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Essais

Relire Mai 68 et l’enseignement de l’architecture. La longue gestation d’une crise

L’évolution de l’enseignement de l’architecture est traditionnellement associée à Mai 68 et à l’École des beaux-arts de Paris, occultant ainsi la lente gestation d’une crise qui se prépare et s’opère au-delà des pavés parisiens. Amandine Diener propose de comprendre les facteurs qui mènent à ces changements en les situant dans une perspective plus large et en interrogeant notamment le rapport qu’entretient la tutelle parisienne avec les écoles régionales.

Dans l’imaginaire collectif, Paris occupe le devant de la scène en Mai 68. Les origines de la crise étudiante sont pourtant à rechercher en amont et au-delà des pavés parisiens. En 1966, la publication à l’université de Strasbourg du pamphlet De la misère en milieu étudiant (UNEF 1966) (figures 1 et 2) fait scandale, diffuse les thèses situationnistes à grande échelle et inspire l’agitation étudiante. Ce climat contestataire, dont l’apogée est atteint au printemps 1968, gagne l’École des beaux-arts et ses antennes provinciales, les Écoles régionales d’architecture (ERA) créées en 1903. Avide de changements, une jeune génération d’enseignants et d’élèves architectes mène un travail intense de réflexion sur son avenir au sein d’une société en évolution. En révisant les contenus de l’enseignement de l’architecture – notamment pour réhabiliter la figure de l’architecte intellectuel en opérant une ouverture des programmes d’enseignement aux sciences humaines et sociales – c’est plus largement le rôle social de l’architecte et de l’architecture qu’elle veut bouleverser.

Figure 1. Manifestation étudiante sur le campus universitaire de l’Esplanade, Strasbourg, 4 mai 1968

© Coll. particulière Françoise Laroche.

Figure 2. Défilé des élèves architectes de l’École régionale d’architecture de Strasbourg dans les rues de la ville, 31 mai 1968

© Coll. particulière Armand Peter.

Créée par ordonnance en 1806, l’École des beaux-arts de Paris [1] hérite de l’Académie d’architecture une certaine tradition de l’enseignement [2] : répondre à des concours – dits concours « d’émulation » – dont les sujets sont donnés par le professeur de théorie et dont les dessins produits – dits « compositions d’architecture » – sont réalisés sous la houlette d’un patron en atelier. Formant la grande majorité des architectes du pays aux XIXe et XXe siècles, elle occupe une position hégémonique et son aura dépasse les frontières de l’hexagone. Pourtant, une crise atteint peu à peu l’école, au moment même où s’opèrent d’importantes mutations de la société après la Seconde Guerre mondiale.

La section d’architecture de l’École nationale supérieure des beaux-arts (ENSBA) est en effet à bout de souffle bien avant la promulgation du décret du 6 décembre 1968, qui instaure une organisation provisoire de l’enseignement de l’architecture [3]. Celui-ci entérine la fin de longs débats en vue de réformer cet enseignement au sein de l’École et de ses succursales, les Écoles régionales d’architecture (ERA). En plus du concours d’admission, ce décret supprime le concours de Rome qui assurait le prestige de l’institution. Surtout, il ferme la section Architecture de l’ENSBA et met fin à la tutelle parisienne exercée sur les ERA, en fondant les Unités pédagogiques d’architecture (UPA). Autonomes, ces écoles réparties entre la région parisienne et la province [4] développent de nouvelles expérimentations pédagogiques.

Dans ses travaux sur la formation des architectes au cours des années 1960, le sociologue Jean-Louis Violeau souligne que pour être comprise dans sa complexité, la lecture de la réforme ne peut être réduite au seul mois de mai 1968, déconstruisant ainsi le « mythe » de Mai 68 (Violeau 2005). Les tentatives de réforme des années 1960 ont été explorées – le décret de février 1962 relatif à l’enseignement de l’architecture [5] préparé par André Malraux (1901-1976), ministre des Affaires culturelles, et la « petite réforme » de 1965 impulsée par Max Querrien, directeur de l’architecture (Rénier 1993) – mais les signes avant-coureurs depuis la Seconde Guerre mondiale sont moins étudiés. Le malaise qui s’accroît jusqu’en 1968 parcourt les grandes villes françaises [6]. Le crépuscule de la section d’architecture des beaux-arts mérite d’être réinterprété à partir de la montée progressive des contestations à l’encontre d’un enseignement jugé sclérosé depuis 1945 (Diener 2017) [7]. En outre, la réforme de 1968 trouve une dimension nouvelle en sortant du périmètre parisien et en révisant le rapport d’autorité et de dépendance qu’exerce la tutelle parisienne sur les établissements de province. Le cas de l’École régionale d’architecture de Strasbourg (ERAS) est évoqué tant il relève de particularismes dans cette quête d’autonomie.

