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Quatre femmes dans la cité : éprouver Paris en 1832

En associant la connaissance des archives et l’imagination littéraire, l’historien Thomas Bouchet fait vivre et ressentir le Paris de 1832 à travers les voix de quatre personnages féminins. Son écriture singulière restitue avec finesse les émotions de cette année particulière de l’histoire de la ville, du point de vue de ses habitantes.
Recensé : Thomas Bouchet, De colère et d’ennui. Paris, chronique de 1832, Paris, Anamosa, 2018, 192 p.

Comment rendre compte des expériences sensibles de la ville ? Bien avant l’émergence des sciences sociales, dès la fin du XVIIIe siècle, les poètes et les romanciers avaient su transcrire certaines des sensations, des émotions et des scènes de la vie urbaine. L’historien Thomas Bouchet, spécialiste du XIXe siècle, s’en inspire en partie dans De colère et d’ennui, pour développer une écriture originale à plusieurs voix, constituant une archive imaginaire. L’ouvrage juxtapose en montage alterné les monologues de quatre « femmes dans la cité [1] » : Adélaïde, Émilie, Louise et Lucie. Ces Parisiennes, de classes sociales et de milieux culturels disparates, vivent des expériences très hétérogènes, si éloignées les unes des autres qu’elles n’emploient pas le même vocabulaire, bien que leurs existences (fictives) soient toutes vraisemblables.

Le livre nous donne accès à la vie sociale de la capitale à travers l’épaisseur vécue des rythmes du quotidien. Aux antipodes d’une histoire événementielle, mais en prenant appui sur sa profonde connaissance du contexte de l’époque, l’auteur adopte à tour de rôle les perspectives subjectives de ses quatre personnages féminins. Son écriture attentive aux sensations et aux émotions, selon une série de procédés d’emboîtements et de juxtapositions, permet de reconstituer des parcours individuels et collectifs. S’émancipant des codes académiques, l’ouvrage n’est donc ni un essai, ni un récit : sa forme hybride et spontanée imite le document d’archive tout en recourant à la fiction. La lecture s’apparente alors à une écoute, comme si l’on prenait sur le vif une série de conversations privées, voire intérieures.

Quatre voix de femmes dans le Paris de la monarchie de Juillet

Ces voix nous transportent dans le quotidien troublé du Paris de la monarchie de Juillet. La ville est en proie à l’agitation sociale et à l’incertitude politique, en pleine épidémie de choléra. Dans ce contexte menaçant où persiste le souvenir de la période révolutionnaire, de nombreuses émotions saisissent et traversent les personnages : la colère ou l’ennui mais aussi le doute, la peur, la résolution, la passion, le désir, la joie, la tristesse, la jouissance, la douleur, la sensualité, l’indifférence, la répugnance. Sans être nommés avec précision, les principaux objets de ces émotions sont l’enfermement, la souffrance, la maladie et la mort. Afin de transcrire leurs sensibilités et leurs points de vue, le premier travail de l’auteur porte sur la langue : ni principe d’harmonie, ni chorale dans cet entremêlement de souffles ; plutôt une composition heurtée aux rythmes inégaux, un mélange des genres délibéré fondé sur le style direct et l’énonciation en première personne. Une tonalité propre distingue ainsi la voix de chaque personnage, aussi bien que le ferait un portrait de sa physionomie. L’oralité vive et spontanée succède à l’affectation romantique ; la rêverie, à la froide détermination. L’énergie d’un procès-verbal d’interrogatoire alterne avec le délire mystique, transi de sensualité. Au pathétique troublé des visions de la jeune Lucie, répond la détermination politique des argumentations d’Émilie en faveur de « l’émancipation de la chair » (p. 99) des femmes ; tandis que le ton détaché et bourgeois de la correspondance d’Adélaïde, qu’elle qualifie elle-même de « triste chronique » (p. 100), contraste avec les réponses lapidaires que Louise, accusée d’avoir participé à l’insurrection de juin, renvoie au visage de ses interrogateurs masculins. Un bref épilogue clôt la chronique, elliptique et allusif ; il accentue ce contraste en adoptant des tons distincts pour narrer leurs morts respectives.

