Le clivage entre propriétaires et locataires constitue l’une des oppositions structurantes des représentations ordinaires du monde social. Il transparaît à ce titre dans la plupart des travaux d’histoire et de sociologie consacrés à la ville, ainsi que dans les débats entourant le marché et les politiques du logement. Il manquait toutefois un ouvrage de synthèse historique spécifiquement consacré à ce rapport à la fois économique, juridique et social que constitue le rapport locatif. C’est ce manque que vient combler le livre passionnant de Danièle Voldman, dont le titre sonne comme un hommage à l’ouvrage classique de Roger-Henri Guerrand retraçant la naissance du logement social (Guerrand 1987).
Une histoire des relations entre propriétaires et locataires
Dressant une histoire des relations entre locataires et propriétaires depuis la Révolution française, l’ouvrage s’appuie à la fois sur une lecture minutieuse des travaux d’histoire sociale et urbaine, et sur l’exploitation d’un volume impressionnant de sources de première main que l’on imagine collectées tout au long du parcours de recherche de l’auteure : textes de lois, décrets, ordonnances ; archives de la justice de paix de différentes circonscriptions (Paris, Pantin, Tarbes, etc.) ; publications des principales organisations de propriétaires et de locataires ; procès-verbaux des conseils d’administration d’importants offices de logements sociaux (comme l’Office d’habitations à bon marché du département de la Seine ou l’Office d’habitations à loyer modéré de Paris) ; archives privées de grands propriétaires immobiliers (comme Ledru-Rollin) et mémoires d’éminents acteurs ou chroniqueurs des époques étudiées (comme Le Tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier ou les Mémoires du Baron Haussmann) ; demandes de secours adressées aux œuvres philanthropiques et aux bureaux de bienfaisance ; ou encore archives de police, préfectorales et parlementaires. La diversité des sources permet ainsi d’étendre l’analyse à une variété de contextes géographiques et urbains (Paris et sa banlieue, mais également Angers, Arras, Châtellerault, Grenoble, Lyon, Marseille, Metz, Mourenx, Mulhouse, Nantes, Tarbes, etc.) et d’honorer le pari annoncé par le sous-titre de l’ouvrage (« Une histoire française »).
Elle offre surtout une pluralité de points de vue sur les rapports de location, depuis la définition des grandes orientations législatives et les mobilisations collectives des groupements de propriétaires et des syndicats de locataires, jusqu’à la jurisprudence arbitrant les litiges privés portés devant les tribunaux (arriérés de loyer, congé du propriétaire, etc.) ou aux productions culturelles qui les mettent en scène (vaudevilles, chansonniers anarchistes, caricatures de Daumier, etc.). L’ouvrage réinscrit ainsi les rapports locatifs dans les grands cycles économiques et les bouleversements socio-politiques ayant marqué l’histoire contemporaine des villes françaises, tout en offrant un point de vue original et incarné sur ces derniers.
Le giron de l’État
Parmi les nombreux événements et thèmes analysés dans le livre – qu’il est ici impossible de résumer –, un mouvement traverse l’histoire retracée par l’auteure : celui de la construction d’un statut de locataire. Dans le cadre du marché capitaliste du logement et de la « misère domiciliaire » des classes populaires que celui-ci tend structurellement à produire (cherté des loyers, expulsion, insalubrité, surpeuplement, etc.) (Topalov 1987), ce statut réglemente et assortit progressivement la condition locative d’un ensemble d’obligations contractuelles, mais aussi de garanties juridiques et de droits sociaux (réglementation des baux, maintien dans les lieux, allocations, etc.).
La construction de ce statut rappelle tout d’abord à quel point la relation entre propriétaires et locataires ne constitue pas une relation binaire mais triangulaire, dans laquelle n’a cessé de s’immiscer l’État. À la suite de la Révolution française et de l’adoption du Code civil de 1804 (ce « marbre napoléonien » dont parle l’auteure), la puissance publique consacre durant la première moitié du XIXe siècle la primauté quasi incontestée du droit de propriété et des rentiers, sur lesquels repose, par ailleurs, tout l’édifice politique dans le cadre du suffrage censitaire.
L’institution d’un statut de locataire s’inscrit dès lors dans le contexte d’une intervention croissante de l’État dans le domaine du logement, d’une triple manière. Celui-ci intervient tout d’abord au titre de garant hygiéniste de la « salubrité publique » (loi de 1807 relative au dessèchement des marais, loi Melun d’avril 1850 sur l’assainissement des logements insalubres, loi de santé publique de 1902), puis au titre d’aménageur à travers le soutien apporté au développement du chemin de fer (loi de 1833 facilitant l’expropriation pour cause d’utilité publique) ou les grands travaux de rénovation urbaine impulsés par le préfet Haussmann entre 1853 et 1870. Ces différentes dispositions, qui n’ont pas forcément le logement pour préoccupation première, mais qui relèvent toutes de mesures d’expropriation pour cause d’utilité publique, sont à l’origine d’une multiplication des litiges locatifs et des procédures d’indemnisation (à destination principalement des propriétaires), qui obligent législateurs et magistrats à préciser, à réglementer, et parfois à subvertir les contours et les termes des rapports entre propriétaires et locataires.
La fin du XIXe siècle voit enfin l’État « sortir le logement de la sphère privée » d’une troisième manière, au titre de bailleur et de promoteur d’une offre de logement public : le logement social (avec les lois Siegfried de 1894, Strauss de 1906 et Bonnevay de 1912). Les « habitations à bon marché » étendent par la même occasion une forme inédite de relations entre propriétaires et locataires, née avec le paternalisme patronal. À la différence des immeubles de rapport propres au système du rentier, les rapports locatifs dans le cadre du logement social ne se réduisent plus à une pure transaction monétaire, mais prennent la forme d’une relation d’encadrement institutionnel, animée par un projet de réforme morale de la classe ouvrière.