Les signes avant-coureurs de l’éclatement de l’École des beaux-arts (1945-1962)

Contestations et consultations sur l’enseignement de l’architecture

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, l’organisation de l’enseignement de l’architecture à l’École des beaux-arts reste fidèle à celle héritée de l’Académie. Pilotée par Louis Hautecœur (1884-1973) et Paul Landowski (1875-1961), respectivement directeur général des Beaux-Arts et directeur de l’ENSBA, une double réforme notable est mise en place en 1940-1941 : celle de la profession, par la création de l’Ordre des architectes [8], et celle de la formation, par une révision du contenu des enseignements [9] préparant les élèves à répondre aux besoins contemporains dictés par la reconstruction des villes détruites par la guerre. Mais la paix retrouvée en 1945 met fin à cette brève expérience pédagogique [10] et marque un retour aux dispositions réglementaires de 1883, réaffirmant l’enseignement de la composition académique (Lucan 2010) au cœur du projet pédagogique de l’école [11]. Cet arrêté lance le coup d’envoi d’une série de contestations réitérées jusqu’en 1968. Peu de changements sont entrepris afin d’adapter la formation aux évolutions de la pratique professionnelle et de la réalité sociale. La menace pèse sur le cours de théorie de l’architecture, l’un des piliers de l’enseignement : il est critiqué pour son manque de rapport avec des questions d’actualité ; l’introduction timide d’enseignements nouveaux résulte d’initiatives individuelles [12] plutôt que de la tutelle. L’augmentation massive du nombre d’élèves [13] n’est pas suivie de mesures d’aménagement ni d’extension des locaux. L’ENSBA ne sait pas faire face au malaise qui s’installe en ses murs et la révision du statut des ERA, qui permettrait de décongestionner l’école parisienne, reste inenvisageable pour celle-ci, trop soucieuse de conserver son hégémonie.

Pendant ce temps, en province… la lente marche vers l’autonomie

Dès leur création en 1905, les Écoles régionales d’architecture sont dépendantes – administrativement et pédagogiquement – de l’école mère du quai Malaquais. Si les textes prévoient une « unité de programme, de méthodes et de jugement des concours et épreuves [14] », les élèves provinciaux ne bénéficient pourtant pas des mêmes avantages que leurs camarades parisiens. Ces derniers, soutenus par des enseignants virulents, parviennent durant l’entre-deux-guerres à imposer leurs revendications pour se protéger de ce qu’ils considèrent comme une concurrence provinciale. Ils obtiennent la mise en place de quotas pour limiter les transferts d’élèves des ERA vers la capitale [15], le privilège des récompenses en argent pour les concours de Fondations [16] et la délivrance exclusive du diplôme d’architecte par l’ENSBA [17]. Symboliquement, cette dernière marque sa supériorité sur les ERA en leur refusant le qualificatif de « supérieur [18] » – qualificatif dont elle est d’ailleurs dotée elle-même depuis 1914. C’est la réforme de 1941 qui offre aux ERA un goût d’indépendance. Située en zone occupée, l’ENSBA est en effet contrainte de repenser son organisation centralisée. Souhaitant éviter la possible émancipation des écoles, elle charge l’École régionale d’architecture de Lyon d’assumer le rôle « d’école mère » de la zone libre en endossant les mêmes missions que le quai Malaquais. Mais le règlement de 1945 réhabilite l’ENSBA dans ses fonctions, lui rend son autorité et creuse davantage le fossé entre Paris et la province. Les débats qui animent le quai Malaquais au cours des années 1950 semblent éloignés de ceux des provinciaux, qui continuent d’exiger des conditions respectables et équitables de traitement et de jugement.