Si l’auteur ne donne aucun élément d’explication quant au choix de voix féminines, bien des raisons pourraient le motiver – à commencer par la relative sous-représentation des femmes dans les récits, historiques ou littéraires, de la période concernée. Au cours des deux derniers siècles, qui ont vu s’affirmer les sciences humaines et le roman, la parole des femmes aura été (trop) rarement donnée à entendre, comme l’ont montré les nombreux travaux consacrés au sujet depuis une vingtaine d’années (Fraisse 1998, Perrot 1998).

Toute ressemblance avec des personnes ayant existé n’aurait rien de fortuit

Aucun de leurs noms ne figure dans les archives de l’état-civil parisien, mais la plupart des paroles émues de ces quatre femmes font écho à de vrais documents : les traces incomplètes de vies bien réelles dont nul ne pourra jamais, faute de sources suffisantes, écrire les biographies ordinaires. Comme le précise l’auteur dans l’avant-propos, ces parcours sont « imaginable[s] » (p. 26), comme le sont les lieux et les scènes décrits. Il s’agit donc moins d’un recours à la fiction qu’un appel à l’imagination, nourri d’une attention constante à la vraisemblance historique. Le texte est fondé sur des sources disponibles, mais lacunaires et d’une accessibilité toute relative, pour qui n’est pas historien de métier.

« Toute ressemblance avec des personnes, des émotions ou des paysages ayant existé n’aurait rien de fortuit », énonce avec humour l’avertissement de l’éditeur (p. 23). Brouillant les partages établis entre fiction et enquête historique, Thomas Bouchet développe une écriture d’invention fluide qui fait entendre ses personnages selon une multitude de registres. Chaque séquence de quelques pages, localisée et datée avec précision, oscille entre cris et chuchotements : harangue en public, échange mondain, monologue intérieur, discussion de café, confidence, interrogatoire serré, murmures presque inaudibles. Grâce à cette diversité stylistique, le lecteur peut accéder à « des émotions » ou « des paysages » hétérogènes et fragmentés, c’est-à-dire des expériences situées plutôt que des vérités générales ; de l’histoire, donc, plutôt que de la psychologie. Les événements cités, à commencer par l’épidémie de choléra – qui tua 20 000 Parisiens cette année-là – et les violentes journées d’insurrection des 5 et 6 juin (plus de 160 morts, des centaines de blessés), relèvent du fait historique. Et tout un contexte social et culturel affleure dans le choix des mots, des tournures, des images et des associations d’idées. Les propos d’Adélaïde et de Lucie, notamment, font écho au regard scientifique porté sur le corps au XIXe siècle : l’émergence de la psychologie expérimentale et de la physiologie nerveuse laissait entrevoir la possibilité d’observer les « états internes », « l’intime », à la manière dont on scrutait les organes visibles pour y déceler la maladie, voire un mal chronique (Vigarello 2014).

Le style retenu reste celui d’une énonciation interne, focalisée sur l’expression sensible de chacune des quatre femmes. Cette recherche d’expressivité nous fait éprouver avec les personnages certains aspects prégnants du Paris de 1832. La variété et la concision des textes, le contenu ordinaire et concret des propos, contribuent à renforcer cet effet de réel. L’auteur est informé par une fine connaissance des sources (fonds d’archives, presse, correspondances, journaux) et des travaux d’histoire. Mais il est aussi nourri par la fiction littéraire, à commencer par les feuilletons, nouvelles et romans de l’époque – dont le plus célèbre, Le Rouge et le Noir, paru à la fin de 1830, porta d’abord le sous-titre « Chronique du XIXe siècle ». Bouchet indique encore sa dette à l’égard d’œuvres de fiction ultérieures. Hugo a consacré un tome entier des Misérables au « tableau d’histoire [2] » de l’insurrection de 1832. Cette riche description épique, méthodique et documentée, innovait par son approche délibérément fragmentaire et sa force d’expression, au point que ce « collage » littéraire a transformé la réception de l’événement [3]. De manière moins attendue, l’auteur cite aussi Virginia Woolf, qui a contribué de manière décisive à l’émancipation de voix et de points de vue féminins qui ne se définissent plus par référence à la domination masculine ; mais aussi à une écriture attentive aux signaux sensibles du milieu urbain et aux sensations citadines.

