot 2017 [2008]), la multiplication actuelle des immeubles de hauteur moyenne passe plus inaperçue. Cette invisibilisation est favorisée par une euphémisation régulière de la hauteur des tours dans les discours des architectes et des promoteurs. Les expressions « écriture verticale » ou « belle hauteur » sont devenues récurrentes, et reprises par les pouvoirs publics [7]. Ces derniers soutiennent l’édification de ces nouveaux immeubles, perçus comme peu coûteux pour les finances publiques et permettant d’augmenter l’offre de logements.
Une hiérarchisation sociale verticale
Cependant, les effets de ces édifices sur la ségrégation urbaine sont assez contestables. Même si les tours françaises ne sont pas complètement calquées sur le modèle du condominium tel qu’il existe aux États-Unis, au Canada ou encore à Londres (Lehrer et al. 2010, Rosen et Walks 2014), elles s’adressent tout de même en majorité à un public assez aisé. Jusqu’ici, cinq projets décidés avant 2018 ont été acquis par des bailleurs sociaux, dont quatre se situant à Paris, où la mairie impose un quota de 50 % de logements sociaux à l’échelle des périmètres opérationnels [8]. L’actualisation de la base de données a montré que, depuis janvier 2018, plus aucun projet ne remplit cette condition de mixité.
En outre, la qualité des logements est loin d’être égale pour l’ensemble des logements de ces nouvelles tours, fussent-elles de « belle hauteur » :
[Sur le projet Icade,] les cinq premiers étages c’est du [logement] intermédiaire avec la Caisse des Dépôts […]. Je ne sais même pas comment ils respectent la RT [réglementation thermique] avec la lumière… et puis dans quinze ans les tarifs vont changer, alors que les territoires d’en haut bénéficient d’un ensoleillement optimal, et coûtent parfois très chers… 2 000 000… il y a vraiment une fracture sociale à la verticale (chargée de mission habitat-transversal, Grand Lyon).
Tandis que la « déverticalisation » du logement social se poursuit (Veschambre 2018), les promoteurs s’appuient sur les nouveaux ajustements de la réglementation IGH pour programmer d’onéreux duplex sommitaux [9]. Un nouveau type de fragmentation socio-spatiale, qu’on pourrait dire plus « volumique », s’institutionnalise progressivement dans et par cet urbanisme de la hauteur moyenne. Dans les édifices contemporains, les premiers étages accueillent souvent des logements dits « abordables », des appartements bénéficiant de dispositifs de défiscalisation (Pinel) et dont les plafonds de loyers sont plafonnés (mais plus élevés que les montants des loyers du parc social), tandis que les prix à l’achat augmentent avec la hauteur, accentuant ces phénomènes de ségrégation verticale qui étaient en partie absents des cycles de construction en hauteur précédents.
Source : G. Mollé, 2023.
Bibliographie
- Appert, M. 2016. Les Formes de la métropole : du réseau à la canopée, de la mesure au paysage. Vol. 3 : Tours, skyline et canopée, Habilitation à diriger des recherches, géographie, Université Lyon 2.
- d’Aboville, G. 2015. « Les Parisiens opposés à la grande hauteur ? Retour sur la concertation autour du projet de la tour Triangle », Métropolitiques.
- Gilbert, P. 2012. « L’effet de légitimité résidentielle : un obstacle à l’interprétation des formes de cohabitation dans les cités hlm », Sociologie, vol. 3, n° 1, p. 61-74.
- Rosen, G. et Walks, A. 2014. « Castels in Toronto’s Sky : Condo-ism as Urban Transformation », Journal of Urban Affairs.
- Kaddour, R. 2019. Les Grands ensembles, patrimoines en devenir. Chroniques de la valorisation, dévalorisation et revalorisation d’opérations exemplaires à Saint-Étienne, Saint-Étienne : Presses universitaires de Saint-Étienne, « CRESAL ».
- Lehrer, U., Keil, R. et Kipfer, S. 2010. « Reurbanisation in Toronto : Condominium Boom and Social Housing Revitalization », DisP-The Planning Review, n° 181, p. 81-90.
- Mollé, G., Appert, M. et Mathian, H. 2019. « Le retour de l’habitat vertical et les politiques TOD (Transit Oriented Development) dans les villes françaises : vers une intensification urbaine socialement sélective ? », Espaces, Populations, Sociétés, vol. 2019/3, « Logement et espaces de vie contemporains ».
- Paquot, T. 2017 [2008]. La Folie des hauteurs. Critique du gratte-ciel, Paris : Infolio.
- Ségas, S. 2020. « Des tours dans la campagne : politiques de densification et coalition anticroissance à Rennes », Métropoles, n° 28. http://journals.openedition.org/metropoles/7989.
- Veschambre, V. 2018. « Renewal and “Deverticalization” in French Social Housing : The Emblematic Case of the Rhône-Alpes Region », Built Environment, vol. 43, n° 4, p. 620-636.