Les premières réformes de l’enseignement de l’architecture (1962-1968)

Du décret « fantôme » de 1962 à la réforme de 1968

Le décret-cadre de 1962 projette alors de réviser le rapport entre Paris et la province en établissant dans certaines villes des Écoles nationales d’architecture [19], afin de désengorger l’école mère. Ce texte définit les grands contours d’une réforme de l’enseignement de l’architecture, mais n’en précise ni les contenus ni les modalités. Max Querrien, nommé directeur de l’architecture en mai 1963, décide de reprendre les réflexions. Si le décret n’est pas appliqué, il ouvre toutefois une période de six années teintées d’une agitation sans précédent, tant du côté des instances ministérielles, de la direction de l’École, du corps enseignant que des élèves. Parmi les modifications opérées, deux sont intéressantes à souligner en 1965 tant elles rompent avec le schéma classique de l’enseignement hérité de l’Académie : la suppression du cours de théorie face à la pression des élèves [20] ainsi que la création de trois groupes d’ateliers, A, B et C. Ces derniers, imaginés pour remédier à la pression démographique, mettent fin à la vision binaire des ateliers – intérieurs et extérieurs. Le groupe C, composé d’ateliers contestataires, s’installe au Grand Palais pour y développer une « réforme expérimentale ». Malgré ces tentatives, la fin de l’école est proche. À partir de 1966, les grèves se multiplient, la crise atteint les ateliers et provoque des scissions internes. L’association des élèves, nommée la Grande Masse, attachée à son école, « mais consciente du mal dont elle souffre [21] », dénonce le manque d’actualité des programmes (tant en sciences humaines et sociales que pour les enseignements techniques), la coupure des sujets des concours d’émulation vis-à-vis du contexte réel (l’absence de l’habitat, notamment social et collectif, dans le programme) et la vétusté de la méthode d’enseignement (la copie des modèles). Elle prône l’esprit critique et la prise en compte de la réalité sociale et économique (figure 3). Face à un marché du travail saturé (Violeau 2005), elle dénonce également la division sociale du travail dans la profession, les conditions de reproduction d’un système corporatif alimenté par le mandarinat et l’assortiment des privilèges, et contribue à créer une commission de dissolution de l’Ordre des architectes. Tandis que le mot d’ordre était alors « Pas de politique à l’atelier », en mai 1968, les élèves architectes s’engagent dans une « grève politique [22] », scellant une rupture générationnelle politique et intellectuelle déjà engagée depuis plusieurs années.

Figure 3. Croquis accompagnant des rapports signés de la Grande Masse, 1966

© Coll. particulière Alain Brocard.


Le cas particulier de l’École régionale d’architecture de Strasbourg

Dans la quête d’autonomie des ERA, l’École régionale d’architecture de Strasbourg (ERAS) fait figure d’exception en raison du statut particulier dont elle bénéficie depuis sa création en 1921 (Châtelet et Storne 2013). Imposée par l’État à la ville de Strasbourg, qui possédait déjà, depuis 1874, une section de formation à l’architecture au sein d’une école héritée des Allemands (Weber 2013), l’ERAS a vocation à « refranciser » la formation des architectes. Elle fonctionne à ce titre aux frais de l’État et non de la ville, comme c’est le cas pour les autres écoles régionales. Si peu de traces renseignent sur la réception des projets de réforme au cours des années 1940 et 1950, celles du remous provoqué par la perspective de réforme en 1962 sont plus nombreuses. Charles-Gustave Stoskopf (1907-2004), alors directeur de l’ERAS, craint que l’autonomie que l’on pourrait accorder à son école ne conduise à sa fermeture « face à la concurrence des écoles de Stuttgart et de Karlsruhe en Allemagne, mais aussi en face de l’ENIS [École nationale des ingénieurs de Strasbourg] » (Bolle 2017). Les élèves et la classe politique locale se mobilisent afin d’accueillir dans leur ville une École nationale d’architecture, prétextant la nécessité de maintenir une « école française au cœur de l’Europe [23] ». Finalement, face à l’incertitude, les deux écoles strasbourgeoises, après s’être ignorées durant 40 ans, imaginent une fusion en 1966, voire la refondation d’une « école nouvelle [24] » en 1968. Le décret du 6 décembre 1968 réformant l’enseignement de l’architecture met fin à ce projet en créant l’Unité pédagogique de Strasbourg et en laissant à l’ENIS son autonomie.

Mai 68, la fin d’un « système » beaux-arts ?

