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L’enquête publique : instrument de légitimation du développement à tout prix

À quoi servent les enquêtes publiques, ces procédures administratives de validation du développement économique ? Dans Inutilité publique, l’historien Frédéric Graber critique ce rituel de légitimation au fonctionnement peu démocratique.

Recensé : Frédéric Graber, Inutilité publique. Histoire d’une culture politique française, Paris, Éditions Amsterdam, 2022, 208 p.

Dans Inutilité publique. Histoire d’une culture politique française, l’historien Frédéric Graber pointe l’obstination aveugle des gouvernements successifs du pays, depuis l’Ancien Régime, à favoriser le développement économique sous la forme de projets de construction d’usines, de canaux, de centres commerciaux, d’autoroutes, etc., au détriment de la protection de l’environnement et de la santé publique. Pour cela, l’administration s’est dotée dès le XVIIIe siècle d’un instrument de fabrique du consentement redoutablement efficace : l’enquête publique.

Qu’est-ce qu’une enquête publique ?

Accessible à toutes et tous, sous l’égide d’un commissaire enquêteur dûment assermenté, l’enquête publique est aujourd’hui menée lorsqu’un projet d’aménagement est susceptible d’affecter l’environnement (art. L.123.1 du Code de l’environnement). Un volumineux dossier technique est alors déposé en mairie et publié en ligne, des affiches sont postées dans les espaces publics autour du site de projet, et des permanences sont organisées pour recueillir les avis et répondre aux questions de la population. Au bout d’un mois, le commissaire enquêteur rend un avis sur le dossier et les contributions du public. Il est favorable au projet dans 99 % des cas [1] et celui-ci est alors validé par l’autorité compétente. Dans les rares cas où son avis est défavorable –par exemple en 2017, dans le cas de la révision du Plan local d’urbanisme (PLU) de la ville de Gonesse autorisant l’artificialisation de 280 hectares de terres agricoles pour le projet de centre commercial et de loisir EuropaCity – le projet est tout de même validé, car l’avis n’est que consultatif. Le sentiment de ne pas avoir été entendu et la déception sont alors très forts chez les militants (Dechezelles 2018).

À quoi sert donc une enquête publique, si elle ne peut remettre en question le bien-fondé d’un projet ? Pour Frédéric Graber, qui le démontre de façon très convaincante, elle ne sert surtout pas à demander « De quoi avons-nous besoin ? Quel monde voulons-nous ? – et sur la forme – Comment doit-on en décider ? » (p. 14). La qualification d’« utilité publique » apportée par l’enquête n’est pas censée avoir de portée politique. Elle n’explique pas pourquoi le projet est utile, ni pour quel public. Elle certifie juste que la démarche de projet a suivi un protocole de consultation précisé par les textes légaux. C’est une notion avant tout technique et juridique. Alors, à quoi sert-elle ? Pour Graber, c’est « un outil de légitimation de l’action publique » (p. 15) ; grâce à elle, les administrations et les promoteurs des projets peuvent affirmer que « le public » a été consulté et que tous les avis ont été entendus. Les plaintes qui arriveraient après la clôture de l’enquête ne sont plus recevables. Ainsi l’enquête publique est-elle avant tout un instrument visant à sécuriser la mise en œuvre des projets et à garantir à leurs promoteurs un consentement ou une acceptabilité de la part de la population.