Éprouver la ville de l’intérieur ? Une reconstitution partielle

Histoire des sens et des sensibilités, histoire du corps, des émotions ou des ambiances : de nombreux travaux [4] ont contribué à délimiter le champ d’une histoire sensible, enrichie par les apports de l’anthropologie sociale et culturelle ou de l’histoire de la médecine, mais aussi par les avancées de l’histoire des femmes et des études de genre (Riot-Sarcey 2016). De colère et d’ennui suggère des recoupements entre ces domaines en ouvrant le dialogue avec l’écriture littéraire, sans se confondre avec une démarche de romancier. L’une de ses originalités est de laisser parler d’un bout à l’autre, sans médiation, la subjectivité fictive des personnages.

La ville les affecte par ses odeurs (les aliments, les ordures) et ses bruits (l’émeute, l’insurrection) ; ses contacts indésirables et ses rumeurs affolantes ; mais aussi sa violence sociale et politique (la répression, l’enfermement, l’oppression des femmes). Davantage que de leurs états d’âme, ces voix féminines font part d’épreuves corporelles et relaient des inquiétudes collectives, en particulier face à la progression de l’épidémie, mais aussi à l’oppression sociale. Sans fournir d’explications, leurs paroles incarnées rapportent des situations anodines, des tracas ordinaires et des troubles sensoriels qu’elles pourraient partager avec les femmes et les hommes dont les archives ont conservé la trace. Mais l’auteur s’éloigne de toute tentation de pastiche. Comme dans la vie quotidienne, idées, arguments et sentiments restent à l’arrière-plan ; les introspections d’Adélaïde, les argumentations d’Émilie ou les « réponses courtes » de Louise (p. 129) sont surtout descriptives et concises.

L’ouvrage privilégie donc les émotions des personnages, sans analyse ni commentaire ; ce choix l’éloigne d’une étude académique. Mais son refus de la narration et de l’action le distingue, à l’inverse, d’une démarche romanesque. La composition, qui fait alterner les voix, évoque une écriture de cinéma ou de série télévisuelle. Mais en dépit des apparences, c’est-à-dire de nos habitudes de lecteurs ou de spectateurs, les quatre femmes ne participent à aucune intrigue d’ensemble et ne sont le sujet d’aucun drame : on ne suit pas leurs faits et gestes comme dans un récit qui les mettrait en scène [5]. Adélaïde, Émilie, Louise et Lucie ne se rencontreront pas. Leurs voix restent isolées, témoignant de fragments d’expériences, non de biographies cohérentes. On n’apprend presque rien de leurs attachements et de leurs appartenances, ni des circonstances précises qui les conduisent, en tenant leurs rôles sociaux, à s’exprimer comme elles le font. Ce n’est que de manière indirecte que l’on peut, recomposant les échanges auxquelles elles participent, reconstituer en imagination une partie de la toile de fond commune où elles auraient pu coexister.