Unification et résidualisation du statut de locataire
L’intervention de l’État est également solidaire d’un mouvement d’unification progressive du statut de locataire. L’ouvrage rappelle de ce point de vue l’hétérogénéité matérielle et juridique que recouvre la condition locative tout au long du XIXe siècle, à une époque où la propriété rentière mais aussi la propriété d’occupation concernent une part minoritaire de la population urbaine (y compris au sein de la bourgeoisie). Dans ce contexte de location généralisée, les différences de positions sociales s’expriment à travers le montant du loyer, qui fonctionne dès lors comme « un puissant marqueur social » (Magri 1996, p. 398). La plupart des textes de loi modulent ainsi leurs dispositions en fonction de seuils de loyer, dont dépendent plusieurs éléments fondamentaux : l’existence d’un contrat de bail (établi devant notaire et réservé aux loyers les plus élevés) à laquelle s’oppose la simple permission orale ou écrite d’emménager du propriétaire ou de son intermédiaire (comme le « principal locataire ») ; la périodicité du règlement du loyer (trimestrielle ou mensuelle) ; l’instance judiciaire en charge des litiges (les tribunaux de première instance étant réservés aux loyers les plus élevés, les ménages les plus modestes devant se contenter de l’audience mensuelle du juge de paix) ; mais également une partie de la fiscalité sur le revenu (à travers la « contribution personnelle et mobilière » assise sur le montant du loyer). Cette hétérogénéité de la condition et des relations locatives explique en partie les difficultés longtemps éprouvées par les organisations ouvrières pour faire du logement le terrain d’une lutte entre deux classes de « propriétaires » et de « locataires », analogue à celle qui structure les rapports de production et les conflits du travail.
L’unification partielle de la législation est ainsi solidaire d’un processus de résidualisation du statut de locataire, résultant à partir du début du XXe siècle du développement de la propriété d’occupation bourgeoise puis populaire (favorisée par la loi Ribot de 1908, la loi de 1928 réglementant la copropriété, ou la réforme Barre de 1977) et de la forme pavillonnaire (dont le rythme de construction dépasse celui de l’habitat collectif en 1976). Ces mutations font progressivement de la location l’envers négatif ou résiduel de la nouvelle norme d’accession à la propriété structurant les trajectoires résidentielles – le nombre de ménages propriétaires devenant majoritaire en 1982.
Une histoire marquée par les guerres et les crises
À côté de ces tendances structurelles (émergence de l’État social, diversification des formes urbaines et des statuts d’occupation, etc.), la réglementation des relations locatives résulte plus directement d’une succession de conjonctures de crise sociale et politique, comme les deux « crises de cherté » que connaissent les loyers parisiens en 1881‑1884 et 1910‑1911 ou les périodes de conflits armés. L’adoption d’un moratoire sur le versement des loyers, promulguée pour la première fois en pleine guerre de 1870 par la nouvelle République et reprise par la Commune de Paris ou lors de la mobilisation générale de l’été 1914, apparaît de ce point de vue comme l’emblème de cette intervention à la fois radicale, conjoncturelle et controversée de l’État en matière locative. L’importance de ces conjonctures de crise justifie la périodisation retenue par l’ouvrage, qui suit les grandes ruptures de l’histoire politique.
L’entre-deux-guerres constitue à ce titre la période la plus décisive dans l’émergence d’un statut de locataire, qui se cristallise alors sous l’effet de trois phénomènes : l’adoption d’une politique de blocage des loyers qui, après le moratoire d’août 1914 et la loi du 9 mars 1918, est prolongée sous diverses formes jusqu’en 1948 par près d’une quarantaine de lois et de décrets ; la mise en place d’une réglementation des baux d’habitation, assurant aux individus la « prorogation de jouissance » de leur logement et une plus grande protection en matière de maintien dans les lieux ; et enfin la structuration à la fois durable et nationale d’un mouvement de locataires, incarné par la Confédération nationale du logement (fondée en 1916 et liée par la suite au Parti communiste) et l’implantation de ses « amicales » dans le cadre des cités d’habitat social (les cités-jardins des années 1930, puis les grands ensembles construits à partir des années 1950).
Si l’analyse se fait moins détaillée pour la période postérieure aux années 1970 (la loi Quilliot de 1982 instaurant le « droit au logement » ou la loi Mermaz de 1989 ne font pas l’objet d’un commentaire aussi précis que les dispositions précédentes), l’ouvrage de Danièle Voldman offre, en définitive, une salutaire remise en perspective des enjeux et des controverses entourant les politiques de la ville et du logement contemporaines, comme l’encadrement des loyers, la pénurie de logements abordables et la multiplication des situations de mal-logement qu’elle implique, la rénovation urbaine, ou encore le recours au droit de réquisition.
Bibliographie
- Guerrand, Roger-Henri. 1987. Propriétaires et locataires : les origines du logement social en France (1850‑1914), Paris : Quinette.
- Magri, Susanna. 1996. « Les propriétaires, les locataires, la loi. Jalons pour une analyse sociologique des rapports de location, Paris 1850-1920 », Revue française de sociologie, vol. 37, n° 3, p. 397‑418.
- Topalov, Christian. 1987. Le Logement en France. Histoire d’une marchandise impossible, Paris : Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.