La course au développement : une constante historique

Dans la première partie du livre, Graber illustre cette thèse par le cas contemporain d’une enquête publique en vue du déplacement et de l’agrandissement d’un centre commercial dans la périphérie du Mans. Une opposition associative bien organisée a pointé les contradictions du dossier, comme le fait que le projet ne ferait qu’ajouter des nouvelles surfaces commerciales en périphérie au détriment des terres agricoles et des commerces déjà existants, notamment en centre-ville. Graber montre aussi que les études jointes au dossier, comme les estimations de circulation routière engendrées par le projet, sont peu précises. Pourtant le commissaire enquêteur, nommé par le tribunal administratif pour mener l’enquête, n’a pas pris la peine de vérifier si d’autres solutions étaient possibles, ou si les affirmations avancées par les uns et les autres étaient crédibles. Il a considéré les chiffres du dossier comme des faits établis (transports induits, emplois créés, rentrées fiscales…), faisant des bureaux d’études des « marchands de certitudes » (p. 49), et pris ceux fournis par les opposants pour des allégations non vérifiables. « Au final, le travail d’analyse argumentaire auquel se livre le commissaire enquêteur revient à neutraliser les observations des participants » (p. 79). Le plus important, pour arriver à un avis favorable, est que les contributions du public aient été prises en compte. Tout cela n’est donc qu’une procédure dont l’issue ne fait aucun doute : le projet se fera. Comment en sommes-nous arrivés là ?

Le deuxième chapitre revient sur l’histoire des enquêtes publiques. Le lecteur sera peut-être surpris d’apprendre qu’elle remonte à l’Ancien Régime, sous la forme des enquêtes de commodité (de commodo et incommodo). Graber explique que les promoteurs d’alors devaient obtenir la promulgation d’une loi particulière leur attribuant le privilège d’exploiter telle ou telle ressource aux dépens de tout autre. L’intendant de l’administration royale était en général chargé de mener une première enquête en consultant un petit nombre de notables locaux. S’il prenait une décision favorable, le requérant obtenait des lettres patentes qui devaient être validées par le parlement local. C’était une cour de justice chargée non seulement des affaires criminelles et civiles, mais aussi de l’enregistrement et de la promulgation des lois. Son procureur commandait une enquête qui pouvait prendre trois formes : de commodité, d’avis et de consentement. La première récoltait les témoignages de notables et experts sans lien avec le projet. Ils se déclaraient le plus souvent pour le projet, parfois contre, de façon toujours unanime, en décidant s’il était « utile pour le roi et le public » (p. 89). Souvent, le procureur demandait aussi une enquête par expertise auprès de spécialistes, et par consultation ciblée de personnes affectées par le projet. Il s’agissait souvent des « communautés » (ancêtres des communes), dont les « principaux habitants » devaient « consentir » au projet. L’absence de consentement ne valait pas opposition et la plupart du temps les lois étaient promulguées. L’enquête avait alors un sens absolutiste : « le roi, comme le père de famille, doit consulter ses enfants, il doit les écouter, mais les enfants en retour doivent obéir au père et se soumettre à la décision, quelle qu’elle soit » (p. 95). « En somme, écrit Graber, les enquêtes de commodité servent d’abord à manifester la justice rendue » (p. 97).

Après la Révolution, la période d’industrialisation progressive, avec la croissance de l’industrie de la chimie qui provoque des contestations (Le Roux 2011), donne peu à peu naissance à un droit administratif distinct des droits civil et pénal. L’enquête publique apparaît comme complémentaire à l’enquête auprès des spécialistes, comme un des principaux instruments de ce droit. La continuité avec les enquêtes d’Ancien Régime est forte, à une grosse différence près. La notion d’égalité de droit promeut une politique d’incitation à la participation de tous au moyen des affiches. Ainsi, personne ne peut sélectionner les participants, ce qui permet à l’enquête de représenter non plus la justice du roi, mais l’intérêt général. Un des avantages rhétoriques de cette forme d’enquête est qu’elle permet de compter le silence des non-participants comme un accord tacite. Après de nombreux débats, entre un courant libéral, inspiré par les procédures anglaises fondées sur le débat contradictoire et transparent entre experts et parties, et le courant doctrinaire, inspiré de Guizot, qui postule une égalité civile mais une inégalité politique, l’enquête prend en 1831, sous la monarchie de Juillet, sa forme quasi définitive : si tous les citoyens doivent être informés, la mise à disposition des documents, l’animation de l’enquête et la décision doivent revenir à une commission d’enquête ad hoc. C’est ainsi qu’une commission dont les membres sont nommés par le préfet, précurseur du commissaire enquêteur, apparaît pour évaluer le projet, les contributions du public et prendre la décision finale. En définitive, le résultat est le même que sous la monarchie absolue dans la mesure où la très grande majorité des projets sont autorisés. Cette forme n’évolue ensuite qu’à la marge.