Cet arrière-plan bien réel est celui de la ville de Paris. Il apparaît dans l’iconographie suggestive placée en début et en fin d’ouvrage. L’éditeur a apporté un grand soin à la composition graphique du volume : les deux cahiers iconographiques associent un plan de Paris de l’époque, illustré de vues de monuments (par Aristide-Michel Perrot) à des pages manuscrites de texte et de dessins à la plume (par Victor Considerant), ainsi qu’à une vue du Jardin des Plantes. De part et d’autre, deux plans sont reproduits en couleurs au verso de la couverture et sur les rabats. Le premier dépeint avec minutie le Jardin des Plantes où Adélaïde, épouse d’un naturaliste, vit recluse. Le second, un plan d’ensemble, situe chaque personnage dans son contexte d’action grâce à des taches de couleur placées à différents endroits de Paris. Leurs propos sont ainsi ancrés dans des lieux par le recours aux images. Cette spatialisation apporte un complément essentiel à la publication en superposant littéralement les parcours des quatre personnages de fiction à des documents d’archive.

Une chronique sensible, entre histoire et vraisemblance

Le terme « chronique » désignait au Moyen Âge un genre d’écriture : le recueil de faits historiques. Moins codifiée que le travail des historiens, cette forme relève d’un récit organisé par les intentions d’un auteur, ce qui l’éloigne du simple document d’archive. Son sens s’est élargi au cours des siècles, oscillant entre de multiples formats, tels que le témoignage attentif aux événements politiques, la narration du quotidien, le journal intime, la réflexion moraliste, voire la notation ethnographique. Au début du XIXe siècle, la chronique est apparue dans la presse : littéraire, musicale, théâtrale, scientifique ou politique, c’est une description brève, incisive et souvent critique de l’actualité d’un domaine. Étendue à la radio, à la télévision puis aux réseaux numériques, elle peut raconter périodiquement la vie d’une personne, d’une famille, d’un quartier. Ou encore chercher à saisir l’esprit d’une époque, c’est-à-dire les idées, les attentes, les représentations des membres d’une société – comme dans le film Chronique d’un été [6], qui enquêtait auprès des Parisiens. Employé comme adjectif, le mot relève enfin du vocabulaire médical où il indique la persistance d’un symptôme – d’une maladie dite chronique. Il peut donc suggérer un diagnostic par l’exercice d’un regard clinique qui cherchait encore, en ce début du XIXe siècle, à affirmer sa légitimité scientifique (Foucault 1963). De colère et d’ennui. Paris, chronique de 1832, joue de cette polysémie qui articule étroitement l’observation des corps, les expériences singulières et les épreuves collectives.

Projetée sur une toile de fond historique très documentée, cette fausse chronique se consacre avant tout à l’expression d’émotions et de sensations corporelles ancrées dans des situations et des itinéraires inventés, mais vraisemblables. Ces procédés sollicitent l’imagination des lecteurs ; tandis que les souvenirs, les espoirs ou les craintes qu’expriment les personnages participent à une sorte de reconstitution, au sens policier, des événements de 1832. Par ce double mouvement, le livre propose une vision originale et inédite du Paris de cette année si singulière, qui intéressera autant les historiens et les chercheurs en sciences sociales qu’un plus large public, curieux de l’histoire de la ville et de ses habitant(e)s.

Bibliographie

  • Foucault, M. 1963. Naissance de la clinique, Paris : PUF.
  • Fraisse, G. 1998. Les Femmes et leur histoire, Paris : Gallimard.
  • Perrot, M. 1998. Les Femmes ou les silences de l’histoire, Paris : Flammarion.
  • Riot-Sarcey, M. 2016. Le Genre en questions. Pouvoir, politique, écriture de l’histoire, Paris : Créaphis.
  • Vigarello, G. 2014. Le Sentiment de soi. Histoire de la perception du corps, XVIe-XXe siècle, Paris : Éditions du Seuil.

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Pour citer cet article :

Olivier Gaudin, « Quatre femmes dans la cité : éprouver Paris en 1832 », Métropolitiques, 24 janvier 2019. URL : https://metropolitiques.eu/Quatre-femmes-dans-la-cite-eprouver-Paris-en-1832.html

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