Le « moment mai 1968 » est donc précédé de plus de deux décennies de débats intenses en vue de faire évoluer l’enseignement et l’organisation du « système » beaux-arts (Van Zanten 1975). Celui-ci est mis à l’épreuve par une nouvelle génération qui cherche à s’en affranchir afin de bénéficier d’une formation en accord avec les besoins du temps présent, mais aussi ses propres idéaux. La montée progressive des contestations, suivie de nombreux débats au sein de comités sans cesse multipliés, dément l’idée communément admise d’une école en sommeil. Le débat a lieu, mais il n’ose remettre en cause les pratiques profondément ancrées et parmi elles, l’autorité qu’exerce l’école mère sur les antennes provinciales. Le décret de 1968 trouve une issue radicale à l’enseignement de l’architecture à l’ENSBA, puisqu’il supprime la section architecture ; il autonomise également les ERA, désormais nommées UPA. En raison de son statut, l’ERAS fait figure d’exception dans cette quête d’autonomie. Le décret de 1968, s’il en fait une UPA, laisse en place le schéma d’une ville et de deux écoles. Celles-ci assument toujours leur héritage respectif, tantôt celui de la culture technique allemande, tantôt celui d’une culture beaux-arts.

Au sein des UPA, les conséquences de Mai 68 se mesurent à l’évolution des programmes, qui intègrent désormais des enseignements ouvrant à la dimension sociale de l’architecture – avec des cours de sociologie et de géographie donnés par Henri Lefebvre (1901-1991) et Gabriel Rougerie (1918-2008) – ou encore des enseignements d’arts plastiques donnés par des figures pionnières dans leur art, tels Nicolas Schöffer (1912-1992) ou Joël Stein (1926-2012) pour l’art cinétique (figure 4). L’enseignement du dessin occupe toujours une place importante mais voit son caractère académique estompé : les schémas, perspectives et autres supports de représentations se substituent aux compositions classiques à la main et au dessin au fusain d’après modèle. Il est également talonné par l’apprentissage in situ, au contact de la matière, sur le chantier et dans la ville (figure 5). Ce n’est qu’en 2005, après un siècle d’existence, que les anciennes ERA, puis UPA, établissements de province nés du ventre de l’École des beaux-arts de Paris, se voient attribuer le qualificatif de « supérieur ».

Figure 4. Cours d’art plastique par Jacques Famery à l’École de Strasbourg (Palais du Rhin, 1972), à partir d’une théorie sensorielle de l’enseignement architectural

© Coll. particulière Bob Fleck.

Figure 5. Groupe d’étudiants durant l’exercice « Chantier », avec André Scobeltzine, rue des Poules à Strasbourg, vers 1970

© Coll. particulière Bob Fleck.

Bibliographie

  • Bolle, G. 2017. Charles-Gustave Stoskopf, architecte. Les Trente Glorieuses et la réinvention des traditions, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
  • Châtelet, A.-M. et Storne, F. (dir.), avec la collab. d’A. Diener et B. Fleck. 2013. Des Beaux-Arts à l’Université. Enseigner l’architecture à Strasbourg, Paris, Strasbourg : Recherches, École nationale supérieure de Strasbourg.
  • Diener, A. 2017, L’Enseignement de l’architecture à l’École des beaux-arts au XXe siècle. Une lecture des règlements et de la pédagogie (1863-1968), thèse en histoire de l’architecture, université de Strasbourg.
  • Lucan, J. 2010. Composition, non-composition. Architecture et théories, XIXe-XXe siècles, Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes.
  • Rénier, A. 1993. « La petite réforme de 1965 », in Propos sur l’enseignement de l’architecture : histoire, institutions, partenaires, Paris : Ministère de l’Équipement, des transports et du tourisme, direction de l’architecture et de l’urbanisme.
  • Union nationale des étudiants de France (UNEF), Association fédérative générale des étudiants de Strasbourg. 1966. De la misère en milieu étudiant, considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel et de quelques moyens pour y remédier, AFGES : Strasbourg.
  • Van Zanten, D. 1975. « Le système des beaux-arts. Beaux-Arts Architectural Composition », L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 182, p. 96-106.
  • Violeau, J.-L. 2005. Les Architectes et Mai 1968, Paris : Recherches.
  • Weber, C. 2013, « Une autre voie : l’École impériale technique de Strasbourg (1895) », in A.-M. Châtelet et F. Storne (dir.), Des Beaux-Arts à l’Université..., op. cit., p. 144-153.

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Pour citer cet article :

Amandine Diener, « Relire Mai 68 et l’enseignement de l’architecture. La longue gestation d’une crise », Métropolitiques, 5 juillet 2018. URL : https://metropolitiques.eu/Relire-Mai-68-et-l-enseignement-de-l-architecture-La-longue-gestation-d-une.html

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