Alors que les groupes d’intérêt constituent un axe privilégié des études européennes [1], leur analyse au niveau des territoires est beaucoup plus rare, notamment dans la littérature française. Cet ouvrage et ses quinze auteurs, principalement des politistes, s’efforcent justement de combler ce manque. Structuré en quatre parties, ce travail collectif replace, tout d’abord, l’étude des groupes d’intérêt dans la perspective des principaux courants d’analyse du pouvoir territorial. Sa seconde partie est consacrée à la construction des groupes et des intérêts à défendre ; la troisième traite, quant à elle, de l’accès des représentants de ces groupes au pouvoir politique. Enfin, la dernière séquence porte sur l’intégration dans l’action publique des demandes de ces groupements.
La portée de ce livre est importante, car il permet de montrer que les groupes d’intérêt et les représentants des pouvoirs publics locaux ne forment pas des entités systématiquement opposées. Leurs relations sont beaucoup plus complexes. Elles se caractérisent rarement par des mobilisations ou des rapports de force frontaux, même si ces modes d’action existent, comme le souligne Lorenzo Barrault-Stella dans son analyse sur des collectifs de parents d’élèves. Plus que des mobilisations bruyantes et publicisées, la plupart des cas étudiés montrent des groupes d’intérêt déployant des stratégies feutrées de pénétration des pouvoirs publics. Soit en s’appuyant sur certains élus et en cherchant des soutiens auprès des services techniques des collectivités, comme le montre Héloïse Nez dans son étude sur la mobilisation d’un collectif de citoyens à Belleville, soit en s’imposant comme les principaux experts d’une question, comme l’analyse Sébastien Gardon, à partir de l’étude de l’action de l’Automobile Club à Lyon dans la première partie du XXe siècle. Souvent, l’intérêt à défendre croise d’autres intérêts locaux, à l’instar des activités halieutiques du bassin de Thau (Hérault) traité par Sylvain Barone.
Rompre avec une vision instrumentale du lobbying
Aussi et au-delà des spécificités et des singularités des cas et situations analysées, cette publication dirigée par Stéphane Cadiou, enseignant-chercheur à l’université de Saint‑Étienne et membre du laboratoire Triangle (CNRS), cherche avant tout à éclairer « les processus de gouvernance des territoires » (p. 17). Suivant cette perspective, les groupes d’intérêt, c’est-à-dire des groupements d’acteurs organisés qui ne cherchent pas à conquérir le pouvoir mais à l’orienter, apparaissent rarement à l’analyse – comme on aurait pu spontanément le penser – comme des groupes constitués de lobbyistes aguerris susceptibles d’imposer les points de vue de leurs mandants à des élus démunis, soumis ou intéressés. En rupture avec cette image caricaturale, l’ouvrage, en multipliant les sujets d’observation (groupes patronaux, promoteurs immobiliers ou de pratiques de loisir, collectifs d’habitants, association d’élus…), laisse à voir des groupements plutôt mal organisés, qui interviennent de manière modérée et, surtout, qui cherchent à s’ajuster aux contraintes des institutions politiques présentes sur le territoire. En ce sens, Julie Pollard, prenant l’exemple de l’action des promoteurs immobiliers dans deux communes franciliennes, montre bien comment, selon les situations locales, ces entrepreneurs s’adaptent aux règles propres à chaque localité (favoriser les logements sociaux dans l’une, souci du style architectural dans l’autre) afin de se « placer en position de partenaire de confiance capable de mener à bien les projets et d’être réactif par rapport aux demandes formulées par les élus locaux » (p. 82).
Aussi, et c’est certainement le principal enseignement du livre, rappelé en conclusion : « Les groupes d’intérêt apparaissent tout autant – sinon plus – structurés par les politiques territoriales qu’ils ne parviennent à les orienter » (p. 262). Plus précisément, il convient pour les auteurs, en s’appuyant sur un travail empirique très fin qui mobilise le plus souvent une démarche socio-historique, de montrer que, selon les configurations locales mais aussi la nature des intérêts à défendre, les relations entre ces groupes et les représentants du pouvoir territorial prennent des formes multiples.
En nous invitant à penser les relations entre les groupes d’intérêt et les pouvoirs publics sous la forme de jeux d’interdépendances complexes, qui prennent sens replacés dans des situations locales contextualisées et temporellement situées, l’ouvrage souhaite rompre avec une vision instrumentale du lobbying selon laquelle « soit les groupes d’intérêt guideraient les choix des pouvoirs publics (logique de l’influence), soit ils seraient utilisés par les responsables politiques (logique de la manipulation) » (p. 11). Dès lors, le travail politique de régulation des sociétés locales prend d’autres formes que celle que peut évoquer une lecture trop rapide du titre du livre. Gouverner sous pression est en effet suivi d’un point d’interrogation qui suggère aux lecteurs toutes les nuances que souhaitent apporter les auteurs aux visions trop sommaires associées aux rapports qu’entretiennent les groupes d’intérêt et le pouvoir politico-administratif local.
Démocratie et groupes d’intérêts
Ce travail collectif, malgré la richesse des terrains étudiés et la qualité des analyses produites, pourrait finalement apparaître comme une simple succession de cas, le risque du « catalogue » guettant les ouvrages de ce type. Il est ici écarté et maîtrisé, dans la mesure où chaque partie est agrémentée d’une introduction claire et précise qui en fixe la problématique. Par exemple, la partie 2 de l’ouvrage qui traite de regroupements d’employeurs en milieu rural (Baptiste Giraud), de l’Union des industries chimiques en Rhône-Alpes (Cécile Ferrieux), ou encore du rôle des acteurs économiques dans la production des politiques de compétitivité, également en Rhône-Alpes (Deborah Galimberti), a pour principal objectif de montrer, à rebours de la thèse selon laquelle les milieux économiques seraient dominants lorsqu’il s’agit de définir des politiques qui touchent leurs intérêts, que cela « ne va pas de soi » (p. 86) car ces groupement sont relativement contraints par la différenciation des structures territoriales qui ont en charge ce domaine de l’action publique.
Enfin, il convient de souligner que l’introduction, à laquelle peuvent être associés les deux premiers chapitres de l’ouvrage – soit environ un quart du livre –, permet, avec une présentation critique très serrée et didactique de la littérature relative à la sociologie des groupes d’intérêt, de mieux situer les apports de l’ouvrage dans le champ des études qui portent sur les relations horizontales au sein des sociétés locales [2]. Si ces approches localisées permettent de rendre compte finement des jeux de pouvoir qui structurent et organisent l’action publique territoriale, en revanche, comme le note Stéphane Cadiou en conclusion, elles invitent « à la prudence quant à l’usage des grands modèles d’analyses entre pouvoirs publics et groupes d’intérêt » (p. 272). Ce type d’approche rend délicat toute forme de montée en généralité qui pourrait donner lieu à la construction d’un modèle d’interprétation unique et transposable. Elle soulève néanmoins une question cruciale qui renvoie à l’opacité des démocraties locales, dans la mesure où l’analyse des groupes d’intérêt met surtout à jour « le cloisonnement qui existe dans les relations entretenues entre pouvoirs publics et société » (p. 273).
Assurément, tant par son originalité, ses apports pédagogiques que ses focales sur des terrains variés et des formes de mobilisation différenciées, ce récent ouvrage contribue à éclairer l’action politique et publique locale sous un angle jusqu’ici peu traité et peu visible, en se tenant à l’écart des approches surplombantes et imprécises. Au contraire, cet ouvrage collectif rend compte de toute la complexité de la réalité territoriale.