Quelle démocratisation ?

Le troisième et dernier chapitre raconte comment, d’une procédure essentiellement administrative et juridique, l’enquête publique en est récemment venue à représenter une réponse à l’impératif délibératif (Blondiaux et Sintomer 2009). Dans les années 1970, les militants antinucléaires du Pellerin (Collectif SNAS MUINARU 2020) et de Plogoff (Moalic et al. 2021) se sont opposés physiquement à la tenue de l’enquête publique, alors perçue comme une étape administrative vers la construction de nouvelles centrales. Mais depuis les années 1980, elle a pris une apparence plus démocratique. Selon Graber, un nouveau discours, tenu par la Compagnie nationale des commissaires enquêteurs (CNCE), présenterait la loi Bouchardeau de 1983, opportunément appelée « Démocratisation des enquêtes publiques », comme un tournant donnant à cette corporation la charge de cette mission. Désormais formés, plus critiques, ils seraient à même de dépasser le « simulacre démocratique » bien analysé par Cécile Blatrix (1996, 2009). Pourtant, les résultats ne changent pas : les projets sont toujours systématiquement approuvés.

Il est vrai que la montée en puissance des préoccupations pour l’environnement a complexifié les dossiers à déposer par les aménageurs. Notamment, les études d’impact environnemental ont fait leur apparition aux États-Unis puis dans tous les pays occidentaux. Graber ne le mentionne pas, mais ces études sont à l’origine de quelques annulations importantes, comme celle du projet « Westway » d’autoroute sur les fronts de l’Hudson à Manhattan dans les années 1980 (Bone et al. 1997). L’enquête publique avait donné lieu à un accord des autorités administratives, mais la cour fédérale en a jugé autrement. Un recours en justice a eu raison du projet, dont l’étude d’impact avait négligé la préservation des sites de reproduction du sar marbré, un poisson protégé. Peut-être la portée plus politique des enquêtes publiques d’aujourd’hui ne vient-elle pas seulement de la rhétorique corporatiste des commissaires enquêteurs, mais aussi des attentes de justice provoquées par ces quelques recours emblématiques ? À la différence près que le fonctionnement de la justice administrative française semble inscrit dans la droite ligne des parlements d’Ancien Régime, car très peu de recours trouvent grâce à ses yeux. Par exemple, après l’avis défavorable du commissaire enquêteur sur la révision du PLU de Gonesse, le tribunal administratif de Cergy a cassé le vote du conseil municipal qui l’avait malgré tout approuvé. Victoire pour les opposants ? Non pas. La Cour administrative d’appel de Versailles a annulé ce jugement, contre l’avis de son rapporteur public, et le Conseil d’État, devant lequel l’association du Collectif pour le Triangle de Gonesse s’était pourvue en cassation, a tout simplement refusé de considérer l’affaire (Le Roy 2019 ; Tonnelat 2021). Ce n’est qu’un exemple, mais la voie juridique semble bien verrouillée.

Le développement est toujours a priori d’utilité publique

Malgré toutes ces critiques, Graber déplore en conclusion les mesures récentes prises par les gouvernements français visant à diminuer le nombre et la portée des enquêtes publiques. Comme l’a déclaré le président Sarkozy au salon de l’agriculture de 2010, « toutes ces questions d’environnement […], ça commence à bien faire ! » (cité par Graber, p. 158). Depuis quelques années, certaines enquêtes sont remplacées par de simples déclarations ou consultations, sans recours à un commissaire enquêteur. Les tentatives de limitations des obstacles aux projets vont même plus loin que ce qu’écrit Graber. Ainsi, depuis la loi ELAN de 2018, des mesures contre les « recours abusifs » s’emploient à consolider la « sécurité juridique » des projets. Elles limitent en autres l’intérêt à agir des associations en demandant leur inscription en préfecture au moins un an avant l’affichage de l’autorisation attaquée. Le problème ne semble pas tant le risque d’un jugement négatif pour le projet, que les délais induits par les recours pour les promoteurs. La lutte contre les projets, dits « Inutiles et Imposés » (Des plumes dans le goudron 2018) est une course d’usure entre les promoteurs, qui essaient d’aller au plus vite, et les opposants, qui tentent de retarder les travaux en espérant qu’une évolution du contexte économique ou politique jouera en leur faveur. Mais cet espoir minime est apparemment déjà une concession trop importante. Aujourd’hui la protection de l’environnement n’est acceptable que si elle n’empêche pas le développement, surtout s’il est présenté comme durable.

C’est qu’au final, rien n’a changé depuis l’Ancien Régime : à travers des époques et des discours politiques différents, le mot d’ordre est resté constant : « Le développement est toujours a priori d’utilité publique » (p. 191). L’enquête n’est ainsi qu’un rituel de légitimation. Qu’il fonctionne encore aujourd’hui apparaît pour le moins mystérieux. Tant que l’enquête publique ne remettra pas en cause ce postulat, les projets d’aménagement quels qu’ils soient auront toujours la priorité sur les autres considérations environnementales et sociales.

Bibliographie

  • Blatrix, C. 1996. « Vers une “démocratie participative” ? Le cas de l’enquête publique », in J. Chevallier (dir.), La Gouvernabilité, Paris : PUF, p. 299-313.
  • Blatrix, C. 2009. « La démocratie participative en représentation », Sociétés contemporaines, n° 74, p. 97-119.
  • Blondiaux, L. et Sintomer, Y. 2009. « L’impératif délibératif », Rue Descartes, n° 63, p. 28-38.
  • Bone, K., Betts, M. B. et Greenberg, S. 1997. The New York Waterfront. Evolution and Building Culture of the Port and Harbor, New York : The Monacelli Press.
  • Collectif SNAS MUINARU. 2020. On n’est pas DUP. Témoignages et récits de la lutte contre la centrale nucléaire du Pellerin, 1976-1983, Notre-Dame-des-Landes : Le Talus.
  • Dechezelles, S. 2018. « Composer avec les affects en enquête publique. Le travail émotionnel dans les conflits autour de projets éoliens terrestres en France », in L. Blondiaux et C. Traïni (dir.), La Démocratie des émotions, p. 167-192. Paris : Presses de Sciences Po.
  • Des plumes dans le goudron. 2018. Résister aux grands projets inutiles et imposés. De Notre-Dame-des-Landes à Bure, Paris : Textuel.
  • Le Roux, T. 2011. Le Laboratoire des pollutions industrielles, Paris, 1770-1830, Paris : Albin Michel.
  • Le Roy, A. 2019. « Terres fertiles contre projet stérile  : la lutte contre EuropaCity », Métropolitiques, octobre 2019.
  • Moalic, J., Simon, G. et Le Henaff, F. (dir.). 2021. Plogoff, une lutte au bout du monde, Chateaulin : Locus Solus.
  • Tonnelat, S. 2021. « Comment le Triangle de Gonesse devint une ZAD », Métropolitiques, février 2021.

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Pour citer cet article :

Stéphane Tonnelat, « L’enquête publique : instrument de légitimation du développement à tout prix », Métropolitiques, 2 mars 2023. URL : https://metropolitiques.eu/L-enquete-publique-instrument-de-legitimation-du-developpement-a-tout-prix.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1891

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